N°43 | Espaces

Philippe Boulanger

Héritages et renouvellement contemporain de la géographie militaire

La géographie militaire contemporaine résulte d’une longue évolution de savoirs et de connaissances. Dès l’Antiquité, les théoriciens de l’art militaire mettent en évidence la nécessaire maîtrise de certains milieux. Et nombreux sont les traités de stratégie qui font référence à un raisonnement qui exploite le milieu physique pour conduire la manœuvre. Mais le terme de géographie militaire apparaît à une période plus contemporaine. En France, il est employé pour la première fois dans l’arrêté de création de l’Agence des cartes du 25 prairial an II (13 juin 1794), qui ne voit jamais le jour.

Il faut attendre le siècle suivant pour que la géographie militaire s’impose, à des périodes différentes selon les États. Son emploi désigne alors l’analyse des différents facteurs géographiques à des fins militaires, à différentes échelles (le terrain, le théâtre d’opération, l’espace géostratégique), dans différents milieux, qu’ils soient physiques (terre, mer, air, extra-atmosphérique) ou, plus récemment, immatériels (électromagnétique, cyber, infosphère, réseaux sociaux). Il prend le sens de discipline dans la formation militaire et de production cartographique à partir du xixe siècle, de sorte que la géographie militaire se caractérise aujourd’hui de trois manières dans la production scientifique : comme production cartographique militaire, comme courant de pensée lié aux écoles de géographie militaire entre 1800 et 1940 dans le monde occidental, et comme exploitation du facteur géographique (physique et humain) dans les opérations militaires. L’élaboration de la géographie comme une véritable science militaire est donc récente.

  • Naissance de la pensée géographique militaire

La pensée géographique militaire naît en Europe dans la première moitié du xixe siècle. Elle est encore influencée par le mode de raisonnement de la géographie académique, qui est surtout encyclopédique et descriptive.

  • Premières origines

La géographie fut longtemps incluse dans la conception et la conduite de la guerre sans présenter une pensée spécifique : tous les grands théoriciens militaires signalent l’importance du relief, de l’hydrographie, du climat, de la population, voire de la ville dans le déroulement des opérations, sans y accorder un intérêt particulier. Dans L’Art de la guerre (Chine, ve siècle av. J.-C.), l’un des premiers traités de stratégie, Sun Tzu précise que toute armée doit tenir compte du milieu naturel dans la manœuvre et distingue différents types de terrain en fonction de l’action à conduire : « La science principale du général consiste dans la connaissance des neuf sortes de terrain afin d’exécuter à propos les neuf changements, déployer ou rassembler ses troupes suivant les lieux ou circonstances. […] La victoire est à moitié acquise quand on tient les débouchés par lesquels on accède aussi bien à l’endroit qu’on doit occuper qu’aux abords de la position adverse1. »

En Occident, durant l’Antiquité, les écrits des stratèges et des tacticiens s’inscrivent dans cette manière de penser la géographie dans le fait militaire. Dans les Stratagèmes (vers 84-96 ap. J.-C.), le consul Frontin définit des théories générales suivies d’exemples précis où les conditions géographiques favorisent ou pénalisent une tactique. Dans le livre II où est abordé « choisir le lieu où combattre », il met en exergue, en premier lieu, les sites élevés pour mener une bataille. Ainsi, en 47 av. J.-C., César remporte la bataille de Zéla, en Asie Mineure, car « les javelots, en effet, lancés d’en haut sur les Barbares qui montaient à l’attaque, leur firent immédiatement prendre la fuite »2.

Jusqu’au xixe siècle, il existe une relation implicite entre le facteur géographique et le fait militaire sans que se dégage pour autant une pensée géographique propre. Les éléments géographiques appartiennent aux conditions d’ensemble du déroulement de la guerre. La poliorcétique (l’art du siège), la castramétration (l’art d’aménager un camp militaire), les principes stratégiques et tactiques, les techniques d’approvisionnement de l’armée incluent de manière concise et générale les influences globales de la géographie.

Le premier changement important se produit au xviiie siècle en raison de nouvelles pratiques de la guerre. Les types de manœuvres recherchent une mobilité accrue dans un mouvement plus rapide ; l’invention d’armes plus puissantes et l’apparition d’armées plus nombreuses modifient le rapport au temps et à l’espace ; les progrès en matière de construction de places d’armes et de forteresses conduisent aussi à de nouvelles réflexions. Ces différentes mutations appellent à une meilleure connaissance des espaces traversés et à aménager.

Bien que cette connaissance du milieu ait été recherchée dans la pratique de la guerre, elle n’a jusqu’alors jamais fait l’objet de traité ou d’écrits développés. En France, la parution en 1716 de la Méthode pour étudier la géographie de l’abbé Lenglet-Dufresnoy3 marque les origines de la pensée géographique militaire. Comme ses prédécesseurs, l’auteur rappelle la nécessaire connaissance des espaces, mais, là est la nouveauté, pour mener une stratégie et une tactique réfléchies. Il insiste sur la maîtrise des données statistiques des différents États pour élaborer une stratégie. Celle-ci doit prendre en compte l’étendue, le climat, les reliefs, les rivières, les mœurs, les forces armées et le type de gouvernement, la religion, les divisions administratives politiques et religieuses. Sa réflexion s’ouvre également à la maîtrise des données du terrain pour préparer et conduire la bonne tactique : « Pourrait-on sans une topographie exacte s’assurer des meilleurs camps, régler la marche des armées, disposer les attaques et la défense des places, et leur ménager du secours dans les sièges. On n’ignore pas combien il est important de connaître alors jusqu’au moindre ruisseau ; un marais, une colline, une ravine, tout sert à l’habile homme, parce qu’il faut tirer avantage de tout. C’est par une description particulière de chaque lieu que l’on connaît de quelle manière on doit faire la guerre en Savoie, en Espagne, en Allemagne et en Flandre4. »

Mais si la réflexion géographique militaire commence à se développer, les méthodes d’analyse demeurent encore très imprécises, comme en témoigne le vocabulaire militaire. Le Dictionnaire portatif de l’ingénieur du colonel Belidor, en 1755, n’emploie pas encore l’expression de géographie militaire et renvoie le terme de « terrein » à la notion de « fond sur lequel on bâtit ».

  • Le développement des écoles
    de géographie militaire en Europe au xixe siècle

La géographie comme discipline et science militaires se développe dans la première moitié du xixe siècle d’abord dans quelques États méditerranéens, qui sont aussi des puissances militaires en Europe5. À la suite des différentes luttes nationales contre l’armée napoléonienne, des écoles de pensée commencent à s’organiser et s’épanouissent bien après, tout au long du siècle. Dès la fin des années 1820, l’Espagne fait ainsi figure de « terre d’élection de la géographie »6 : Juan Sánchez-Cisneros, José Gómez de Arteche et le colonel San Pedro contribuent largement à diffuser cette discipline auprès du plus grand nombre par la publication de leurs ouvrages, et l’armée possède un organisme topographique dépendant du génie. En Italie, la géographie militaire commence à se développer avec la question de l’unification et de la défense du nord du pays – le major AG préconise la mise en place d’une ligne défensive autour de Bologne, abandonnant les Alpes à l’envahisseur.

En Allemagne, dès le début du xixe siècle, la terrainlehre est reconnue comme une discipline à part entière. Une première section cartographique est créée à l’état-major en 1816 avant la mise en place d’un service géographique dépendant directement de l’état-major général ; composé de trois sections (cartographie, topographie et trigonométrie), il est chargé d’approfondir les connaissances liées au terrain7. Tout au long du xixe siècle, les publications se multiplient et servent les visions de l’État pour la réalisation du Mitteleuropa et la préparation d’un affrontement éventuel avec la France. Le général Hartmann et le lieutenant-colonel Meyer mettent en avant les notions d’obstacle et de voie de communication dans le but de préparer une invasion de la France8. Le capitaine Massenbach et le lieutenant Biffat recommandent à leur tour d’exploiter les données géographiques à des fins militaires9.

Dans l’empire d’Autriche, la discipline suscite une attention particulière sous l’égide de l’archiduc Charles. Parallèlement aux activités de l’Institut de géographie militaire de Vienne, de nombreux travaux sont publiés comme la Géographie militaire de l’Europe du colonel de Rudtorffer (1847), qui est simultanément traduit en français. Sa conception reste académique, c’est-à-dire encyclopédique et descriptive. Sa démarche témoigne encore d’une approche large de la discipline : « La diversité des habitants, des mœurs, des climats et de la végétation, la distribution générale des subsistances alimentaires et les divers genres d’alimentation qui en sont le résultat exercent sur le caractère des peuples une notable influence qui se manifeste d’une manière frappante dans l’état militaire10. »

À l’exception de l’Angleterre où les études restent marginales et concentrées sur la géographie coloniale, les autres puissances ou États d’Europe développent une école de géographie militaire. En Russie, celle-ci naît dès le début du siècle afin de cartographier et de recenser les particularités géographiques du vaste empire. En 1822, une école de topographes est créée pour répondre à cette mission, tandis que la discipline s’impose grâce aux travaux de Jazykov, auteur d’une théorie de la géographie militaire en 1838. D’autres courants de pensée apparaissent dans la plupart des pays européens, comme dans la Confédération suisse ou en Roumanie. Dès 1850, la géographie militaire s’est solidement établie pour répondre à une finalité presque identique : connaître le milieu naturel et l’environnement humain pour mieux se préparer à la guerre offensive comme défensive. Face à cet essor, la France affiche un retard certain : peu nombreux sont les géographes et les officiers à s’intéresser à ces questions avant les années 1870.

  • L’émergence d’une pensée géographique française au début du xixe siècle

Vraisemblablement, le retard français en la matière est lié aux conséquences de la défaite de 1815. La réduction des moyens, le recul de la pensée militaire, les conséquences politiques et territoriales du traité de Vienne ne favorisent pas des réflexions nouvelles sur l’utilité du raisonnement géographique pour le militaire. Apparaissent toutefois quelques cas particuliers. Dans son Dictionnaire de l’armée de terre (1841), le général Bardin distingue plusieurs sens au mot terrain, qui traduisent une évolution des concepts. Il dissocie le terrain de campement, le terrain tactique, caractérisé par les manœuvres qui sont pratiquées sur le champ de bataille, et le terrain stratégique, synonyme d’échiquier ou de terrain de guerre, qui est le lieu où se conduit une campagne sur de vastes espaces. Dans les trois cas, il rappelle la nécessaire connaissance de tous les éléments géographiques pour le tacticien et le stratège.

La première conception d’ensemble de la géographie militaire apparaît dans l’œuvre de Théophile-Sebastien Lavallée. Professeur de géographie et de statistique militaires à l’École spéciale militaire de Saint-Cyr de 1832 à 1869, il fait figure d’unique précurseur en France de cette approche de la géographie dédiée aux militaires. Sa pensée est diffusée non seulement dans son enseignement à plusieurs générations d’élèves de Saint-Cyr, mais aussi dans un ouvrage publié en 1832 et qui connaît sept éditions de son vivant : Géographie physique, historique et militaire11.

Tout en s’inspirant des travaux de Lacroix, Humboldt et Ritter ainsi que des théories traditionnelles reposant sur les bassins fluviaux et la géologie, Lavallée propose la première méthode d’étude d’ensemble de la géographie à des fins militaires. Les continents et les pays sont analysés de manière encyclopédique et descriptive en suivant une division en deux parties : dans la première, dite théorique, il aborde les aspects physiques de la surface de la terre et des mers et les aspects politiques, dans la seconde, il traite d’une régionalisation de la Terre suivie de statistiques. Le continent européen y occupe une place essentielle compte tenu des préoccupations stratégiques et politiques de l’époque. Alors que l’Asie, l’Océanie, l’Afrique et l’Amérique sont abordées dans le sens d’une géographie globale, il fait lui l’objet d’analyses stratégiques plus avancées. Pour chaque région distinguée – hispanique, française, germanique, italique, grecque, russe, scandinave et insulaire (les îles Britanniques) –, Lavallée aborde essentiellement les données stratégiques de la géographie, c’est-à-dire les obstacles naturels (reliefs, cours d’eau), les obstacles artificiels (villes fortifiées, ports fortifiés) et les grands axes de communication (cols, vallées, principales routes de plaine). Bien que généraliste et encore embryonnaire, sa vision constitue véritablement l’origine de la pensée géographique militaire, qui connaît un plein essor surtout entre 1871 et 1914, au point de former une école de pensée spécifique.

  • L’école de géographie militaire française (1871-1939)

L’école de géographie militaire française naît en réaction à la défaite française face à l’Allemagne en 1870-1871. Elle connaît une phase de rayonnement international jusqu’aux années 1920, où commence une lente période de déclin. Durant la première phase, la géographie est reconnue comme une science de l’art militaire et un pilier de la puissance militaire12.

  • Les leçons de la guerre de 1870-1871

En juillet 1870, Napoléon III conduit la France dans la première guerre avec la Prusse depuis 1815. Malgré une structure d’organisation presque semblable, les forces sont inégales et les combats d’août-septembre 1870 aboutissent à la défaite. La portée de cet échec conduit à réfléchir à ses causes. Or l’une d’entre elles est l’absence de connaissances générales en géographie et d’un appareil cartographique précis du pays dans les états-majors. Durant les différentes campagnes qui se sont déroulées sur le territoire français, l’instruction géographique des officiers s’est révélée insuffisante, notamment pour exploiter certains avantages tactiques et stratégiques du terrain. La réflexion géographique, limitée pratiquement au seul ouvrage de Théophile-Sebastien Lavallée, n’a pas été renouvelée à la veille de la guerre alors que la connaissance du terrain devient indispensable à l’heure où la conduite de la guerre implique de nouvelles technologies (l’armement et les chemins de fer) et des armées de masse.

Parallèlement, l’efficacité de la section du service géographique au dépôt de la guerre est mise en cause. Au déclenchement du conflit, l’armée française ne dispose en effet d’aucune carte topographique adaptée à ses besoins et se voit contrainte d’utiliser des cartes allemandes du territoire national ! L’idée que la guerre pouvait se tenir aussi profondément sur le sol français n’avait pas été envisagée, au point de n’avoir pas renouvelé entièrement sa cartographie. Un aspect du conflit si bien identifié qu’Émile Zola fait s’exclamer « Comment voulez-vous que l’on se batte dans un pays que l’on ne connaît pas ! » à son général Burgain-Desfeuilles13.

  • L’essor post-1870

L’essor d’une pensée géographique destinée aux militaires est donc contemporaine de la réorganisation de l’armée française au lendemain de Sedan. Cette pensée doit son développement à la nouvelle politique de l’enseignement militaire, qui aspire à valoriser les disciplines générales et à élever le niveau des programmes. Le premier cercle de diffusion de la discipline s’inscrit dans le cadre des cours professés dans les écoles militaires comme Saint-Cyr et l’École supérieure de guerre créée en 1876.

Des géographes officiers participent activement au renouvellement des concepts et des approches. Les commandants Gustave-Léon Niox à l’École supérieure de guerre, Anatole Marga et Olivier Barre à l’École d’application de l’artillerie et du génie, auteurs de plusieurs ouvrages encyclopédiques de géographie militaire entre 1876 et 1895, s’inspirent à la fois des acquis en France et à l’étranger, et s’attachent à personnaliser leur propre approche14. Leurs cours forgent une conception de la discipline ouverte sur la traditionnelle approche de la géographie physique et historique, mais aussi sur la géographie économique et politique. Plusieurs dizaines d’autres officiers, pas forcément professeurs dans les écoles militaires, tels Laurent Pichat ou Charles Clerc, travaillent également à approfondir la géographie militaire dans le but d’élever le niveau des connaissances de leurs pairs et, ainsi, de mieux préparer la défense du territoire national15.

La définition de la géographie militaire a désormais un sens plus complexe et plus étendu. Elle désigne l’étude d’un milieu ou d’un espace à des fins stratégiques et tactiques, en employant une combinaison de critères d’ordre physique et humain. À partir de 1880, la conception de la discipline se veut plus concise et rigoureuse. G. Hue la désigne comme « la description de la surface terrestre, considérée comme le théâtre obligé de toutes les opérations de la guerre »16. En 1888, dans son cours à l’École supérieure de guerre, le capitaine Ville d’Avray la présente à ses élèves comme l’étude des obstacles qui s’opposent à la marche des armées et des voies qui la facilitent17. En 1892, le Nouveau Dictionnaire militaire lui donne un sens précis. La méthode d’analyse y est clairement exposée et ses composants nettement définis. Elle est « l’ensemble de la géographie étudiée au point de vue militaire, qui doit comprendre les divisions suivantes :

  • géographie mathématique indispensable aux officiers pour dresser les cartes topographiques nécessaires pour les opérations militaires ou les établissements des travaux de défense ;
  • géographie physique, qui donne la clef des échiquiers stratégiques des diverses régions de la Terre et fait connaître leurs propriétés offensives ou défensives ;
  • géographie politique, qui permet de connaître l’organisation sous tous les rapports avec lesquels on peut être en guerre et d’étudier les campagnes des grands capitaines, étude qui est à la base de toute éducation militaire ;
  • géographie économique, qui permet de se rendre compte des ressources que l’on peut trouver dans chaque pays, pour la nourriture, l’habillement, l’approvisionnement des troupes ;
  • statistique, qui permet d’apprécier d’une manière complète la force d’un État, laquelle résulte de son commerce, de son industrie, de ses productions, de son organisation18. »

La publication de cours et d’études sur la France et l’Europe témoigne de cet engouement pour la connaissance de la discipline, reconnue dans l’art militaire. Mais cet engouement reste malgré tout limité au seul milieu militaire, restreignant ainsi le rayonnement et la portée de cette école de pensée. En outre, la pensée géographique militaire est loin de suivre les nouveautés conceptuelles de l’école vidalienne19 : les géographes militaires accordent encore une place prépondérante à la géographie physique, les données naturelles du milieu (hydrographie, orographie, climatologie) déterminant les types de manœuvre ou la préparation des plans théoriques des opérations, alors que la réflexion des géographes universitaires s’écarte, au contraire, de cette pensée déterministe.

La Première Guerre mondiale provoque une remise en cause générale de la pratique de la discipline et une ouverture sur le milieu universitaire. Les premières batailles conduisent à bouleverser les schémas traditionnels en valorisant l’exploitation des éléments du terrain comme la géologie, les reliefs ou les cours d’eau, l’aménagement des tranchées et des feux de tirs. Et dans la guerre d’usure, tous les éléments topographiques constituent un enjeu tactique ; l’exploitation du terrain s’avère déterminante. La discipline se place dès lors au cœur de la tactique et de la stratégie.

Dans aucun autre conflit les organismes géographiques officiels n’ont bénéficié d’une mobilisation de moyens aussi importante20. Le Service géographique de l’armée devient un organisme fondamental, tant pour la conduite des opérations que pour la réalisation de nouvelles méthodes géographiques. Il mobilise environ huit mille hommes. De nouvelles cartes sont élaborées (au 20 000e, 10 000e ou 5 000e)21, de nouveaux instruments d’étude du terrain sont fabriqués à une échelle industrielle et des cours d’apprentissage sont organisés pour comprendre le paysage, faciliter l’aménagement de l’espace militaire, exploiter toutes les ressources locales aussi bien géologiques qu’économiques.

Avec la mobilisation en masse, la nation s’est appropriée la discipline, qui n’est plus du ressort d’une minorité d’officiers. Dès décembre 1914, plusieurs géographes universitaires servent sous les drapeaux, tels Albert Demangeon et Emmanuel de Martonne, professeurs à la Sorbonne, dans la commission de géographie du Service géographique. Ils y apportent leurs méthodes et leur conception de la discipline, et influencent la pratique de la géographie militaire en valorisant la dimension humaine.

  • Le recul progressif dans l’entre-deux-guerres

Cet essor de la discipline dans ses dimensions appliquée et théorique provoque de profondes mutations dans les années 1920. La nouvelle génération de géographes militaires, tels le capitaine Robert Villate, auteur d’une thèse de doctorat soutenue sous la direction d’Emmanuel de Martonne en 192322, ou le commandant Lucien, professeur à l’École spéciale militaire de Saint-Cyr entre 1920 et 1923, adopte le possibilisme et renouvelle les approches. La géographie humaine du fait militaire ouvre de nouvelles perspectives de réflexion23. L’étude du paysage, de la géographie économique et des transports, la géographie politique occupent désormais une place essentielle. Mais la problématique et la finalité demeurent identiques : la géographie militaire se définit toujours comme l’étude de l’espace à des fins guerrières.

Ce renouvellement de la pensée géographique dure cependant peu de temps. Alors que la géographie générale se développe vers la géographie culturelle, démographique ou sociale, l’école de géographie militaire ne se remet pas en cause. Elle ne saisit pas le tournant conceptuel de la géostratégie soutenu par l’amiral Raoul Castex, l’un des plus grands penseurs stratégiques français du siècle24. À partir du milieu des années 1930, elle connaît une crise d’identité profonde liée à l’absence d’une nouvelle génération dynamique de géographes militaires, à l’orientation quasi systématique de la géographie vers les études tactiques de terrain au détriment de celles plus stratégiques sur de grands espaces, au manque de reconnaissance de sa spécificité de la part des géographes universitaires peu enclins aux problématiques militaires, et au manque d’intérêt pour les mutations technologiques comme le char ou l’avion. Cette évolution conduit à un repli conceptuel où les rares géographes militaires s’appuient sur une conception déjà trop académique de la discipline, n’aspirent pas à renouveler leurs approches, à les recentrer par rapport aux découvertes géographiques récentes et, surtout, à la géostratégie.

Parallèlement, la pensée géographique française s’écarte progressivement du dynamisme toujours vif à l’étranger – sauf en Espagne et en Italie dès le début du siècle. L’influence allemande demeure prépondérante depuis la Première Guerre mondiale au travers de plusieurs ouvrages tels ceux de Fisher25, et de Henze et Gagemann26. Dans Espace et Peuple pendant la Première Guerre (1934), Ewald Banse, professeur à l’université de Brunswick, aborde une dimension géostratégique peu connue en France à partir de données physiques traditionnelles et de celles humaines plus novatrices comme la psychologie des peuples. Le contexte politique et militaire tendu avec l’Allemagne dès 1935 aurait pu susciter un nouveau dynamisme de la réflexion en France adaptée à la modernisation des techniques de la guerre. L’effervescence de la géopolitique et les réflexions de géographie militaire outre-Rhin, dans les années 1930, n’atteignent pourtant pas les géographes militaires français.

Par ailleurs, la pensée anglo-saxonne commence à occuper une place majeure qu’elle ne quittera pas jusqu’à aujourd’hui. Nombre de géographes et d’institutions s’intéressent désormais aux questions militaires27. Ces travaux s’appuient sur une géographie humaine du fait militaire, fondée sur des critères à la fois physiques et humains. Ils tendent surtout à montrer que le terrain exerce une influence moindre dans les opérations que par le passé en raison des nouvelles armes et technologies. Les notions de relief, de paysage, d’aménagement militaire de l’espace, de théâtres d’opération y sont prépondérantes dans une dimension à la fois tactique et stratégique. Les géographes militaires français des années 1920 s’en inspirent en partie, puis s’en écartent dès le début des années 1930.

Pour ces différentes raisons, la géographie militaire française ne joue pas un rôle essentiel au début de la Seconde Guerre mondiale. Elle apparaît inadaptée aux progrès de l’art de la guerre et trop réduite à l’étude du terrain, incapable de saisir les grandes tendances géostratégiques à l’échelle du continent européen, voire planétaire. L’école de pensée française entre dès lors dans une phase de déclin.

  • Disparition et renaissance après 1945

En France, le recul de la géographie militaire après 1940 ne signifie pas pour autant la disparition de toute pensée géographique adaptée au milieu militaire. La géopolitique et la géostratégie se sont imposées comme la véritable géographie du fait militaire durant toute la guerre froide. Il en est différemment depuis l’instauration d’un nouvel ordre international dans les années 1990, où l’on assiste à un retour d’une géographie militaire de synthèse intégrant tous les composants géographiques.

  • La disparition de la géographie militaire française dans les années 1950

En France, la géographie militaire comme courant de pensée disparaît durant la Seconde Guerre mondiale. Le Service géographique de l’armée est dissout au profit d’un nouvel organisme civil, l’Institut géographique national. Suite à la défaite de 1940, la place de la géographie se réorganise lentement et sans moyens. Seuls quelques géographes, professeurs avant-guerre, sont employés au sein des 1re et 2e divisions blindées afin d’apporter des informations durant la campagne de libération du territoire national en 1944 et début 1945.

Dans l’immédiat après-guerre et jusqu’aux années 1950, seule une poignée de théoriciens continue de publier dans la continuité des travaux d’avant-guerre. En dehors des services géographiques militaires, affectés surtout en Indochine et à la production de cartes, leurs discours consistent à mettre en évidence l’apport de la géographie pour le militaire. Le colonel Thoumin, par exemple, rappelle que tout officier doit avoir ce sens du terrain qui est l’un des quatre fondements de la tactique avec la mission, l’ennemi et les moyens ; elle doit aider la décision, permettre de « découvrir devant un paysage donné les caractères et les détails de ce paysage capables de faciliter l’accomplissement de la mission »28.

L’analyse géographique est finalement largement inspirée de celles de la période de l’entre-deux-guerres. Elle repose essentiellement sur les notions de paysage, de réseaux de ville et de communication, de nation, d’économie et de puissances. L’attachement à la méthode de Vidal de La Blache, datant du début du siècle, et consistant à établir une description et une explication dans l’étude d’un espace, y est clairement exprimé. La division de l’espace par grandes régions naturelles et non par États y est systématique sur le plan physique, économique et politico-militaire, permettant d’aborder ensuite les possibilités de mobilité et les obstacles aux manœuvres des armées comme des infrastructures pour les opérations tactiques.

En 1948, dans leur cours de géographie militaire à l’École d’état-major intitulé Méthodes d’études des théâtres d’opération terrestres, le colonel James Achard et le commandant Godard privilégient également l’approche régionale pour comprendre les répercussions du milieu sur l’organisation de l’armée, l’instruction des hommes et les formes de la guerre. L’étude du milieu désertique de l’Afrique du Nord révèle, entre autres, que la distance est le principal obstacle à la conduite d’une opération militaire : les combats entre les armées allemande et britannique entre 1940 et 1943 demandent une adaptation permanente du commandement à l’immensité des étendues, l’absence ou la rareté des communications. Les auteurs préconisent de longues approches et des combats rapides, l’asphyxie de l’adversaire par une attaque aérienne dans ce type de milieu naturel.

Plusieurs facteurs expliquent le retrait puis la disparition quasi totale de la réflexion géographique militaire française à partir des années 1950. Sa conception polarisée sur l’espace visible du combattant est l’un des premiers. Sa méthode et sa démarche séduisent de moins en moins les militaires, qui préfèrent d’autres types de raisonnement plus globalisants et mieux adaptés au contexte de la guerre froide. L’expression de géographie militaire disparaît d’ailleurs à cette époque.

L’enseignement suit cette évolution. La suppression progressive des cours de géographie militaire dans les écoles au profit d’une géographie générale dispensée par des conférenciers civils, quand celle-ci existe, est un deuxième facteur tout aussi essentiel. Ainsi plusieurs générations d’officiers n’ont plus bénéficié de connaissances géographiques, même théoriques, adaptées à la pratique de leur métier. À l’exception des quelques articles généraux, aucune étude de synthèse ou d’encyclopédie de géographie militaire n’est publiée. Parallèlement, il n’existe plus ni grands penseurs ni mouvement de pensée.

Enfin, le contexte de la guerre froide n’aide pas au renouvellement d’une pensée géographique attachée à l’analyse du terrain. La perception d’un conflit mondial favorise au contraire un intérêt pour les grands espaces à l’ère des missiles intercontinentaux, de la destruction massive par l’arme nucléaire et des manœuvres d’armées aéroterrestres sur de vastes surfaces continentales. Les questions de géopolitique suscitent une curiosité accrue où les considérations militaires sont pratiquement absentes au profit d’analyses politique, économique et socio-culturelle. Les données physiques, comme la géologie, l’hydrographie et la topographie, suscitent désormais peu d’intérêt, à l’exception de quelques travaux ponctuels sur leur influence dans la guerre nucléaire ou la défense de certaines régions proches des frontières militaires comme le rideau de fer en Allemagne.

Si la géographie militaire n’existe plus comme discipline de synthèse, elle demeure cependant sous d’autres formes. D’un côté, différents courants de pensée, comme la géostratégie, s’approprient des approches anciennes en les adaptant au contexte de la guerre froide. D’un autre, la géographie de terrain se maintient de manière théorique dans les cours de tactique et à l’instruction. Mais dans les années 1960, la géographie militaire perd toute sa spécificité et n’intéresse plus personne en France.

  • Les approches dominantes depuis les années 1960 :
    la géopolitique et la géostratégie

La géopolitique et la géostratégie sont deux approches complémentaires du fait militaire. Chacune présente des conditions d’analyse variables et résultent d’évolutions différentes. Le mot « géostratégie » serait employé pour la première fois en 1846 dans l’ouvrage du général piémontais Giacomo Durando Della nazionalita italiana ; il la définit comme « le terrain dans l’abstrait et hors de l’emploi des forces organisées ». Le concept est repris en France par l’amiral Raoul Castex dans les Théories stratégiques (1929-1935). Dans le troisième volume de ce travail, celui-ci considère la géographie comme un facteur externe de la stratégie au même titre que la politique, la coalition, l’opinion publique, les servitudes. La géostratégie est appréhendée en termes de vastes étendues, et dans un rapport entre la terre et la mer.

Le mot « géopolitique », lui, est employé pour la première fois en 1905 par le Suédois Kjellen dans Les Grandes Puissances, puis repris dans « L’État comme forme de vie » en 1916, Kjellen en faisant une approche spatiale de la science politique. Théoricien de la géographie politique plus que de la géopolitique, Kjellen apparaît surtout comme le continuateur des travaux de l’Allemand Friedrich Ratzel, auteur de Géographie politique en 1897, qui considère les rivalités de pouvoir entre les puissances et l’État comme source de conquête territoriale. Les considérations portées au territoire et à l’espace d’un point de vue militaire sont envisagées à travers les notions d’esprit de conquête et de domination, d’unité territoriale, de renforcement des défenses et de conception du savoir au service du pouvoir. La géopolitique est alors l’une des cinq branches des sciences politiques avec l’écopolitique ou la démopolitique. Mais la démarche géopolitique s’était imposée peu auparavant dans d’autres écrits comme ceux du théoricien Halford Mackinder29, qui montre que le centre du monde se situe en Eurasie et que sa maîtrise permet d’avoir accès et de contrôler les autres espaces mondiaux. Cette représentation géopolitique du monde est poursuivie par Nicholas Spykman30, qui s’inspire de la pensée de Mackinder et y ajoute le Rimland (les terres côtières autour de l’Eurasie).

Les études de géostratégie et de géopolitique se sont surtout développées après 1945. Mais leur interprétation et leur utilisation n’ont jamais cessé d’évoluer selon les auteurs. Pour le contre-amiral Célérier, la géostratégie est la sœur cadette de la géopolitique puisqu’elle applique la même méthode d’analyse31. Pour le géographe Yves Lacoste, en 1991, les deux approches sont complémentaires puisqu’elles se rapportent au territoire et aux divergences. La géopolitique serait les « discussions et les controverses entre citoyens d’une même nation » tandis que la géostratégie porterait sur les « rivalités et les antagonismes entre les États ou entre des forces politiques qui se considèrent comme absolument adverses ». Pour Hervé Coutau-Bégarie, la géostratégie serait « la stratégie fondée sur l’exploitation systématique des possibilités offertes par les grands espaces en termes d’étendue, de forme, de topographie, de ressources de tous ordres »32. Bien d’autres auteurs se sont essayés à définir leurs complémentarités dans les années 1990. Quoi qu’il en soit, la plupart des interprétations mettent en évidence la place essentielle du facteur militaire, bien que celui-ci ne soit pas exclusif dans la géopolitique, contrairement à la géostratégie.

Entre les années 1960 et 1990, ces deux approches connaissent un champ de réflexion de plus en plus étendu et une certaine audience auprès d’un large public. Sans doute en raison du caractère synthétique et accessible des analyses. Dès 1958, le contre-amiral Adolphe-Auguste Lepotier met en évidence les facteurs dynamiques comme la démographie, l’économie, la psychologie et les technologies des communications humaines dans la compréhension géographique de la guerre froide33. Les deux approches paraissent adaptées aux mutations du monde, puis à la mondialisation du fait militaire inscrite à l’échelle planétaire. L’essentiel est donc de comprendre les grandes lignes directrices de l’évolution d’une région ou du monde sur un plan politico-militaire.

Dans La Stratégie périphérique devant la bombe atomique (1954), le général Pierre-Elie Jacquot analyse les grandes voies d’invasion potentielles du monde libre, c’est-à-dire par l’Afrique du Nord vers l’Amérique du Sud et les États-Unis, par la Méditerranée vers le Maroc et les États-Unis, par l’Afrique tropicale de Dakar vers le Brésil. Le général Gambiez s’inscrit également dans cette tendance34. L’analyse géostratégique et géopolitique du monde apparaît comme une clef de compréhension de la stratégie planétaire à mener par les armées occidentales. Il faut, selon lui, offrir une zone de combat ouverte où l’adversaire serait dilué et déséquilibré. Il faut également maîtriser les péninsules et le monde côtier tel que l’avait déjà préconisé Spykman en 1943 pour atteindre l’Eurasie, et considérer que d’autres zones de conflits peuvent apparaître grâce aux nouvelles technologies, notamment l’axe polaire boréal avec l’emploi des missiles balistiques. L’Amérique latine, l’Afrique et l’Insulinde seraient les futurs champs de bataille aéroterrestres puisque l’Europe et l’Asie sont des zones d’affrontement paralysées par la dissuasion nucléaire.

À la fin de la guerre froide, le général Pierre M. Gallois, l’un des pères fondateurs de la dissuasion française, s’inspire également des théories géopolitiques et géostratégiques pour comprendre les enjeux des guerres futures. Dans Géopolitique. Les voies de la puissance (1990), il insiste sur la montée des tensions liées à la maîtrise des mers (mer intérieure d’Okhotsk par exemple), des détroits et de l’océan Arctique dans l’équilibre des relations internationales. L’approche des grands espaces monopolise ainsi toute la réflexion géographique. Les publications scientifiques ou de vulgarisation se multiplient. Pourtant, cette tendance n’est pas sans présenter plusieurs limites.

La géographie militaire d’avant 1940 considérait l’étude des espaces à des échelles variées. C’était l’une de ses grandes qualités. L’analyse des dynamiques spatiales et militaires se révélait aussi ouverte que possible. Or, à partir des années 1960, l’orientation de la réflexion géographique des questions militaires sur les grands espaces conduit à poser une interrogation fondamentale35 : à quoi sert la géostratégie ? La géostratégie et la géopolitique sont-elles les seules approches des questions militaires ?

La fin de la guerre froide puis le nouveau contexte militaire mondial après les attentats de New York du 11 septembre 2001 conduisent à revisiter cette conception trop restrictive de la géographie. Les limites de cette orientation disciplinaire éclatent au grand jour lorsque les militaires sont amenés à s’intéresser à une géographie du local, tant pour mener des actions de renseignement que pour l’emploi des systèmes d’armes recourant à la numérisation du terrain. De nouveaux besoins se font alors sentir en matière de réflexion géographique et participent à redéfinir une géographie militaire de synthèse.

  • Le renouvellement de la géographie militaire

Le renouveau de la géographie militaire dans le monde occidental est lié directement aux mutations géopolitiques de la fin de la guerre froide. La chute de l’Union soviétique en 1991, le développement des zones d’États faillis, comme en Bosnie-Herzégovine entre 1991 et 1995, le 11-Septembre, l’émergence de nouvelles menaces liées à l’islamisme radical international, les opérations militaires en Afghanistan (2001-2014), en Irak (2003-2010), en Afrique (Mali puis Sahel depuis 2013) demandent de repenser la conception de la discipline.

Depuis les années 2000, une nouvelle forme de géographie militaire tend donc à se développer, qui présente de nouveau une conception unifiée et globale. Les facteurs de ce renouvellement sont divers. L’un des premiers est lié à l’intérêt croissant pour l’approche spatiale des problématiques militaires. Dans le contexte de l’après-guerre froide, à une époque de restructuration des capacités militaires, ce mouvement de réflexion s’est renforcé au plus haut niveau. Au Pentagone, une commission de géographie militaire est créée en 1996 sous l’égide du colonel Collins, lui-même auteur d’un ouvrage de synthèse intitulé Military Geography (1998). Depuis 1993, l’organisation de congrès internationaux de géographie militaire (International Military Geosciences) regroupant des géographes universitaires internationaux, des industriels de défense et des représentants de la Défense américaine, témoigne de cette dynamique. Il en résulte une production scientifique universitaire et militaire qui tend à répondre à des besoins plus opérationnels.

Les centres d’intérêt se sont déplacés de l’étude des facteurs géographiques dans la guerre conventionnelle pendant la guerre froide à celle des opérations de contre-insurrection dans des milieux variables (urbain, désert, montagne). Entre autres exemples, Harold A. Winters dirige un ouvrage de référence sur l’influence des éléments naturels dans les guerres36 ; John Palka et Francis Galgano exposent37 les dimensions géographiques de certains conflits jusqu’aux années 2000 (les opérations amphibies, la guerre d’Irak de 2003 par exemple), les opérations de stabilisation conduites dans des contextes spécifiques (les catastrophes naturelles) et des milieux naturels particuliers (en Bosnie, Kosovo, Afghanistan), les armées en temps de paix (fermeture de bases, l’entraînement des forces, les effets des guerres sur le milieu naturel et les sociétés dans la durée). Cette production scientifique atteste de la richesse de la réflexion géographique dans le champ des War Studies et Peace Studies en plein essor dans les pays anglo-saxons, mais aussi désormais en France.

La conception de la géographie militaire se veut plus globalisante et moins centrée sur l’approche du terrain. Ainsi John Collins distingue la géographie physique (terre, mer, air), la géographie culturelle (population, urbanisation, lignes de communication, bases militaires, fortifications), la géographie politico-militaire (renseignements, zones de tensions, aires de responsabilités militaires), la géographie régionale au travers de plusieurs exemples d’opérations. Tout en s’inspirant des théories géopolitiques et géostratégiques classiques, il tient compte des échelles locales et régionales dans toutes les dimensions physiques (terre, mer, air).

En outre, la géographie militaire s’oriente plus vers la géographie humaine où se développent de nouvelles réflexions, parfois menées dans le cadre de programmes militaires. Sous l’influence des opérations menées en Irak et en Afghanistan, les centres d’intérêt se sont déplacés vers l’étude des cultures, des religions, des ethnies, des systèmes de gouvernance politique par exemple. Des bases de données sont constituées, avec des programmes différents selon les armées, pour créer un outil commun aussi bien pour le renseignement militaire que pour les groupements interarmées sur les théâtres d’opération38. Ainsi le programme de l’armée américaine Human Terrain System, opéré entre 2005 et 2014 en Irak et en Afghanistan, a pour objectif de créer des bases de données de géographie sociale et culturelle relatives aux individus, aux clans et aux tribus au profit des unités et du renseignement.

Un deuxième facteur est lié à l’importance accordée à l’approche géographique dans les doctrines stratégiques des puissances mondiales. En France, dans les éditions des Livre Blanc sur la défense et la sécurité nationale de 2008, 2013 et 2017 (Revue stratégique), la stratégie de sécurité nationale a « pour objectif de parer aux risques ou menaces susceptibles de porter atteinte à la vie de la nation », de défendre la population et le territoire, et d’assurer la contribution de la France à la sécurité européenne et internationale. La création d’un cinquième pilier stratégique baptisé « connaissance et anticipation », considéré comme la « première ligne de défense », reconnaît ainsi la nécessaire exploitation des outils et de l’analyse géographiques pour répondre aux impératifs de la sécurité nationale. Ce nouveau pilier considère que la « bataille du xxie siècle se joue d’abord sur le terrain de la connaissance et de l’information, des hommes comme des sociétés », qui couvre le champ du renseignement, les zones d’opérations, l’action diplomatique, la démarche prospective et la maîtrise de l’information. La connaissance des liens entre les sociétés et les territoires, dans leurs dimensions physiques et humaines, représente « l’une des clefs de l’autonomie stratégique » pour le décideur politique et militaire.

Aux États-Unis, le rapport quadriennal du National Intelligence Council, qui fait office de doctrine stratégique pour l’ensemble du Département d’État et qui conseille les dix-sept agences de renseignement, prend en compte les grandes tendances géostratégiques mondiales. Le rapport publié en 2016 définit la situation présente comme les perspectives jusqu’en 2035. Il fait notamment référence à la pénurie d’eau potable pour la moitié de la population mondiale, à l’accélération de la dégradation des sols et de l’air, à l’augmentation du réchauffement climatique, et à leur rôle dans la chute de la productivité agricole, la perte de la biodiversité et le développement des pandémies, la fragilisation des États et l’essor des guerres civiles. Ce document officiel traduit ce renouveau de la géographie à des fins stratégiques en conseillant les autorités politiques mais aussi miliaires.

Depuis la fin de la guerre froide, se développe donc une nouvelle géographie militaire dont l’essor prend des formes différentes selon l’institution ou l’origine nationale qui la porte. Il pourrait être souligné également la place croissante des milieux naturels (montagnard, littoral, semi-désertique et désertique) dans les doctrines interarmées ainsi que dans les documents doctrinaux de géographie militaire proprement dits, qui présentent une valorisation de la production géographique dans les armées.

En France, l’armée de terre adopte en 2000 une instruction sur le concept d’emploi de la géographie en opérations (geo-100) qui connaît plusieurs éditions jusqu’à aujourd’hui. L’expression de géographie militaire est de nouveau employée officiellement. Elle se définit comme « l’ensemble des informations géographiques nécessaires en temps de paix et en temps de crise ou de guerre aux activités relevant de la défense ». Elle intègre aussi bien la géographie physique que la géographie humaine, notamment l’économie et le politique. En 2013, ce document doctrinal est complété par la Doctrine de l’appui géographique des forces terrestres (geo-20.101) : « La géographie militaire englobe les moyens et les processus permettant de fournir l’information géographique nécessaire, en temps de paix comme en temps de crise, aux activités des organismes relevant du ministère de la Défense. » L’orientation doctrinale met en exergue la notion de géographie, hydrographie, océanographie et météorologie (ghom). Celle-ci se définit comme « l’unique ensemble de données d’informations opérationnelles » et un « processus informationnel relatif à l’environnement géophysique limité à la sphère terrestre et à son atmosphère ».

Des différentes conceptions de la géographie militaire se dégage une certaine complémentarité. En tant qu’analyse et représentation de toutes les formes de la géographie à des fins militaires, en temps de paix comme de guerre, celle-ci est marquée par la pluralité des espaces intégrant le processus d’interarmisation de la discipline (terre, mer, air, espace extra-atmosphérique), le jeu des trois échelles géographiques fondamentales (local/terrain, tactique, régional/théâtre d’opération, grands espaces continentaux/stratégique), la diversité des concepts adaptés à des raisonnements spécifiques (atouts/contraintes du terrain dans la tactique, milieux naturels dans la tactique et l’opératique, grands ensembles géopolitiques dans la stratégie), l’approche géohistorique (les expériences du passé, plus souvent abordées dans la géographie militaire anglo-saxonne que française), l’élargissement de la notion de géographie militaire de la guerre à la paix (reconstruction dans la phase de normalisation), des problématiques militaires portant sur les modes d’appropriation et de contrôle du territoire, de maîtrise de l’information géographique, de conception et de représentation de l’espace pour le militaire.

En somme, si le raisonnement géographique à des fins militaires est aussi ancien que l’origine de la guerre, la géographie militaire se structure comme mouvement de pensée et organisation institutionnelle à partir du xixe siècle. Après une période de rayonnement, qui s’étend globalement du début du xixe siècle jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, elle connaît un nouvel essor depuis les années 1990, qui prend des formes diverses et suit des tendances différentes selon les armées et les courants de pensée nationaux. Mais cette dynamique actuelle, soutenue par l’essor des nouvelles technologies numériques, révèle bien le besoin de connaissances géographiques pour mettre en œuvre les grandes lignes stratégiques d’un État, apporter un appui aux forces et une aide à la décision pour le pouvoir politico-militaire.

1 Sun Tzu, L’Art de la guerre, Paris, rééd. Pocket/Agora, 1993, p. 69.

2 Frontin, Les Stratagèmes, Paris, Economica-isc, 1999, p. 109.

3 N. Lenglet-Dufresnoy, Méthode pour étudier la géographie, Paris, Hochereau, 1716.

4 Ibid., p. 6.

5 H. Coutau-Bégarie, Traité de stratégie, Paris, Economica, 1999.

6 J. Sanchez-Cisneros, Elementos sublimes de geografica fisica aplicados á la cienca de campana ?, 1819 ; colonel San Pedro, Le Rôle stratégique des places du Rhin, 1846 ; colonel J. Gómez de Arteche, Geografia histórico-militar de España y Portugal, 1859.

7 « La direction centrale des travaux géographiques, présidée par le chef d’état-major général, coordonne les activités géographiques de tous les ministères », H. Coutau-Bégarie, op. cit., p. 672.

8 Général A. Hartmann, Les Forces offensives et défensives de la France par rapport à l’Allemagne, 1860 ; lieutenant-colonel Meyer, La France, ses défenses naturelles et artificielles, 1860.

9 Capitaine C. Massenbach, L’Allemagne et les États voisins, 1862 ; lieutenant Biffat, Le Théâtre de la guerre sur le Haut-Rhin et le Haut-Danube, 1863.

10 Colonel E. Rudtorffer (de), Géographie militaire de l’Europe, Paris, Corréard, 1847.

11 Th.S. Lavallée, Géographie physique, historique et militaire, 1832, 1836, 1853 (4e édition).

12 Ph. Boulanger, La Géographie militaire française (1871-1939), Paris, Economica, 2002 ; Ph. Boulanger (sd), La Géographie militaire-1, Stratégique n° 81, Institut de stratégie comparée, mars 2003 ; La Géographie militaire-2, Stratégique nos 82-83, Institut de stratégie comparée, octobre 2003 ; La Géographie militaire-2, Stratégique n° 119, Institut de stratégie comparée, décembre 2018.

13 Le général Burgain-Desfeuilles est l’un des personnages de La Débâcle, le dix-neuvième roman de la série des Rougon-Macquart d’Émile Zola publié en feuilleton de février à juillet 1892 dans la Vie populaire.

14 Commandant O. Barre, Géographie militaire et les nouvelles méthodes géographiques. La France du Nord-Est, Paris, Berger-Levrault, 1899 ; capitaine  Marga, Principaux États de l’Europe, 2e partie, 3 vol., Paris, Berger-Levrault, 1881, 1882, 1884 ; G.-L. Niox, Géographie militaire, 8 vol., Paris, Baudoin/Delagrave, 1876-1894.

15 Ch. Clerc, Études de géologie militaire. Le Jura, Paris, Berger-Levrault, 1888 ; L. Pichat, Géographie militaire du bassin du Rhin, Paris, Delagrave, 1876.

16 G. Hue, Aperçu de la géographie militaire de l’Europe (moins la France), Paris, Jouvet, 1880.

17 Capitaine Ville d’Avray, Cours de géographie, École militaire d’infanterie, 1888-1889.

18 Comité d’officiers de toutes armes, Nouveau Dictionnaire militaire, Paris, librairie militaire de Baudoin, 1892.

19 P. Vidal de La Blache est alors professeur de géographie à la Sorbonne.

20 Association des géologues du Bassin de Paris, Société géologique du Nord et Comité français d’histoire de la géologie, Géologie et Géologues sur le front occidental. 14-18, la terre et le feu, 2018.

21 Service géographique de l’armée, « Rapport sur les travaux exécutés du 1er août 1914 au 31 décembre 1919, historique du Service géographique de l’armée pendant la Première Guerre mondiale », Paris, imp. du sga, 1936.

22 « Les conditions géographiques de la guerre. Étude de géographie militaire sur le front français de 1914 à 1918 ».

23 Capitaine  Villate, Les Conditions géographiques de la guerre. Étude de géographie militaire sur le front français de 1914 à 1918, Paris, Payot, 1925 ; commandant Lucien, Conférences de géographie politique et économique, École spéciale militaire, mars-juin 1920.

24 Amiral Castex, Théories stratégiques, Paris, Economica, rééd. 1996.

25 Fisher, Géographie militaire, 1916.

26 Henze et Gagemann, Nature et Guerre, 1916.

27 A. H. Brooks, « The influence of geography on the conduct of the war », Geography Review, juillet 1920 ; K. Bryan, The Role of Physiography in Military Operations, Scientific Monthly, nov. 1920, D. Johnson Topography in the War, 1918, et The Battlefields of the World War, 1921; H. E. Gregory, Military Geology and Topography, Oxford, 1918 ; National Research Council, Military Geography and Topography, Yale University, 1919.

28 Colonel Thoumin, Notes de géographie militaire, 1948.

29 H. Mackinder, « Pivot géographique de l’histoire », conférence à la Société royale de géographie de Londres, 1904.

30 N. Spykman, La Géographie de la paix, 1942.

31 Contre-amiral Célérier, Géopolitique et Géostratégie, 1955.

32 H. Coutau-Bégarie, op.cit..

33 Contre-amiral Lepotier, dans « Géopolitique et géostratégie », Revue Défense nationale, 1958.

34 Général Gambiez, L’Épée de Damoclès. La guerre en style indirect, 1967.

35 Question mise en évidence par F. Debie, R. Ulrich et H. Verdier dans « À quoi sert la géostratégie ? », Stratégique, 1991.

36 H. A. Winters, Battling the Elements, Weather and the Terrain in the conduct of War, 2001.

37 Colonel Palka et lieutenant-colonel Galgano (sd), Military Geography from Peace to War, 2005.

38 Ph. Boulanger, « De la géographie militaire au Geospatial Intelligence en France depuis le xixe siècle », Géographie et Guerre. De la géographie historique au geospatial intelligence en France (xviiie-xxie siècle), Paris, Société de géographie, 2016.

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