N°43 | Espaces

Patrick Charaix

L’espace et le drone : la bataille de demain

Dans les combats d’aujourd’hui, nous assistons à des confrontations de forces symétriques, à coups d’actions terrestres, aériennes, maritimes ou de forces spéciales réalisées par des forces régulières et, en parallèle, bien plus nombreux, à des combats asymétriques où un opposant se bat dans la foule, à coup d’emprovise explosive device (ied), de drones armés ou de snipers. À très courte échéance, de nouveaux champs de bataille vont émerger, notamment dans le domaine de l’espace ; des forces spatiales vont combattre pour protéger mais aussi pour attaquer des satellites amis et ennemis ; les ordinateurs victimes d’une cyberattaque seront inopérants, incapables de transmettre des ordres aux troupes engagées sur le terrain ; les drones, sous toutes les formes possibles (aérienne, terrestre ou maritime, nano, mini ou en essaim), submergeront les défenses conventionnelles non préparées à faire face à cette nouvelle technologie. Ces milieux sont et seront davantage les lieux de confrontations économiques, industrielles, techniques, stratégiques, militaires, plus que la terre, l’eau et l’air. Les grandes puissances, afin de conserver le gap technologique nécessaire sur leurs éventuels adversaires, devront se doter de nouvelles capacités pour s’y préparer et y faire face.

L’aspect inéluctable de cette évolution des champs de bataille doit nous faire prendre conscience des nouvelles orientations à intégrer rapidement dans notre vision de la guerre future, dans notre concept général de défense et dans l’élaboration de nos futures capacités militaires.

  • La liberté d’action dans l’air et l’espace

S’agissant de l’air et de l’espace, la liberté d’action dans la troisième dimension devient de plus en plus contestée. Les armées de l’air occidentales ont découvert en Syrie la réalité et la complexité du déni d’accès. En effet, le déploiement des systèmes sol/air S300 et S400, qui protègent les forces et les implantations russes, a limité l’accès des aéronefs de l’opération Inherent Resolve à l’espace aérien syrien, qui couvre l’ensemble du théâtre d’opération cela n’avait pas été le cas lors des opérations précédentes (Libye, Kosovo, Golfe). Cette limitation aérienne se retrouve également en mer de Chine, avec l’interdiction décrétée unilatéralement par les Chinois de survoler les îles Spratleys et Paracels, contrairement aux règles internationales de l’Organisation de l’aviation civile internationale (oaci).

Cette liberté d’action est pourtant indispensable à la réactivité, notamment dans ce continuum air/espace, car il n’y a plus de séparation tangible, en termes d’altitude, dans le champ d’application des missions aériennes. De la pénétration à très basse altitude et à très grande vitesse, en passant par la gestion des mobiles de tous genres en moyenne et haute altitudes, jusqu’à la maîtrise des orbites des satellites en basse couche (observation et écoute) et des satellites géostationnaires (télécommunication, météo, alerte avancée), le continuum air/espace figure aujourd’hui comme un nouveau champ d’application d’une véritable stratégie de puissance.

C’est pourquoi la stratégie actuelle qui régit le fait aérien évolue pour prendre en compte cette nouvelle dimension. Avec le développement technologique fulgurant des objets spatiaux, de leurs capacités et de leur utilité dans toutes les fonctions vitales de la société moderne, de leur omniprésence dans les boucles d’information, de communication et d’échanges, la stratégie aérienne des temps de paix, de crise et de guerre s’émancipe naturellement et prend de l’altitude pour englober l’espace. La limite entre l’espace et l’atmosphère disparaît, notamment grâce aux progrès de la science, des lanceurs, des objets spatiaux et des segments sol qui les mettent en œuvre. La stratégie associée à ce continuum va donc muter naturellement vers la stratégie aérospatiale. Cette évolution est confortée par la similitude des modes d’action, des principes et des doctrines qui se développent dans les armées de l’air qui en ont la charge. Les exemples américain ou russe sont à ce titre révélateurs. Les capacités techniques procèdent d’une technologie plus sophistiquée, mais elles obéissent aux mêmes règles, comme Clément Ader1 et Giulio Douhet2 l’avaient imaginé pour l’air. C’est une stratégie de milieu qui, dans ce sens, obéit aux mêmes principes que les stratégies aérienne et navale.

Ce continuum air/espace se justifie également par l’extension des quatre caractéristiques que l’on attribue à l’air : la continuité (pas de limite et pas de contrainte physique) ; la translucidité, avec une observation possible dans tous les spectres visibles, infrarouge et électromagnétique ; la perméabilité, avec de moins en moins de résistance au fur et à mesure que l’on s’élève ; la profondeur, avec des limites pouvant désormais atteindre plus de soixante mille kilomètres d’altitude3. Dans la nouvelle stratégie associée à ce milieu, on retrouve les mêmes objectifs, les mêmes enjeux, les mêmes fonctions essentielles (connaissance et anticipation, dissuasion, protection, intervention et prévention). Seules les caractéristiques du milieu évoluent, l’air fait place au vide de l’espace. Pour fixer les idées, cette notion de changement de milieu se concrétise lors du vol d’un missile balistique quittant un sous-marin lanceur d’engins (snle). Après son tir, il traverse successivement l’eau, l’air et le vide de l’espace pour refaire le chemin en sens inverse. Pour les ingénieurs, la maîtrise de la technologie permettant d’appréhender ces changements de milieu est la clé de la réussite afin d’élaborer des systèmes d’armes toujours plus sophistiqués.

C’est pourquoi la base industrielle et technologique de défense (bitd), qui désigne l’ensemble des industries prenant part aux activités de défense, tient une place vitale dans cette stratégie aérospatiale. On parle bien d’industrie de souveraineté. Car, pour la France, l’autonomie stratégique de décision, s’appuyant sur du renseignement obtenu à partir de capteurs nationaux et d’une analyse des informations par des services nationaux, est le fondement de toute décision d’engagement militaire dans les affaires du monde. Ainsi, cette autonomie a permis au président Chirac de ne pas engager les armées françaises dans la deuxième guerre du Golfe, car les renseignements américains, qui montraient un programme nucléaire justifiant une intervention militaire, ne correspondaient pas à ceux obtenus par les moyens propres de nos services.

La dépendance croissante des opérations militaires vis-à-vis du milieu spatial, la démocratisation de l’accès à l’espace permise par l’essor du New Space, ainsi que le renforcement de la compétition stratégique créent de facto une vulnérabilité nouvelle à l’égard d’un milieu par ailleurs peu régulé.

Enfin, la connectivité reliera tous les acteurs de la force, de l’espace jusqu’au fantassin. Les objets volants dans l’atmosphère baigneront dans des combat clouds, qui leur fourniront et à qui ils fourniront des informations quasi instantanées (principe de la 5g) ; ces combat clouds seront créés par des micro satellites de manière à ne pas dépendre d’installations terrestres, plus vulnérables encore. Cette évolution de la connectivité peut être déclinée pour le combat multidomaines, donnant ainsi une dimension opérationnelle complètement nouvelle aux actions militaires.

La transition avec la cybersécurité est toute naturelle car le champ d’application d’attaques cyber devient beaucoup plus large, les cibles beaucoup plus nombreuses.

  • Le drone : l’arme nouvelle de la guerre aérienne

À un niveau plus tactique, sur le champ de bataille aérien, apparaissent de nouvelles menaces qui changent complètement notre approche dans la gestion de la sécurité de l’espace aérien. Le drone devient omniprésent dans les opérations de défense et de sécurité, du nanodrone d’espionnage, qui tient sur le doigt, au microdrone, qui tient dans la main, jusqu’à celui qui évolue en haute altitude et en longue endurance (hale), de plusieurs tonnes et qui reste en vol plus de vingt heures. Mais parmi ces nouveaux vecteurs aux fonctions élargies (renseignement, écoute, surveillance, destruction), il est un mode d’action qui se développe et qui présente une menace importante : l’essaim de drones. Celui-ci, composé de plusieurs drones – on parle de plusieurs centaines d’objets –, viendrait s’attaquer à un objectif défendu, saturant les défenses antiaériennes et détruisant la cible avec les quelques exemplaires qui auront franchi les défenses. La capacité de résilience des systèmes automatisés dotés d’une architecture de communication adaptée les rend moins vulnérables dans un environnement électromagnétique fortement perturbé, où les signaux gps et les communications ne passeraient plus.

L’un des atouts premiers d’un essaim de drones autonomes est la capacité de redondance de ses membres. La défaillance d’un individu n’affecte pas la poursuite de la mission. Dans certaines expérimentations, ils peuvent même rentrer à la base pour recharger leur batterie et leur armement, et repartir ensuite en opérations. En tant que système d’armes, il présente de nombreux avantages (coûts, simplicité, rusticité…), qui vont transformer la conduite des opérations en proposant des modes d’action innovants et changer les règles du jeu dans l’environnement aéroterrestre.

Quelles que soient ses caractéristiques, cette nouvelle capacité répond également à plusieurs principes militaires énoncés par les grands théoriciens tels Sun Tzu, Foch ou Clausewitz. Par exemple, selon Foch, pour obtenir la supériorité stratégique, il faut conserver sa liberté d’action par une économie des moyens (concentration raisonnée des moyens), permettant la sûreté (renseignement et éclairage afin de conserver sa liberté d’action), et par la concentration des efforts. L’essaim de drones à vocation à être autonome, ou semi-autonome, et bénéficie d’une capacité de redondance, d’attrition et de saturation, répondant ainsi à ces principes fondamentaux.

Ainsi, en Syrie, le 6 janvier 2018, une attaque simultanée a été menée par treize drones contre les bases russes de Hmeimin et Tartous. Néanmoins, les défenses antiaériennes ont réussi à détruire les attaquants, car ces dernières n’étaient pas en nombre suffisant pour les saturer. Mais le concept a été ici mis en œuvre par une force d’insurgés aux moyens limités.

Les grandes puissances aéronautiques travaillent sur des essaims composés de très nombreux drones. En octobre 2016, les Américains ont testé un vol de cent trois drones Perdix et les travaux se poursuivent avec les drones Tigersharks, Gremlins, notamment le programme Offencive Swarm. Enobled Tactics (offset) de la Defense Advanced Rescarch Projects Agency (darpa). En juin 2017, la China Electronics Technology Group Corporation (cetc)a lancé un essaim de cent dix-neuf drones qui ont évolué en formation. De nombreux développements suivent avec, par exemple, les drones Blowfish, Infiltrator et Parus S1. Le Royaume-Uni et l’Inde s’engagent résolument derrière ces deux grands leaders mondiaux ; Israël, la Russie et la Turquie débutent la course; la France peine à suivre.

Dans le domaine civil de l’événementiel, les limites sont constamment repoussées. Lors de la cérémonie du cinquantième anniversaire de la société intel, « we’ve been pushing the boundaries of what’s possible. To celebrate our anniversary, we broke a world record by creating the biggest-ever choreographed drone light show with 2,018 Intel Shooting Star drones » (« Nous avons réussi à pousser les limites de ce qui est possible. Pour célébrer notre anniversaire, nous avons battu un record mondial en créant le plus grand spectacle chorégraphique composé de deux mille dix-huit drones Intel Shooting Star »).

Les domaines d’innovation ne manquent pas, et les travaux de recherche et de surveillance technologiques doivent couvrir un large spectre pour éviter que le chef militaire ne soit confronté à sa grande crainte : la surprise stratégique (technologique ?) qui lui fera perdre la guerre. Ainsi, la compagnie de robots de combat, soutenue par des robots de transport logistique, engagera d’une manière particulièrement efficace une troupe d’hommes et créera un déséquilibre tactique désastreux pour l’armée qui n’avait pas vu venir cette révolution technologique des effecteurs sur le terrain. Ainsi, l’intelligence artificielle devient inévitable et prépondérante dans tous les nouveaux programmes, le système de combat aérien futur, le char de combat franco-allemand ou le futur sous-marin nucléaire lanceur d’engins. Paramétrés par l’homme, les systèmes de fusion de données collaboratifs ne sont néanmoins pas infaillibles. À titre d’illustration, en 1983, en pleine guerre froide, l’officier Petrov, en poste sur une base d’alerte stratégique soviétique chargée de détecter tout départ de missile balistique américain, décide de désobéir aux ordres en classant l’alerte de départ de cinq missiles balistiques depuis une base du Montana comme une fausse alerte. L’éternelle question de l’homme dans la boucle…

En conclusion, la maîtrise des milieux aérospatiaux, des plus hautes altitudes dans l’espace au plus près du sol avec les drones, est garante de la liberté d’action dans la troisième dimension, indispensable au succès des opérations militaires. Le besoin de cette maîtrise en France est en lien direct avec l’action politique, par les choix de défense (Livre blanc), d’engagements budgétaires conséquents (loi de programmation militaire, lpm), de recherche et développement (bitd), aux finalités de capacitaires duales qui tirent l’aéronautique vers le haut. Renseignement, dissuasion, réactivité dans l’action, représentent quelques domaines prioritaires des actions militaires multidomaines réalisées par les armées de l’air, et notamment la nôtre dans ces nouveaux espaces de bataille.

1 C. Ader, L’Aviation militaire, [1909], rééd. Service historique de l’armée de l’air, 1990.

2 G. Douhet, La Maîtrise de l’air, [1921], rééd. isc-Economica, 2007.

3 J. de Lespinois, « La stratégie aérienne », La Mesure de la force, Paris, Tallandier, 2018.

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