N°46 | S’engager

Nathalie de Kaniv

Pour l’Europe

Quand le débat prend chair

La construction de l’Union européenne a débuté par des engagements industriels, économiques, monétaires, financiers, budgétaires. Mais qu’en est-il de celui plus profond, celui qui touche la vie et la mort ? Comment faire converger engagement national et européen ? S’engager pour l’Europe… Mourir pour l’Europe… Cela peut sembler abstrait, irréaliste, utopique. Pourtant, dans l’histoire, ce fut concret. Et c’est en Europe centrale et orientale que ces paroles ont pris chair, car l’appartenance à l’Europe y fut le gage de l’indépendance, de la prospérité et de la modernité.

En Europe centrale et orientale, si la réponse n’est toujours pas évidente, l’attachement à l’indépendance nationale est farouche et domine les débats depuis un siècle. Le basculement de la région vers des systèmes populistes et autoritaires, les oppositions et les critiques envers l’Europe surprennent, déroutent, voire scandalisent les autres pays de l’Union. Le soutien de la population ne concorde pas avec les valeurs affichées par celle-ci et demeure incompréhensible aux yeux extérieurs. On peut distinguer ici deux facteurs qui participent à creuser ce fossé. D’une part, le succès des populistes se fonde sur un appel à l’indépendance nationale, un thème majeur inscrit dans l’identité nationale de ces jeunes États. D’autre part, l’Europe n’a pas su communiquer efficacement et porter un message d’intégration auprès des populations : arrivant souvent comme une grande sœur fortunée, elle a versé généreusement des fonds, et imposé ses règles et ses visions ; en petite sœur, affaiblie et appauvrie, l’Europe centrale a accepté ces dons comme un dû et non comme un partage solidaire. Ce manquement des deux côtés contrarie aujourd’hui la convergence politique et sociale au sein de l’Union.

Une situation qui n’est pas neuve. Depuis les invasions ottomanes, sans parler de la domination soviétique plus récente, l’Europe centrale s’est toujours considérée comme plus proche de l’Ouest que de l’Est, perçu comme hostile et agressif. Son appartenance au monde occidental était donc une priorité, un gage d’indépendance, de modernité et une solution pour atténuer les tensions multinationales. Or cette région reste profondément marquée par les partages territoriaux menés par des grandes puissances, sans consultation des populations locales, utilisant celles-ci comme monnaie d’échange dans les jeux géostratégiques.

  • L’indépendance de 1918

La Grande Guerre, qui a ravagé le continent, a vu l’explosion des trois puissants empires qui le dominaient. Sur leurs ruines sont nés des États dont certains possédaient une ancienne et grande histoire d’indépendance à laquelle ils se sont alors référés pour s’affirmer sur la scène européenne. La Pologne, par exemple, a mis en avant son ancienne monarchie disparue de la carte et partagée entre les trois empires pendant deux siècles et demi. La recomposition de la carte européenne s’est traduite par des mouvements de frontières peu stables, constamment revendiquées, négociées ou involontairement cédées. Pour certains États, la menace était importante à l’ombre des grandes puissances. Leur indépendance se construisait à proximité d’un nouvel empire, l’Union soviétique, certes affaibli par la guerre civile, mais jeune, agressif et expansionniste ; si le bolchevisme avait remplacé le tsarisme, il n’était pas moins menaçant.

Dans ce contexte, un discours européen a été porté par les élites de ces pays, soutenant que l’appartenance à l’Europe et à sa civilisation permettait de protéger leur souveraineté. L’Ukraine offre un bon exemple de ces débats. Son premier président, Mikhaïlo Hrouchevsky, historien de formation, a réalisé une Histoire de l’Ukraine-Rus mettant en avant tous les moments où le lien de son pays avec la civilisation européenne a été dominant et, par conséquent, distinguait son État de l’Empire russe, perçu comme un envahisseur. La Renaissance, le baroque, la culture de la république cosaque, l’importance de la société civile, même l’appartenance d’une partie importante de l’Ukraine à l’Empire austro-hongrois, tout servait à apporter des preuves de l’européanisme du pays afin d’éviter un basculement oriental.

  • Vers le pan européisme d’après-guerre

Dans d’autres pays, le discours politique demeurait nationaliste. Toutefois, la proximité historique, économique et sociale nourrissait la création d’une idée nouvelle, celle de l’unité centre-européenne. De nombreux États se sont alors tournés vers un combat défensif et protecteur. Le risque d’affrontements ne cessait d’augmenter et le retour du nationalisme le nourrissait. Sur les ruines des empires ravagés par la guerre, l’Europe centrale s’est alors enfermée sur elle-même, dans la crainte d’une nouvelle dépendance créée par les alliances des puissants. Dans cette période incertaine, les projets d’union pour l’Europe centrale et orientale furent nombreux, concordant souvent avec les projets des grandes puissances1.

C’est d’ailleurs dans ce contexte mouvementé que l’idée d’une fédération européenne naquit au sein d’une élite intellectuelle. Issus pour la plupart de l’Empire austro-hongrois, de nombreux penseurs étaient déjà sensibilisés à l’idée d’une unité multinationale européenne. En 1922, Richard Coudenhove-Kalergi, aristocrate et intellectuel austro-hongrois né dans une famille de diplomates, a lancé son premier Appel à constituer l’unité européenne. Le texte fut publié en 1923, suivi du célèbre manifeste Pan Europa. Et un an plus tard naissait le mouvement Pan Europe. En 1926, le premier Congrès paneuropéen s’est tenu à Vienne, trouvant un défenseur fidèle en Otto de Habsbourg. L’idée de la fédération européenne conquiert alors le milieu littéraire et artistique. Stefan Zweig, nostalgique de cette Europe d’avant-guerre, lui apportait son soutien, son ami Joseph Roth, écrivain juif de Galicie, consacrait de très belles pages à cette Europe unie dans le multiculturalisme qui est à la fois le fruit et le recréateur de cet espace multiculturel européen.

  • Modernisme et occidentalisme

Sur le plan culturel, l’Europe centrale est alors devenue une scène de dialogue artistique entre l’Ouest et l’Est. Le futurisme italien y rencontrait le cubisme français et le constructivisme russe ; le mouvement Dada et le théâtre de l’absurde modifiaient le visage de l’art moderne. Même si le narratif national demeurait, l’attachement à l’avant-garde était massif et profond, car cela plaçait l’Europe centrale du côté de la modernité. Alfons Mucha réalisa ainsi l’Épopée slave, une œuvre composée de vingt tableaux, véritable manifeste de l’unité slave, ou plutôt de l’unité de l’Europe centrale. La particularité de chaque État était mise en avant, mais également les liens tissés entre États chrétiens, la défense des valeurs européennes de longue date (la Chrétienté, la multiethnicité et donc la pluralité culturelle, la résistance), le rempart contre les invasions orientales (la forteresse de l’Europe comme la définit l’historien Serhii Plokhy2). L’idée de la porte de l’Europe ou de la forteresse de l’Europe revenait constamment. Elle exposait ce sentiment de l’engagement profond dans la défense du continent face aux invasions, menaçantes pour toute la culture occidentale. Adolf Hitler a habilement exploité la recherche d’indépendance et de reconnaissance historique de ces pays, en promettant de les protéger et de les sauver des griffes soviétiques. Plusieurs d’entre eux n’ont pas eu d’autre choix que de se plier à ce pouvoir totalitaire et se trouvèrent coincés entre deux ogres dévorant l’Europe.

L’Europe centrale a semblé disparaître en 1945 avec les accords de Yalta qui l’ancraient du côté oriental et l’intégraient au bloc soviétique. Pendant plus de trente ans, elle a résisté et a défendu sa distinction, a subi purges et extermination de ses élites, s’est vue trahie, divisée à nouveau par des grandes puissances, désemparée, dominée, repoussée dans le camp adverse.

Malgré cette blessure profonde et l’inquiétude toujours présente face au grand voisin de l’Est, l’Europe centrale et orientale, à part quelques exeptions comme l’Ukraine, est toujours restée une alliance. Bien que placé sous un protectorat hostile et répressif, ce « bloc des pays socialistes » formait in fine une communauté des États centre-est européens, dans un positionnement différent du reste des républiques incluses dans l’Union soviétique.

  • Le Printemps européen

Dans « Un Occident kidnappé, ou la tragédie de l’Europe centrale », Milan Kundera3 revient sur les mouvements de 1956 et 1968 en faveur de la liberté. « Nous mourons pour la Hongrie et pour l’Europe », tel était l’état d’esprit qui animait les élites centre-est européennes sous la domination soviétique. Lorsqu’en 1968, un printemps particulier a embrasé toute l’Europe, la frontière entre l’Est et l’Ouest a semblé s’écarter. À Prague, à Varsovie, ce fut un mouvement de libération, d’une nouvelle émancipation, d’un choix européen qui a envahi les esprits. On l’appellera le Printemps de Prague. À l’Ouest, à Paris, Mai 68 repoussait les frontières de la liberté, défaisait le système en place et exigeait un renouveau. Dans les deux parties de l’Europe, le mouvement a porté les slogans de la liberté nouvelle et la jeunesse y a joué un rôle crucial, et en même temps il se distinguait. Et Milan Kundera d’écrire : « Le Mai parisien mettait en cause ce que l’on appelle la culture européenne et ses valeurs traditionnelles. Le Printemps de Prague, c’était une défense passionnée de la tradition culturelle européenne dans le sens le plus large et le plus tolérant du terme (défense autant du christianisme que de l’art moderne, tous deux pareillement niés par le pouvoir). Nous avons tous lutté pour avoir droit à cette tradition menacée par le messianisme anti-occidental du totalitarisme russe4. »

Aujourd’hui, en particulier au sein de la jeunesse et de l’élite intellectuelle, l’Europe centrale est habitée par ce désir de protection des valeurs européennes, des principes fondamentaux qui constituent l’âme européenne. Ce discours peut surprendre, mais il marque un engagement ferme porté par plusieurs générations.

  • Le retour de l’Europe centrale après 1989

Dans les années 1980, à la suite d’une libéralisation du système communiste et d’une détente dans les relations Est-Ouest, de nombreuses publications à l’Ouest provoquèrent une prise de conscience de la disparition de l’Europe centrale avec la guerre froide. L’histoire faisait son retour et l’unité oubliée de la région renaissait, elle qui, selon Peter Hanák, formait une communauté d’histoire et de valeurs : les racines chrétiennes médiévales, le développement des villes, la diversité confessionnelle, la naissance du capitalisme, l’embourgeoisement ainsi que le constitutionnalisme rapidement adopté. L’identité culturelle et les liens forts entre pays s’étaient aussi exprimés dans la résistance au communisme et incarnés dans une élite intellectuelle contestataire. Pour cette résistance, le constat ne changeait nullement : l’appartenance absolue et définitive à l’Europe culturelle et spirituelle était une évidence, mais aussi le seul moyen de survivre en tant qu’État indépendant, et de revenir dans la communauté des pays prospères et modernes.

L’adhésion à l’Union européenne a scellé ce long chemin. En étudiant les discours politiques, les événements culturels ou encore les recherches scientifiques depuis la disparition du rideau de fer, une constante se dégage. Lorsqu’un pays de l’Europe centrale, orientale ou du Sud entreprend cette longue démarche de transformation sociétale en vue de son entrée dans l’Union, un discours historique solide revient à la surface, apportant des preuves irréfutables de l’appartenance à la civilisation européenne depuis des millénaires, mais aussi le fait d’avoir participé à la construction culturelle et historique de celle-ci. Plus encore, cet argument de l’appartenance ancienne à l’Europe va de pair avec un discours national fondateur illustrant l’histoire de l’indépendance politique du pays. En résulte pour chacun de ces États la démonstration simultanée de deux réalités historiques : l’indépendance de la nation politique ou culturelle et l’européanisme incontestable de sa nation. Cette approche historique et culturelle inclut toute l’élite intellectuelle d’Europe centrale et orientale. Pendant plusieurs décennies, l’élite politique (depuis celle de la résistance finalement arrivée au pouvoir après la chute du communisme) a partagé la même conviction. Dans quelle mesure la nouvelle élite politique poursuit-elle le même chemin ou se distingue-t-elle de celui-ci ? La question reste ouverte et n’est pas l’objet de la présente analyse. Une étude globale de ces pays, qui se distinguent davantage depuis qu’ils ne font plus partie du même bloc, semble désormais difficile à réaliser, tant les chemins semblent diverger.

  • Les Pays baltes et l’engagement européen sans conteste

Bien avant la chute du mur de Berlin, les Pays baltes ont fait le choix unanime du retour à leurs sources qui sont celles de la civilisation européenne. La « Révolution chantante », que la députée européenne Sandra Kalniete a décrite dans son ouvrage Chantons la liberté. Révolution chantante lettone et chute de l’Empire soviétique, est devenue le symbole d’un choix engagé identitaire européen. Elle a exclu la violence, mais farouchement exigé le respect du droit naturel d’un peuple de décider de son destin. La paix et la liberté mises en avant ont marqué l’attachement aux droits fondamentaux inscrits dans le code génétique européen. La défense de ces valeurs civilisationnelles se traduit par un engagement sans faille des trois pays, notamment dans les opérations militaires européennes.

L’histoire sanglante de la dernière révolution ukrainiennes centrée autour de la place de l’Indépendance (Maïdan) à Kiev, fut vécue pleinement comme un choix civilisationnel de la jeune génération (étudiants, élite intellectuelle et culturelle) opposée à la dictature de Victor Iouchtchenko. Sous la surveillance des forces spéciales et des tireurs d’élite, les manifestants ont scandé des slogans pro européens. Car c’est l’opposition du président à la progression de l’Ukraine vers l’intégration européenne qui a déclenché la protestation dans la rue. « S’engager et mourir pour l’Europe », un slogan qui peut sembler volontariste et idéaliste aujourd’hui en Europe occidentale, a été librement vécu et défendu en 2014 sur la place Maïdan. La centaine de manifestants qui y sont morts sont devenus le symbole de l’indépendance et de l’appartenance du pays à l’Europe. « Nous mourrons pour l’Europe » est un leitmotiv politique voire civilisationnel.

1 Voir C. Horel, Cette Europe qu’on dit centrale. Des Habsbourg à l’intégration européenne 1815-2004, Paris, Beauchesne, 2009.

2 Voir S. Plokhy, The Gates of Europe: A History of Ukraine, Paperback, 2017.

3 M. Kundera, « Un Occident kidnappé, ou la tragédie de l’Europe centrale », Le Débat n° 27, 1983, pp. 3-23.

4 M. Kundera, La Plaisanterie, Prague, 1968.

S’engager, jusqu’où ? | C. Schillinger
M. Steffens | « Venez, nous en sortirons »...