La tradition occidentale appréhende le beau comme une puissance d’être particulière qui distingue l’objet dont elle émane. Est ainsi reconnu comme beau ce qui tranche sur l’ordinaire et l’uniformité du quotidien, ce qui est perçu comme habité par une présence singulière et qui procure de ce fait une impression agréable tout en suscitant une sorte d’attirance qui ressemble à un appel, ou encore, pour le dire en langage philosophique, ce qui témoigne d’une certaine transcendance au sein de son immanence.
Tout au long de l’histoire, cette qualité n’a guère manqué de ressortir de l’aspect que les armées offraient au regard : le chatoiement des uniformes, l’éclat des armes et l’ordonnance de leurs parades se sont souvent conjugués pour conférer à leur apparence une incontestable beauté qui en a fait rêver plus d’un. Avec la mécanisation de la guerre et le souci de rendre le soldat moins visible par son ennemi, la tendance à la sobriété de l’esthétique militaire, voire sa banalisation ont eu pour effet d’estomper significativement cette dimension. Aussi, dès lors que, désormais, les armées se présentent d’abord et avant tout comme des « machines de guerre » focalisées sur la performance et l’efficacité opérationnelles, envisager qu’elles puissent revêtir une certaine forme de beauté risque de paraître quelque peu incongru. À moins d’aller la rechercher dans un tout autre registre que celui des apparences…
- La « civilisation » progressive de l’usage de la force
Les armées sont un instrument de puissance et celle-ci ne se manifeste pas sans un certain éclat qui vise à la rendre sensible, avant même que ne se concrétise l’éventualité de l’action à travers laquelle s’exprimera la violence qu’elle recèle. Il s’agit en effet d’impressionner les ennemis potentiels afin de les dissuader de se risquer à l’aventure d’une guerre, et, tout autant, de rassurer la population que les armées défendent quant à la solidité de la protection dont elle bénéficie face à ce type de menaces. De fait, à l’instar de ce qui peut être observé dans les tribus primitives, la démonstration de cette puissance a longtemps joué sur la sensation produite par l’aspect spectaculaire que devait revêtir l’exhibition d’hommes en armes parés d’attributs particulièrement voyants aux fins de frapper les esprits et d’y susciter un sentiment d’effroi, sinon de crainte – cette fonction étant désormais dévolue à l’arsenal des engins de haute technologie que les nations s’efforcent de posséder et dont elles ne manquent pas, de mettre en scène de diverses manières, le déploiement.
Mais, par nature, les armées sont composées de guerriers, à savoir d’êtres humains à qui les sociétés accordent le droit singulier de donner la mort et qui se trouvent en retour devoir l’affronter lorsqu’advient l’heure du combat. Cette caractéristique hors norme emporte deux conséquences apparemment contradictoires. D’une part, la quête de supériorité permettant d’assurer la victoire, à laquelle participe la nécessité d’empêcher les combattants de reculer devant la peur de la mort, est à l’origine de l’assujettissement quasi universel des forces armées à une discipline rigoureuse dont les contraintes recouvrent souvent tous les aspects de la vie des soldats tant qu’ils sont placés sous cet état. D’autre part, outre la sauvagerie dans laquelle l’ivresse de l’action ou le face-à-face avec l’horreur peuvent amener les combattants à basculer, la confrontation avec la mort, qui plus est dans des conditions où celle-ci n’est plus frappée d’un interdit, et la précarisation de l’existence qui en résulte tendent assez naturellement à engendrer un intense besoin de jouir sans retenue de la vie, ouvrant ainsi la porte au déchaînement des passions mauvaises qui ont vu les soldats se transformer en soudards et les expéditions militaires laisser dans leur sillage une triste cohorte de pillages, de viols ou de violences aussi odieuses que gratuites.
Cette conjonction, au sein des troupes de combattants, de la discipline et des risques de violence incontrôlée a revêtu des visages divers selon les époques, mais aussi, et peut-être surtout, en fonction des conditions et des finalités qui déterminent la formation des organisations armées. De fait, entre la horde barbare des âges antiques et les régiments de la bataille de Fontenoy, le rapport de proportion entre ces deux facettes longtemps indissociables du mode de vie des guerriers n’est sans doute pas commensurable. Et avec la réapparition en Europe de la conscription militaire, l’incorporation massive de civils a certainement contribué à changer le regard que pouvaient porter les peuples sur ces corps non seulement quelque peu étrangers, mais toujours empreints d’une imprévisible brutalité que représentaient jusqu’alors les armées à la main du pouvoir. Une certaine forme de connivence, voire de fierté patriotique, s’est substituée à l’espèce d’intranquillité que pouvait susciter, malgré le panache des uniformes, l’ambivalence des comportements humains régnant au sein de cet univers singulier dédié à l’exercice de la violence.
En outre, à mesure que la guerre s’est « industrialisée » à partir de la fin du xixe siècle, devenant de la sorte toujours plus meurtrière, y compris à l’endroit des populations civiles, ont commencé d’être établies, à l’échelle internationale, des dispositions juridiques visant à en réguler le cours à travers un encadrement de plus en plus élaboré des conditions dans lesquelles les armées régulières étaient habilitées à recourir à la violence. C’est ainsi qu’avec, notamment, les conventions de Genève (1864) puis de La Haye (1899 et 1907) jusqu’à la création de la Cour pénale internationale (1998) s’est peu à peu développé un droit de la guerre fondé sur le principe d’assurer la protection des droits fondamentaux de la personne humaine dans les situations de conflits militaires. Le fait que les débordements de la « soldatesque » d’antan soient désormais assimilés à des actes criminels et, comme tels, passibles de sanctions pénales a obligé les armées des États adhérant à ce système de normes internationales à maîtriser leur usage de la force et, partant, à « civiliser »1 le comportement de leurs hommes en temps de guerre – ce que traduit aujourd’hui la notion communément admise des règles d’engagement par lesquelles ces armées s’emploient désormais à circonscrire de façon extrêmement rigoureuse les modalités de l’action militaire et les effets qui en sont attendus.
Ainsi, dans les pays où le règne effectif de l’État de droit emporte le respect des normes humanitaires de la guerre et où les peuples entretiennent un lien étroit avec leurs armées, le visage de ces dernières s’est-il très largement départi de cette apparence de brutalité rugueuse qu’y imprimait la marque toujours affleurante d’une violence mal dégrossie ne laissant pas de couver sous les rigueurs de la discipline collective.
- La portée de la culture des peuples sur l’identité des armées
Dans les sociétés modernes, les armées régulières sont une émanation de l’État. Instrument de la défense collective qui, comme l’a jadis rappelé le général de Gaulle, est la première raison d’être de celui-ci, incarnant l’expression ultime de sa quête de puissance, elles participent de sa permanence et jouent un rôle essentiel dans les développements du projet historique de la nation dont il conduit la destinée. Cette inscription dans l’obédience de l’État vaut donc à l’institution militaire d’être porteuse des valeurs constitutives de la grammaire et des aspirations communes dont celui-ci est le dépositaire pour le compte des générations qui se succèdent. Qu’il s’agisse des rapports que le corps social entretient avec la violence et la guerre, de la considération qu’il accorde à la vie humaine ou de sa capacité à consentir aux règles qui fondent une société viable, ces données de la culture propre à chaque peuple imprègnent leur armée et lui confèrent de la sorte une physionomie spécifique.
Ainsi, la violence qui marque les rapports sociaux aux États-Unis, le sentiment des Américains d’être un peuple élu, appelé à éclairer le monde, et la confiance qu’ils placent dans la science et la technologie semblent être autant de traits que l’on peut retrouver dans l’image de puissance, de certitude et de prééminence technique que projette leur armée. À l’opposé, le rejet de la guerre et le refus de la puissance dans lesquels l’Allemagne s’est installée après qu’ils lui eurent été imposés n’ont pas manqué de rejaillir sur la situation de ses armées : outre le discrédit dont le métier des armes continue d’être frappé, la faiblesse de l’esprit collectif de défense a conduit à en faire un outil qui demeure peu opérationnel, et ce d’autant plus qu’il y a favorisé la pénétration des normes civiles, génératrices d’autant de freins à leur performance potentielle dans l’éventualité d’engagements militaires. Et au bout de la chaîne, dans les pays où l’État est failli, les forces armées s’apparentent plus à des bandes indisciplinées qu’à des troupes régulières : minées par la corruption, mal équipées, insuffisamment entraînées, elles sont souvent promptes à se débander face au moindre coup dur dès lors que font défaut les raisons de se battre au service d’un objectif partagé par les sociétés qu’elles sont supposées défendre.
Ces quelques exemples choisis parmi beaucoup d’autres possibles visent à montrer qu’au-delà des grandes constantes qui sont le lot commun de la plupart des armées du monde2, chacune d’elles n’en est pas moins typée et apparaît donc, aux yeux des observateurs extérieurs, comme une institution véhiculant un ensemble toujours singulier de représentations à travers lesquelles miroitent des valeurs distinctives du tempérament national.
- Le nouveau visage de l’armée française
S’agissant de l’armée française, il y a lieu de constater d’emblée que son identité et la perception que nos concitoyens peuvent en avoir ont profondément changé avec l’abandon de la conscription. À cet égard, il ne faut pas manquer de rappeler le regard que les Français portaient sur leur armée à partir du moment où, l’aventure coloniale et l’imaginaire qu’elle charriait ayant pris fin, elle a, pour beaucoup d’entre eux, revêtu le visage d’un univers assez « bas de gamme », à l’image de ces trains nocturnes de permissionnaires aussi bruyants qu’alcoolisés, regagnant leurs casernes pour y vivre l’ennui dans l’attente de la « quille ». Certes, si les nostalgiques du service militaire regrettent la fonction d’intégration sociale que celui-ci pouvait jouer, il n’en reste pas moins qu’aux yeux de nos concitoyens de l’époque, l’armée des premières décennies de la Ve République, semblant à nouveau ressortir de l’univers dépeint par Courteline, ne brillait pas vraiment à raison des vertus intrinsèques qu’on eût pu néanmoins lui reconnaître. Et ceci d’autant plus que dans le contexte de l’époque, l’antimilitarisme alors à la mode n’y prêtait guère.
À l’ensemble très vaste, aux contours somme toute assez flous, de l’espèce de continuum qui existait entre l’armée et la nation, la professionnalisation de son recrutement a substitué une communauté humaine dont les formes sont nettement resserrées et le profil bien mieux découpé, qui constitue désormais un monde « en soi », sans pour autant être devenu un corps étranger, relégué aux yeux de ses contemporains dans les confins d’une espèce d’extraterritorialité solitaire. Paradoxalement, le fait qu’en rupture avec l’héritage de la levée en masse de 1793, l’armée ait cessé d’être une entité immanente à la nation a créé un effet de distance qui lui a valu de devenir plus visible pour celle-ci et, de façon imprévue, de recouvrer un lustre qu’elle avait perdu depuis la défaite de 1940, mais qui, aujourd’hui, semble d’une nature très différente de celui dont elle était auréolée au sortir de la Grande Guerre.
Certes, l’évolution des circonstances internationales qui a conduit à opter, en 1996, pour une armée constituée exclusivement de professionnels a sans conteste favorisé l’espèce de métamorphose dont celle-ci a été l’objet. Avec la multiplication des opérations extérieures, les soldats jusqu’alors cantonnés dans leurs casernes se sont retrouvés projetés dans des contrées lointaines aussi âpres que rudes, où ils ont renoué avec l’essence de l’action militaire qu’est le combat, en donnant par là même à leurs concitoyens, via le relais des médias, l’occasion de redécouvrir la réalité opérationnelle de leur métier, les risques qu’il emporte, mais aussi la noblesse inhérente à l’engagement sur des théâtres de crise au nom d’une certaine conception de la place de la France dans le monde. À quoi sont venus s’ajouter les effets de l’opération Sentinelle, qui a donné à nos concitoyens les moyens d’établir des rapports plus familiers avec ces hommes et ces femmes qu’ils voyaient sans doute auparavant comme ressortant à un monde quelque peu éloigné de leurs préoccupations quotidiennes.
Soutenues de surcroît par de remarquables campagnes de communication, les armées ont pu ainsi regagner l’affection des Français, comme en témoigne le niveau de confiance dont ne cessent de faire état les sondages. Au-delà, il est manifeste qu’elles ont peu à peu repris une place privilégiée dans l’imaginaire collectif, ne serait-ce que parce qu’à une époque où la France tend à douter d’elle-même, tant les performances opérationnelles des forces engagées aux quatre coins du monde que l’excellence technologique des armes qu’elles servent sont assurément pour nos compatriotes une des rares sources de fierté nationale qui demeure.
La restauration de l’image des armées qui s’est ainsi opérée en à peine deux décennies ne se réduit pas pour autant à la seule considération dont font l’objet, avec l’institution à laquelle ils appartiennent, des professionnels qui s’acquittent d’une tâche très particulière dans des conditions souvent très éprouvantes, tout en portant haut les couleurs de la France. Car derrière ce qui se donne ainsi à voir, il est une dimension plus subtile qui confère à l’armée française ce qu’on incline à tenir pour une sorte de beauté discrète.
- Une haute exigence d’humanité au cœur de la puissance
La circonstance hors norme qu’est le combat armé – ce que les militaires appellent euphémiquement l’engagement opérationnel – constitue la pierre angulaire sur laquelle reposent non seulement toute la construction d’un outil de défense, mais aussi les principes dont procèdent tant les règles rigoureuses que les conditions très particulières auxquelles est assujetti l’exercice du métier militaire. En effet, outre la puissance matérielle que procurent la performance des équipements, le volume des unités déployées et la bonne organisation de l’ensemble, l’action de guerre implique de disposer les êtres humains que sont les combattants à accepter de se confronter à une violence portée à un degré extrême, et ceci non pas sous l’empire de ressorts qui leur seraient personnels, mais au nom d’une cause qui les dépasse et qu’ils ont accepté de servir – en l’espèce, la défense de leur pays sous toutes les formes qu’elle peut revêtir. Dès lors, pour étayer la force morale de leurs soldats face aux risques de la mort ou de la confrontation à l’horreur, mais aussi pour les contraindre, dans ces conditions particulièrement éprouvantes, à respecter les valeurs que véhicule l’idéal collectif de la nation qu’elles servent, les armées se sont, de tout temps, employées à associer à la formation aux techniques de la guerre l’inculcation d’un « savoir-être » résultant de l’expérience que leur ont donné d’accumuler, au fil des âges, la gestion des hommes et de leurs comportements, tant dans les situations les plus périlleuses que dans les circonstances les plus banales de la vie en commun qui est le lot des militaires.
Toutefois, au-delà des grands invariants qu’elle partage avec ses homologues, il apparaît que l’armée française se distingue sur ce point par une capacité assez rare à combiner une combativité unanimement reconnue avec le soin extrêmement rigoureux qu’elle apporte à la maîtrise de la violence et de ses effets, et, plus généralement, à la rigueur morale du comportement des hommes et des femmes qui la composent. Déjà constitutive à maints égards de son système traditionnel de valeurs3, cette propriété singulière n’en a pas moins pris un tour encore plus aigu sous l’effet de deux évolutions relativement prononcées s’agissant de la France, dont les répercussions sur l’institution militaire sont venues redoubler la portée du processus historique de « civilisation » de la guerre : d’une part, celle qui est liée aux développements continus d’un idéal humaniste aboutissant à la sacralisation des droits de l’homme ; d’autre part, celle, plus récente, qui a conduit la France à renoncer à toute ambition de conquête ou de domination pour s’affirmer en tant que puissance porteuse de paix et revendiquant d’en soutenir la cause, dût-elle se battre à cette fin.
De fait, tout porte à penser que, dans le contexte des dernières décennies marquées par l’accentuation de l’impératif moral sous-tendant ces évolutions convergentes, nos armées ont franchi un cran supplémentaire dans leur conformation à une éthique dont les très hautes exigences témoignent d’une volonté plus intransigeante que jamais de concilier l’action de guerre avec le respect de la vie humaine et de la dignité de tout être humain, y compris lorsqu’il s’agit de l’ennemi le plus implacable. Dès lors, au-delà de la visibilité de leur puissance, ne laisse pas de transparaître du visage qu’elles revêtent aujourd’hui cette conscience aiguë d’assumer, à travers les conditions dans lesquelles elles peuvent être amenées à se battre, donc à donner la mort, une responsabilité majeure quant à la crédibilité des valeurs que la France entend incarner : « Porter les armes de la France et user de la force en son nom, c’est le faire sous contrainte d’une haute exigence d’humanité4. »
Pour paradoxal que cela puisse paraître au regard de la violence qu’elles sont habilitées à perpétrer, cette exigence d’humanité est aujourd’hui une dimension essentielle du très haut niveau de professionnalisme auquel nos armées forment leurs hommes. Agrégeant le meilleur de leurs traditions d’honneur, de discipline et de solidarité à la richesse d’un capital empirique de savoir-faire forgé dans le registre de l’humain, elle se décline à travers un dispositif très élaboré, complet et cohérent de règles et de pratiques qui ont vocation à faire vivre une approche profondément humaine des multiples facettes de la relation à autrui, quel que soit le visage sous lequel celui-ci se présente5. Et parce que l’armée française se révèle ainsi très fortement imprégnée du sens de l’autre, dont la défense de la nation et la confrontation au mystère de la mort représentent les références ultimes, elle témoigne, de façon visible, d’une manière d’être au monde dont la grammaire, reposant sur l’acquiescement à un ordre régi par des signifiants à forte valeur symbolique6, tranche singulièrement sur celle qui inspire la célébration contemporaine de l’individu-roi et du bonheur de consommer.
Dès lors, le fait est qu’au rebours de l’image quelque peu terne dont la plupart des conscrits de jadis gardent la mémoire, cette communauté d’hommes et de femmes qui « ont adopté la loi de perpétuelle contrainte »7 en consentant à des conditions de vie relativement modestes, à commencer au plan financier, rayonne d’une singulière densité d’humanité qui ne saurait manquer d’impressionner quiconque considère la dimension de l’humain comme le registre dans lequel se joue, au bout du compte, « la seule querelle qui vaille ». Et c’est bien à raison de l’attention scrupuleuse qu’elle accorde à la dignité de l’homme, laquelle constitue, plus que jamais, l’alpha et l’oméga de son système de valeurs, que l’armée française se donne à voir comme habitée par une sorte de supplément d’âme dont la présence prête à y découvrir les vibrations d’une ineffable beauté intérieure.
S’inscrivant, du fait de sa permanence, dans la durée de l’histoire, notre armée apparaît, au sein d’une société en quête de repères et qui s’interroge sur son identité, comme un foyer où s’actualise une conception élevée de la personne humaine, conception dont on ne peut s’empêcher de considérer qu’elle participe du meilleur de l’héritage humaniste que la France a sécrété au fil des âges. Façonnée par des enjeux touchant aux questions essentielles que sont la survie d’une nation et sa pérennité, et, plus fondamentalement, le rapport des hommes à la violence et à la mort, l’imprégnation de ses pratiques quotidiennes, de ses principes de fonctionnement et de ses règles d’action par une éthique rigoureuse dont elle n’a cessé d’approfondir les exigences confère à l’image de puissance maîtrisée qu’elle projette une sobre grandeur qui n’est pas sans rappeler l’élégance dépouillée des édifices bâtis selon les canons de l’architecture classique.
Autrement dit, l’armée française ne saurait être réduite à la seule dimension d’un outil de défense actionné par des professionnels de haut niveau dont les performances opérationnelles justifient à leur endroit un légitime sentiment d’admiration et de fierté collectives. Pour peu que l’on s’aventure à en pénétrer les arcanes, elle se révèle porteuse d’une singulière richesse d’humanité forgée au creuset d’un idéal qui appelle non seulement au dépassement de soi mais aussi au souci de l’autre ou, fût-il l’ennemi, au respect intransigeant de sa dignité. Ressortant comme un attribut plus que jamais déterminant de son identité, ce soin particulier qu’elle accorde au registre de l’être et l’élévation des fins qui le motivent sont sans aucun doute au principe de cette beauté discrète qu’on ne peut s’empêcher de lui trouver.
1 Terme qui doit être entendu dans l’acception de « développer des rapports de civilité » acceptation que lui donne Norbert Elias lorsqu’il décrit la « civilisation des mœurs » dans son célèbre ouvrage éponyme.
2 Organisation en corps de troupe de taille croissante, discipline et système d’autorité hiérarchique fondé sur la distinction des grades, déclinaisons des mêmes fonctionnalités (combattants, renseignement, logistique…), usage des mêmes types de matériels…
3 Ce qu’illustre de façon exemplaire l’état d’esprit dont témoigne Le Rôle social de l’officier, de Lyautey.
4 Postface du général d’armée Jean-René Bachelet dans le très beau livre du général Benoît Royal, L’Éthique du soldat français, Paris, Economica, 2011, p. 194.
5 Le camarade qu’il s’agit d’épauler, le chef à qui l’on apprend que l’autorité ne va pas sans l’amour de ses subordonnés, l’ennemi dont la dignité d’être humain ne saurait être bafouée, les populations civiles étrangères qu’il importe, sur les théâtres d’opérations extérieures, de traiter avec égards et en respectant leur culture…
6 Tels que : « la France », « la patrie », « l’honneur », « la fraternité d’armes »…
7 Ch. de Gaulle, Le Fil de l’épée [1932], Paris, Plon, 1971, p. 104.