N°42 | Guerre et cinéma

Philippe Rousselot

Forces spéciales dans les salles obscures

« Il s’agit d’une guerre d’un autre genre. Ancienne dans ses origines, elle est nouvelle dans son intensité. C’est une guerre de guérilleros, de subversifs, d’insurgés, d’assassins ; une guerre d’embuscade plus que de combat ; d’infiltration plus que d’agression ; on y cherche la victoire en diminuant et en épuisant l’ennemi plutôt qu’en l’affrontant. […] Elle se nourrit d’insécurité économique et de troubles ethniques. Cette guerre nécessite, là où nous devons la contrer, une toute nouvelle stratégie, un tout nouveau genre de forces et, en conséquence, un tout nouveau genre de formation militaire »

J.F. Kennedy (Special Message to Congress on Urgent National Needs, 6 juin 1962)

Les forces d’opérations spéciales sont entrées au panthéon du cinéma depuis de nombreuses années. Les dernières productions les montrent sous un jour banalisé. Qu’elles soient au centre du scénario ou qu’elles en agrémentent quelques scènes d’action, elles répondent à une attente du public qui les « reconnaît » sans peine dans leur spécificité. Pour les scénaristes, elles représentent la figure centrale de la guerre moderne, et un profil idéal de l’héroïsme et de l’excellence.

Pour parvenir à cette rencontre entre une spécialité militaire et le cinéma, un long parcours a été nécessaire. Cette brève étude montre comment le cinéma a toujours su coller à la réalité des forces spéciales tout en travaillant à la création d’un mythe cinématographique. La contribution française en la matière est minoritaire. François Truffaut l’avait noté déjà : « Les films de guerre sont une spécialité hollywoodienne1.» Si les cinéastes nationaux sont peu nombreux, le public français a toujours été fidèle au cinéma de guerre américain. Grâce à lui, il s’est forgé une image extérieure des opérations spéciales. Il est révélateur que lorsqu’une récente campagne médiatique a voulu présenter au public la nature et les missions du Commando Hubert, il a été qualifié de Navy Seals français. Une comparaison qui doit l’essentiel de son efficacité au cinéma.

  • Le temps du Vietnam

La présence, puis l’omniprésence des forces d’opérations spéciales au cinéma s’est imposée progressivement, en trois étapes : la guerre du Vietnam, la libération des otages américains en Iran en 1980 et, enfin, le 11 septembre 2001.

Les forces spéciales modernes sont nées discrètement aux États-Unis en 1952, sous la forme des Green Berets ou Special Forces2. À contre-courant de la doctrine militaire du moment, ces Special Forces, créées par une poignée de vétérans des services spéciaux de la Seconde Guerre mondiale, se destinent à mener une guerre derrière les lignes ennemies, soit sous la forme d’un soutien à une guérilla, soit sous celle d’unités dispersées devant agir dans le dos des forces soviétiques en cas d’invasion de l’Europe occidentale. Dans le milieu militaire, l’innovation ne prend pas. Marginales, elles semblent destinées à végéter lorsque Kennedy les prend sous sa protection personnelle et fait de la guerre spéciale son nouveau modèle stratégique3. Non content de les imposer au monde militaire, il les dépêche au Vietnam dès 1961. Les Special Forces y jouent le rôle de conseillers militaires. Dans la pratique, elles investissent l’arrière-pays, s’installent dans les villages et, avec les partisans qu’elles recrutent, y mènent une guerre secrète contre les unités du Vietminh.

Surentraînées dans les domaines du sabotage, du coup de main, de la subversion, de la guerre psychologique et du soutien aux populations, ces unités hors normes attirent l’attention du public et suscitent un immense engouement. Le 1st Special Forces Group, pourtant protégé par le secret, est crédité au générique du film de Samuel Fuller Merrill’s Marauders (1961) pour ses figurants. Le chant de cohésion Ballad of the Green Berets devient un tube en 1966 sur une musique d’Ennio Morricone, bientôt suivi de He wore the Green Beret de Nancy Ames, à grand renfort de produits dérivés. Durant la première période de la guerre du Vietnam, les Green Berets sont le « symbole majeur de l’héroïsme vu par la culture populaire de la société américaine »4. Sur l’initiative insistante de Bob Kennedy, l’écrivain Robin Moore suit leur entraînement et part vivre avec eux au Vietnam. Son ouvrage, publié en 1965, est un best-seller5.

Une nouvelle mythologie est née. John Wayne propose aux Special Forces de réaliser un film à leur gloire en s’inspirant directement du livre de Moore. The Green Berets sort en salles en 1968. C’est le premier opus consacré aux forces spéciales. Hélas pour elles et pour John Wayne, la désillusion est cruelle. Non seulement le film n’est pas un chef-d’œuvre, mais son tournage a commencé alors même que la société américaine s’oppose de plus en plus à l’expédition vietnamienne. L’époque au cours de laquelle les petits Américains recevaient un béret vert pour Noël est passée. Sa sortie est un échec. La critique, révoltée, lui reproche d’être un film de propagande. Très encadré par le Pentagone, qui lui fit refaire son scénario, John Wayne bénéficia d’un soutien complet des Special Forces. Son film est sans doute le seul dans lequel se sont un jour reconnus les Green Berets.

En dépit de son insuccès auprès des critiques, The Green Berets installe dans l’esprit public, et dans celui d’Hollywood, deux stéréotypes appelés à durer : le béret vert devient le parangon du héros américain pris dans la tourmente ; la guerre du Vietnam, qu’il s’agisse d’un juste combat ou d’une aventure honteuse, s’incarne en lui.

Dix ans plus tard, lorsque le cinéma américain décide de raconter ce conflit, ces deux clichés sont indépassables. Témoin le chef-d’œuvre de Michael Cimino, Voyage au bout de l’enfer (The Deer Hunter, 1978) : trois volontaires répondent à l’appel du drapeau ; après une série d’épreuves cruelles, le personnage principal, incarné par Robert de Niro, s’en revient dans sa ville natale ; il y apparaît alors dans le bel uniforme des Green Berets. Ce passage est d’autant plus intéressant que rien jusqu’alors ne le laissait présager et qu’il ne donne lieu à aucun commentaire. Pour le public américain tout comme pour le scénariste, un héros aussi dramatiquement courageux ne pouvait être que des Special Forces. L’assimilation entre cet uniforme et le désastre vietnamien allait de soi. Les deux clichés fixés par John Wayne, qui ne manqua pas de féliciter Cimino, fonctionnent pleinement.

Un an plus tard, en 1979, un autre chef-d’œuvre réserve une place de choix aux Special Forces : Apocalypse Now de Francis Ford Coppola. Le personnage interprété par Marlon Brando est directement inspiré par le colonel Robert B. Rheault, qui dirigeait le 5th Special Forces Group en 1969 et qui avait été arrêté pour meurtre. L’affaire avait défrayé la chronique6 et diffusé auprès du public la formule euphémistique « terminate with extreme prejudice » (c’est-à-dire « abattre »), abondamment reprise dans le film. Cette affaire n’avait pas amélioré le renom déclinant des Special Forces, désormais assimilées aux cruautés exercées par les forces américaines sur la population ou sur les prisonniers.

Coppola est allé très loin dans sa méditation en traçant le chemin qui mène de la guerre conventionnelle, qui n’assume pas sa cruauté, à la guerre spéciale, qui s’installe « au cœur des ténèbres ». Le commandant chargé par la cia d’exécuter le colonel fou, lui-même membre des forces spéciales, explique longuement ce que représente le choix des Special Forces pour un officier américain : celui d’une vocation militaire poussée à l’extrême et d’une carrière brisée7. Arrivé au terme de son périple, il découvre une unité fantomatique et délirante de Green Berets qui ont choisi d’imiter la violence aveugle et sans limite que des unités Vietminh exercent sur les populations. Le Green Beret a un double visage : irrémédiablement associé à la « sale guerre », il va au bout de son destin de héros. Même s’il incarne le mauvais visage de l’Amérique, il incarne l’Amérique. Il est assassin et soldat8. Cette vision, parfaitement bien comprise du public américain, avait pour l’essentiel échappé au public français.

Après le désastre vietnamien, les Special Forces vécurent une période cruelle. Les effectifs furent drastiquement réduits, leur emploi fut suspendu. Les armées conventionnelles, trop heureuses de faire porter à ces hommes la part sombre du métier militaire, leur faisaient payer le prix fort pour les éliminer du circuit des opérations. Ce rejet fut illustré, en 1982, dans un film mythique : Rambo, de Ted Kotcheff. Le destin du Green Beret n’y est pas moins tragique que dans les films précédents. Revenu au pays, le voici victime d’insupportables humiliations de la part de compatriotes oublieux des sacrifices endurés « là-bas ». Confondre un vétéran avec un clochard ne les dérange pas. Mais très vite la bête de guerre se révèle telle qu’elle est. Son ancien chef, toujours en service et le béret vert vissé sur la tête, apparaît rapidement pour expliquer aux policiers qui le traquent qu’ils vont tous mourir (« You’re not hunting him… he’s hunting you »). Dans ce film étonnant, Rambo transforme une petite bourgade rurale en un nouveau Vietnam. Dans une réplique restée fameuse, « tu la veux ta guerre ? », il se révèle comme un monstre dont le créateur, l’Amérique, a perdu le contrôle.

Ces trois célèbres films aux tonalités si différentes ont installé le Green Beret dans l’imaginaire du cinéma américain. Cet homme de la jungle et de la contre-insurrection est admirable et pathétique. Il véhicule avec lui la dimension romantique du soldat défait dans l’honneur. La vocation de ce personnage dramatique est de briser les codes et de passer de l’autre côté9. Pour le public, sa présence à l’image n’appelle pas de précision ou de commentaire. The Deer Hunter et Rambo entretiennent également une dimension sociale. Tous les héros sont issus de l’Amérique laborieuse et ouvrière, ce qui n’a pas échappé aux critiques les plus avisés10. Rambo, succès planétaire, fut détesté par les militaires plus encore que par les critiques.

  • Le temps des otages

Pendant que ces trois films remplissent les salles du monde entier11, la doctrine d’emploi des forces d’opérations spéciales connaît un profond revirement. Après les prises d’otages de Munich, d’Entebbe, de Mogadiscio et de Djibouti, les Américains se sentent pris au dépourvu. Ils créent au sein des forces spéciales une nouvelle unité, distincte des Green Berets, et inspirée des sas britanniques, du gign français et du gsg9 allemand : la Delta Force. En novembre 1979, des diplomates américains sont pris en otage en Iran. En avril 1980, l’opération de libération Eagle Claw est lancée. Elle fut menée par la toute jeune Delta Force. Curieusement, son échec retentissant ne porta pas préjudice à ces soldats d’un type nouveau.

Le cinéma s’en saisit à travers une série de films de série B, les Delta Force I, II et III, réalisés à partir de 1986 par Menahem Golan et interprétés par un acteur tout en muscles, Chuck Norris. Au-delà des vives réactions de la critique face à ces films bâclés, ils rencontrèrent un succès immense et durable en salles. Fidèlement inspirées de l’opération Eagle Claw ou du raid israélien sur Entebbe, ces opus (le suivant étant régulièrement plus mauvais que le précédent) imposèrent de nouveaux stéréotypes. Le Delta Force, tueur de terroristes à forte ascendance moyen-orientale, ne se pose guère de questions. Le racisme débridé dans lequel le cinéaste fait évoluer son personnage se retrouve quasiment dans tous les films ultérieurs, y compris sous les signatures les plus illustres12. Le terroriste ou l’insurgé obéissent à la même dramaturgie filmique que les Indiens des westerns : pour un Special Operator tué, on ne compte pas le nombre de sadiques et de fanatiques, souvent musulmans, toujours basanés, qui trépassent sous les rafales infaillibles d’un héros couvert de sang mais résolument « hard to die ». Le film Navy Seals (Lewis Teague, 1990) est tout aussi caricatural. L’islam est l’ennemi manifeste et le Special Operator est le bouclier de l’Amérique13. Toute la production à venir des Special Forces Movies suivra cette pente facile.

  • Le virage du 11-Septembre

Le genre connaît un virage décisif après le 11-Septembre. Les forces d’opérations spéciales furent les premiers héros de guerre contre les taliban. À l’issue de la bataille de Kaboul et de Tora Bora, leur renom est tel que la seule statue à être érigée au pied du mausolée des tours jumelles à New York représente un membre des forces spéciales (America’s Response Monument). Ce témoignage de gratitude illustre le fait qu’il n’est plus le soldat des guerres perdues, mais le vecteur de la juste vengeance. Dans les années suivantes, les Special Operations Movies se déroulent en Afghanistan, en Irak, en Somalie, en ex-Yougoslavie, en Libye, suivant au plus près les pérégrinations réelles des militaires américains. Comme le fait remarquer Jeremy Scahill, qui leur a consacré un ouvrage bien connu, « le monde est leur champ de bataille »14.

Pour s’en tenir à quelques exemples :

  • Somalie : Black Hawk Down (Ridley Scott, 2001) et Captain Philips (Paul Greengrass, 2013);
  • Afghanistan : Zero Dark Thirty (Kathryn Bigelow, 2012), Lone Survivor (Peter Berg, 2013), 12 Strong (Nicolai Fuglsig, 2018);
  • Libye : Patriot Games (Philip Noyce, 1992), 13 Hours (Michael Bay, 2016) et G.I. Jane (Ridley Scott, 1997);
  • Irak : Three Kings (David O. Russell, 1999), American Sniper (Clint Eastwood, 2014) et The Wall (Doug Liman, 2017);
  • Nigeria: Tears of the Sun (Antoine Fuqua, 2003);
  • Congo: seal Team Eight: Behind Enemy Lines (Roel Reiné, 2014);
  • Corée du Nord : Behind Enemy Lines II: Axis of Evil (James Dodson, 2006);
  • Bosnie : American Renegades (Steven Quale, 2017);
  • Panama: Basic (John McTiernan, 2003);
  • Guerre contre les narcos : Act of Valor (Mike McCoy, 2012), Sicario (Denis Villeneuve, 2015), Sicario, Day of the Soldado (StSomalie : Black Hawk Down (Ridley Scott, 2001) et Captain Phillips (Paul Greengrass, efano Sollima, 2018), Behind Enemy Lines: Colombia (Tim Matheson, 2009).

En l’espace de quelques années, le nouveau visage du héros militaire se dessine. Le béret vert américain disparaît du cinéma et sans doute de l’imaginaire américain. Desservi par le tragique de la guerre du Vietnam, il servait de miroir à une société angoissée par ce qu’elle faisait aux autres. Le nouveau héros sert de miroir à une société angoissée par ce que d’autres lui font. Le Ranger, le Delta Force, le Navy Seal, est un soldat augmenté, technicien, parachutiste en haute altitude, tireur d’élite et doté de matériels de pointe15. Ce soldat de nouvelle génération est un tueur froid, mais jamais solitaire : tous les scénarios mettent en valeur une équipe unie à la vie à la mort16. Une avalanche de films lui est consacrée. Il n’est pas douteux, sur ce point, que le cinéma suit l’évolution de l’esprit public plus qu’il ne le devance. Ce « National Security Cinema »17 produit moins des films de guerre que des films de menace.

Qu’elles soient de seconde catégorie ou dotées de moyens considérables et disposant d’acteurs de renom, ces productions de blockbusters parlent au public et sont à son écoute. La partition binaire du monde entre les forces d’opérations spéciales et les terro-pirato-narcotrafiquants est devenue intangible. Comme le fait remarquer un Navy Seal à un taleb dans Zero Dark Thirty (Kathryn Bigelow, 2012) : « Je suis une mauvaise nouvelle18. » Le profond patriotisme des Green Berets Movies, ouvert au doute et à la douleur, cède la place à un chauvinisme que dialogues et scénarios arrivent rarement à tempérer. « Pour Dieu et le pays » est la dernière consigne que donne le chef des Navy Seals à son équipe avant d’investir la maison de Ben Laden dans Zero Dark Thirty.

Il n’a pas échappé aux producteurs que l’opérateur des forces d’opérations spéciales est le héros des jeux vidéo les plus populaires. Les jeux dits First Person Shooter19 jouent un rôle essentiel dans l’appropriation par le public (pas nécessairement juvénile) des méthodes et de la vie des membres des forces d’opérations spéciales. Call of Duty et Medal of Honor, conséquences directes du 11-Septembre, sont les deux plus célèbres en la matière. Générant des milliards de dollars de chiffre d’affaires, largement soutenus par le Pentagone, ils entretiennent d’étroites correspondances avec le cinéma. Certains films, comme Black Hawk Down (Ridley Scott, 2001) ou Zero Dark Thirty (Kathryn Bigelow, 2012), sont directement adaptés en jeu vidéo dès leur sortie en salles. À l’inverse, des films peuvent être tirés de jeux vidéo (Tears of the Sun, Antoine Fuqua, 2003, tiré de Call of Duty 4).

Un des lieux communs les plus répandus du cinéma américain est celui de l’ancien membre des forces spéciales. Cette particularité du curriculum vitae du héros est fondamentale et explique souvent pourquoi derrière le civil anodin se cache le sauveur du monde. Cette situation idéale pour les scénaristes installe les opérations spéciales dans l’esprit du spectateur sous un autre prisme, celui de l’après-guerre, comme Rambo l’avait si bien illustré, et dont ils sont tous, de près ou de loin, un sous-produit. Souvent confié à des stars de renom, ce type de personnage confirme la place de choix que le Special Operator occupe dans le système hollywoodien20.

  • En Grande-Bretagne et en Chine

En Grande-Bretagne, l’apparition des sas (Special Air Service) à l’écran répond à l’âge terroriste. Le sas, reconstitué dans les années 1950 pour mener une guerre contre-insurrectionnelle en Malaisie (selon des méthodes comparables à celles des Green Berets américains), est longtemps resté une unité discrète. En 1980, le gouvernement lui confie la mission de libérer les otages retenus dans l’ambassade d’Iran à Londres. Ce fait d’armes jette une lumière nouvelle sur cette unité légendaire. Dès 1982, Who Dares Wins de Ian Sharp est un film d’action qui brode allègrement sur cette opération. L’événement sera repris d’une manière beaucoup plus documentée trente-cinq ans plus tard dans 6 Days (Toa Fraser, 2017). En 1987, The Fourth Protocol de John Mackenzie lance des sas à la recherche d’un terroriste russe nucléaire. Dans la même veine, ils attaquent un camp d’entraînement de « Palestiniens » en Libye dans Patriot Games (Phillip Noyce, 1992).

Cette tendance à spécialiser le sas en inflexible tueur de terroristes s’estompe parfois pour laisser la place au commando du temps de guerre, rôle que la presse a rapidement surexploité après la guerre des Malouines de 1982. Le cinéma lui emboîte le pas, dix ans plus tard, avec An Ungentlemanly Act, un téléfilm de la bbc en 1992. Le même phénomène se produit à l’issue de la guerre du Golfe de 1990-1991, au cours de laquelle les sas se sont particulièrement illustrés. En 1996, One That Got Away de Paul Greengrass est un téléfilm à succès qui relate les exploits (réels) d’une patrouille du sas derrière les lignes ennemies. Un remake, non moins populaire, est repris sous le titre de Bravo Two Zero (Tom Clegg, 1999). Enfin, I am a Soldier (Ronnie Thompson, 2014) utilise la veine antiterroriste à l’occasion d’un film quasi documentaire et objectivement propagandiste. Des jeux vidéo à la gloire du sas viennent compléter cette production21. Si le cinéma britannique n’a pas élevé le sas au rang de mythe culturel avec la même force que celle du cinéma américain, ce soldat d’élite y a acquis toute sa place. Les explications et autres signaux pédagogiques ne sont pas nécessaires pour le public britannique qui reconnaît sans douter le sas comme un élément d’orgueil national, tranquille et indestructible.

À l’autre bout du monde, le cinéma de guerre chinois est depuis longtemps pléthorique. Il était jusqu’à présent difficile de trouver d’autres sujets que les films « médiévaux » ou traitant de la Seconde Guerre mondiale. Les forces spéciales viennent d’y réaliser une entrée fracassante. Les Special Operators chinois sont plus graciles que Chuck Norris, mais pas moins expéditifs. Le premier film, Wolf Warrior (Wu Jing, 2015), engage les soldats contre un seigneur du narcotrafic du sud-est asiatique soutenu par des mercenaires. Astuce suprême du scénario : ces mauvais garçons à la solde du caïd sont d’anciens Navy Seals américains. Le film est un triomphe. Ce coup d’essai se révélant être un coup de maître commercial, il est bientôt suivi de Wolf Warrior 2 (Wu Jing, 2017), plus soigné et au scénario méticuleusement élaboré : un ancien membre des forces spéciales chinoises se retrouve dans une zone de guerre en Afrique et vole au secours de compatriotes expatriés et d’Africains, tous victimes d’Occidentaux rapaces et violents. Ce film patriotique est un immense succès et sort au moment où le régime chinois ouvre à Djibouti sa première base militaire africaine.

Cette astucieuse copie des Special Operations Movies américains reprend tous les tics et stéréotypes du genre. Plus en profondeur, tout comme aux États-Unis et ailleurs, le guerrier moderne est celui qui mène au nom de la société le combat contre « l’autre ». Le dernier opus chinois, Operation Red Sea (Dante Lam, 2018), met en scène les Navy Seals chinois avec des moyens navals encore jamais vus au cinéma. Sorti à l’occasion du quatre-vingt-dixième anniversaire de la fondation de l’Armée populaire de libération, il accumule les plagiats et les clichés du genre avec une candeur surprenante. Il n’en reste pas moins que son succès en Chine a été tel qu’il a été le septième plus grand succès mondial de 2018 et le deuxième plus gros succès chinois de tous les temps. Sa frénésie patriotique et son idéal de violence légitime sont, pour l’observateur extérieur, son principal intérêt. Il est à se demander si cette série B au budget quasi illimité ne tend pas aux films qui l’ont précédé depuis le 11-Septembre le miroir à la fois déformant et fidèle de ce qu’est un Special Operations Movis.

  • Le cas français

En France, la mode est au suivisme. Pourtant, l’histoire militaire nationale n’est pas avare de troupes d’élite assimilables aux forces d’opérations spéciales, les sas français, le Groupement de commandos mixte aéroportés de la guerre d’Indochine, le 11e régiment parachutiste de choc (11e Choc) et ainsi jusqu’à la création du Commandement des opérations spéciales (cos) après la guerre du Golfe en 1992. Jamais aucun film ne leur sera consacré22. Remords ou bon filon, un rattrapage de l’histoire s’est produit récemment. Un téléfilm (Un jour avant l’aube, Jacques Ertaud, 1994) est consacré aux commandos parachutistes français du sas lors de la bataille de Normandie. Plus récemment, Soldat blanc (Érick Zonca, 2014), bien que sans grands moyens, propose un intéressant portrait des commandos de contre-insurrection durant la guerre d’Indochine, librement inspiré des exploits du redoutable adjudant-chef Roger Vandenberghe. Ce film, sans pathos ni caricature, montre la réalité de la sale guerre menée derrière les lignes ennemies par des unités spéciales qui, précurseurs des Green Berets américains, pratiquent l’élimination directe et la guerre psychologique. L’Ordre et la Morale (Mathieu Kassovitz, 2011) met en scène le 11e Choc et le Commando Hubert lors de l’assaut de la grotte d’Ouvéa. Si ce film a suscité la polémique en Nouvelle-Calédonie et dans l’institution militaire, il retrace l’époque antérieure à la création du cos, au cours de laquelle le gouvernement pouvait faire appel à des unités spéciales pour des missions à haut risque. Dernier rattrapage en date, L’Intervention (Fred Grivois, 2019) retrace la libération des jeunes otages de Loyada en 1976, à l’occasion de laquelle les tireurs d’élite du gign avaient inventé une technique de tir simultané désormais connue de tous les snipers du monde – on en trouve le souvenir dans l’intervention des Navy Seals en Somalie, narrée dans Captain Phillips.

Sur la période contemporaine, le silence du cinéma français a été long23. Il faut attendre Forces spéciales (Stéphane Rybojad, 2011) pour offrir au public, sinon un succédané, du moins un équivalent des productions américaine, britannique ou chinoise. Le film ne laisse en effet aucune place au doute : il est conçu à la gloire des forces d’opérations spéciales. Il s’agit, encore une fois, d’une libération d’otages. Le réalisateur s’était fait connaître des armées six ans auparavant en réalisant un reportage – là encore le premier du genre – sur les unités du cos24. Cette prédisposition favorable lui a permis de pouvoir compter sur le soutien du ministère de la Défense. Un officier supérieur, le lieutenant-colonel Jackie Fouquereau, a suivi pas à pas la réalisation du film en tant que conseiller ; un ancien commando marine y joue même son propre rôle25.

Cette confiance manifeste entre la production et le milieu militaire a conduit la critique à étriller le film. La raison la plus récurrente est qu’il sert la propagande du ministère et le recrutement26. Le réalisateur s’en défend. Il a voulu montrer la réalité de la guerre en Afghanistan et la « vraie vie » des forces d’opérations spéciales, non sans une certaine touche d’humanité, ajoute-t-il. Il faut bien reconnaître cependant que les ficelles et les passages obligés ne manquent pas : l’otage est ravissante, les soldats sont liés par une amitié sacrée, une famille unie les attend à leur retour et chacun tue au moins cent taliban. Leur corps se couvre des blessures affreuses qui siéent aux demi-dieux. Tout est ingrédient : récital de sniper, hélicoptères déboulant dans de magnifiques paysages, diversité sociale, empathie du général qui dirige l’opération à distance. Aux États-Unis, les critiques se précipitèrent pour voir comment les Français s’étaient débrouillés dans un genre dont les codes ont été fixés par le cinéma américain. Nonobstant quelques articles incendiaires, une grande partie d’entre eux sut reconnaître dans le film de Stéphane Rybojad une réplique réussie. Il reste à constater que le film eut un succès certain auprès du public. Sous cet aspect, la première apparition des forces spéciales françaises à l’écran est une réussite.

Pour en finir (temporairement ?) avec le cinéma français, il faut encore signaler Volontaire (Hélène Fillières, 2018), qui retrace les efforts consentis par une jeune femme souhaitant devenir commando marine, sur fond d’amourette entre stagiaires et d’amour du père, ici représenté par le commandant du centre d’entraînement. Le film reprend le thème de la femme aspirante commando, déjà exploré par g.i. Jane (Ridley Scott, 1997), ainsi que certaines romances dont le héros appartient aux forces d’opérations spéciales27.

Ce survol a évité autant que possible le jugement cinéphile. S’il y a quelques chefs-d’œuvre et quelques bons films, les opérations spéciales apportent à l’histoire des séries B une contribution d’importance. Mais peu importe la qualité des œuvres. Le cinéma a progressivement et massivement collé à l’émergence d’un nouveau type d’action militaire, lié à un niveau de décision politique suprême. Le cinéma américain a fixé les normes scénaristiques d’un genre qui tient désormais une place de choix, voire la première, dans le cinéma de guerre. Il a perçu les changements qui ont affecté les modes opératoires de ce type d’action militaire, passant de la contre-insurrection à l’opération furtive, et a su créer un mythe, celui du soldat des forces spéciales, dont l’uniforme est aisément reconnaissable de tous les publics. Pourtant, ce héros d’un nouveau genre est le fidèle héritier du héros éternel. Josh Eells touche juste lorsqu’il qualifie le Special Operator de « cow-boy postmoderne »28. Sous ses atours de soldat technologique, il s’intègre dans la vieille structure mentale américaine de la frontière. Le portrait que ce cinéma trace de l’ennemi est quant à lui conforme à celui de l’Indien dont le rôle est confié à des acteurs de second rang, sinon à des figurants dont le rôle est de tomber comme des mouches lorsque le héros prend les choses en main. En lui vit le feu sacré29. Cette américanité des personnages chargés d’assurer la police du monde rend très difficile l’appropriation par des cinémas venus d’ailleurs, et en particulier la France, dont les films les plus intéressants n’ont pas créé un mythe sur ce type de soldat, et dont les autres sont des copies francisées du modèle américain.

1 F. Truffaut, Les Films de ma vie, Paris, Flammarion, 1975.

2 À vrai dire, le concept de forces spéciales est né durant la Seconde Guerre mondiale. Quelques unités se sont couvertes de gloire en inventant la guerre spéciale, qu’il s’agisse des Spécial Air Service (sas) ou du Long Range Desert Group (lrdg) britanniques, du Bataillon 101 ou des Jedburgh américains, de leurs homologues français, polonais et même allemands. Cependant, le cinéma n’a pas été généreux avec ces soldats d’un genre nouveau. En vingt-cinq ans, quelques films comme Le Bataillon du ciel (Alexandre Esway, 1947), I sette dell’Orsa maggiore (Duilio Coletti, 1953), Commando à Rhodes (Lewis Milestone, 1953), They Who Dare (Lewis Milestone, 1954), The Cockleshell Heroes (José Ferrer, 1955), Le Pont de la rivière Kwai (David Lean, 1957), Les Canons de Navarone (J. Lee Thompson, 1961), Un taxi pour Tobrouk (Denys de La Patellière, 1961), Merrill’s Marauders (Samuel Fuller, 1961), Tobrouk, commando pour l’enfer (Arthur Hiller, 1966), Le Cinquième Commando (Henry Hathaway, 1971) retracent des actions de guerre spéciale – sabotages, exfiltrations –, mais sans parvenir à en faire un genre ni à scénariser la notion d’opération spéciale. On observe que les films américains ont pour la plupart mis en scène des commandos britanniques et non américains. Le seul film qui traite des commandos de l’oss américain est le récent Inglourious Basterds (Quentin Tarantino, 2009), qui ne correspond, du reste, à aucune réalité historique. Il n’y a pas de film sur les unités d’Otto Skorzeny ni sur les spetsnaz russes de la Seconde Guerre mondiale.

3 Kennedy, travaillé par les enjeux stratégiques et la nouvelle carte conflictuelle du monde, fixe le cadre de sa pensée devant le Congrès. Voir la citation en tête de cet article.

4 W.C. Cockerham, «Green Berets and the Symbolic Meaning of Heroism », Urban Life, 8, 1979, p. 111.

5 Dans sa dernière édition : R. Moore, The Green Berets, Mass Market Paperback, 2002.

6 The Green Beret Affair a suscité une abondante littérature journalistique ou académique.

7 Ce qui correspond tout à fait à la réalité de l’époque.

8 Voir le poignant dialogue à la fin du film entre le commandant et le colonel, dans lequel chacun rivalise pour avoir le mot de la fin : « Are you an assassin? / I am a soldier. »

9 Cette explication au début d’Apocalypse Now : « Walt Kurtz was one of the most outstanding officers this country has ever produced. He was a brilliant and outstanding in every way and he was a good man too. Humanitarian man, man of wit, of humor. He joined the Special Forces. After that his ideas, methods have become unsound… unsound. »

10 Sur ce sujet, élargi au cinéma de guerre en général : P. Keeton, P. Scheckner, American War Cinema and Media since Vietnam: Politics, Ideology, and Class, Springer, 2013.

11 Totalement oubliés aujourd’hui, il faudrait citer The Born Losers (T. C. Frank, 1967), qui retrace les aventures d’un Indien ancien béret vert, qui mate une troupe de Hells Angels, et, sur le même thème, Chrome and Hot Leather (Lee Frost, 1971). Ces deux films reprennent à leur compte le mythe du Green Beret en défenseur des innocents, capable d’une violence extrême et tranquillement administrée. Ils sont aussi enracinés dans l’Amérique pauvre.

12 Sur le racisme : P. Conesa, Hollywar : Hollywood, arme de propagande massive, Paris, Robert Laffont, 2018.

13 W. L. Blizek, The Continuum Companion to Religion and Film, A&C Black, 2009, p. 178 et suivantes.

14 J. Scahill, Dirty Wars: The World is a Battlefield, Nation Books, 2013.

15 Le genre du Special Ops Movies colle aux nouvelles réalités : usage du drone tactique (Act of Valor), opérations semi-clandestines (Act of Valor, Sicario), rôle du sniper (The Wall, American Sniper, Captain Phillips), interrogatoires « renforcés » (Three Kings, Zero Dark Thirty), rôle du renseignement (Lone Survivor), prise d’otages (13 Hours, Captain Phillips), projection instantanée dans le monde entier (Captain Phillips, 13 Hours, Act of Valor), entrée des femmes dans les unités spéciales (g.i. Jane)…

16 Ainsi, dans Act of Valor, un Navy Seal explique à ses pairs : « There’s a brotherhood between us. And if you’re not willing to give up everything, you’ve already lost. »

17 Selon l’expression de M. Alford et T. Secker, National Security Cinema: The Shocking New Evidence of Government Control in Hollywood, CreateSpace, 2017.

18 Il s’exprime ainsi devant son prisonnier: « Can I be honest with you? I am bad news. I’m not your friend. I’m not going to help you. I’m going to break you. Any questions? »

19 Le jeu de tir à la première personne ou en vue subjective. C’est le joueur qui tire et qui tue.

20 Sur l’ancien Special Operator en lutte contre les mafias et les complots : Commando (Mark L. Lester, 1985), Lethal Weapon (Richard Donner, 1987), Executive Decision (Stuart Baird, 1996), Con Air (Simon Wes, 1997), Walking Tall (Kevin Bray, 2004), The Punisher (Jonathan Hensleigh, 2004), Olympus Has Fallen (Antoine Fuqua, 2013), White House Down (Roland Emmerich, 2013), London Has Fallen (Babak Najafi, 2016); devenu fou : The Hunted (William Friedkin, 2003), The Accountant (Gavin O’Connor, 2016); travaillant à son compte : Triple frontière (J. C. Chandor, 2019) ; ou lui-même devenu le bras armé d’un complot : Rock (Michael Bay, 1996), Die Hard II (John McTiernan, 1988).

21 Par exemple : Siege ou The Regiment.

22 À l’exception ancienne de Bataillon du ciel (Alexandre Esway, 1947) et d’Un taxi pour Tobrouk (Denys de La Patellière, 1961).

23 Il est possible de signaler l’apparition inattendue d’un membre des forces d’opérations spéciales françaises dans Three Kings (D. O. Russell, 1999), qui se déroule en Irak durant la première guerre du Golfe.

24 L’École des bérets verts (Stéphane Rybojad, 2005), documentaire diffusé dans Envoyé Spécial sur France Télévisions.

25 A. Alivon, dit Marius, ancien membre du commando de Montfort, est, à l’image de ce qui se passe à grande échelle aux États-Unis, un ancien Special Ops qui s’est reconverti dans les médias. Il a participé à quelques émissions de téléréalité, tourné dans des films et écrit un livre (Marius, parcours commando, autobiographie, Paris, Nimrod, 2013). Il a le mérite incontestable de populariser les commandos marine auprès du public.

26 Bref survol : « Un pseudo-film de guerre qui ressemble plus à un clip pour les forces armées qu’à un vrai long-métrage d’action » (I. Fargette et E. Frois, Le Figaroscope), « Un navet d’autant plus embarrassant que son étalage de moyens logistiques, fournis par la Défense, lui donne des airs de spot de pub pour l’armée » (N. Schaller, TéléCinéObs), « Forces spéciales  : des Rambo bien de chez nous » (I. Regnier, Le Monde). La pique la plus cruelle revient à Yannick Vély qui le qualifie de « film de culte ».

27 Comme dans The Finest Hour (Shimon Dotan, 1992), Good Bye America (Thierry Notz, 1997), Dear John (Lasse Hallström, 2010). Thomas Sotinel, du journal Le Monde, a bien résumé la pensée de ses pairs au sujet de ce film : « Volontaire est un film parfaitement lisse, l’extension de ces publicités par lesquelles toutes les armes des pays où la conscription a été abolie tentent de recruter. »

28 J. Eells, « Sleep-Away Camp for Postmodern Cowboys », New York Times, 19 juillet, 2013.

29 Voir la tirade d’un Navy Seal dans Lone Survivor (Peter Berg, 2013): « There’s a storm inside of us, a burning river, a drive. You push yourself further than anyone could think possible. You are never out of the fight. »

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