N°47 | Le secret

Daniel Soulez-Larivière

La transparence, la vertu, le secret et l’avocat

  • La transparence et la vertu

Transparence, un de ces mots-valises où se loge toute la bien-pensance d’une époque. Naguère qualifier un homme de transparent signifiait qu’on le trouvait sans intérêt. Aujourd’hui, l’homme transparent est vertueux. Ce qui est un leurre. Depuis 1968, un fantasme a gonflé ce mot pour symboliser la vilenie du secret face à la vertu. Or la transparence n’est pas une vertu, mais une technique pour approcher de la vérité, se défendre et accuser. Le secret aussi est une technique qui permet de protéger la vérité afin d’éviter d’en altérer les effets le temps nécessaire. La dévoyer peut se révéler aussi désastreux que le dévoiement du secret. Tout dépend des circonstances.

Même la Bible se fonde sur un secret, celui des mots que Caïn a murmurés à Abel avant de le tuer. Chacun sait que l’ombre et la lumière sont autant nécessaires à la vie l’une que l’autre. Chacun sait également qu’il n’est de musique qu’avec le jeu et le rythme des silences et du son. Le secret est l’un des fondements de la construction de l’identité d’un petit homme. Les militaires savent bien qu’aucune action n’est possible sans secret. En matière économique et politique, on en a un exemple type avec la dévaluation. Elle commence par la fuite de l’information. Et en matière diplomatique, dit Hubert Védrine, le secret est la condition du succès.

En matière de justice, l’ambiguïté du sujet est flagrante. Le secret et la publicité y sont indissociables, telles les deux faces d’une médaille. C’est ainsi que la justice ne peut se rendre que « portes ouvertes » (open doors), selon un adage anglo-américain adopté également par la Cour européenne des droits de l’homme. En démocratie, où l’on ne peut condamner quiconque en secret, l’audience est publique pour permettre aux citoyens de « voir ce qui se passe ». C’est une garantie contre l’arbitraire. Le regard du public citoyen ne garantit pas une bonne justice, mais le secret en est la garantie d’une mauvaise.

En revanche, la préparation d’une affaire pénale est forcément secrète. Et là, ça grince fort. Car si notre procédure inquisitoire dure aussi longtemps, c’est pour arriver à ce que l’opéra judiciaire soit presque complètement écrit et composé avant la représentation qu’est l’audience. Mais il arrive, comme dans l’affaire Tapie, que tout ne soit pas joué d’avance. Le secret reste indispensable pour éviter d’asperger de boue des gens sur lesquels ne pèsent que des soupçons. Il est également indispensable techniquement pour découvrir des infractions car, de même qu’on ne va pas à la chasse avec un tambour, l’enquête ne peut se faire sous les projecteurs.

Secret et publicité sont donc deux techniques, tour à tour nécessaires selon le moment de la procédure. Même aux États-Unis, où la procédure n’est pas inquisitoire mais accusatoire – les témoins étant entendus en priorité à l’audience publique –, la préparation des poursuites reste secrète. Le grand jury, composé de citoyens tirés au sort, donne son autorisation aux investigations du procureur. Et qu’un juré raconte ce qu’il a entendu est une grave infraction. Mais chez nous, la préparation de l’affaire dure beaucoup plus longtemps. Tenir un secret pendant deux à quatre mois, comme chez eux, est déjà difficile. Croire pouvoir le tenir des années est complètement irréaliste alors que nos procédures peuvent durer jusqu’à quinze ans comme dans l’affaire du crash de l’Airbus A320 sur le mont Sainte-Odile ou douze ans pour celui du Concorde à Gonesse. Il arrive que des magistrats le violent. Nombre d’entre nous, avocats, avons vu paraître des procès-verbaux dans la presse avant même qu’ils ne nous aient été communiqués. On a même vu un jour un hebdomadaire publier un pv non encore signé mais livré à temps pour le bouclage du journal. Et certains juges d’instruction activistes sont tentés de violer le secret afin que, sous la pression de l’opinion publique, le parquet finisse par élargir les poursuites. Quant aux journalistes, contrairement aux avocats, ils ne sont pas tenus au secret. Lorsqu’ils rendent compte des auditions par le juge d’instruction lors de la préparation d’une affaire pénale, ils ne font que du « recel de violation du secret de l’instruction ».

Dans les années 1980, on a connu beaucoup de ces dérapages. C’était le signe que la procédure inquisitoire d’enquête était en voie de se périmer. Aujourd’hui, ce système archaïque prend l’eau de toutes parts. Il survit sur des mythes comme celui du secret de l’instruction. Beaucoup disent que le réformer et ouvrir en grand les vannes de l’information feraient prendre un risque bien pire pour le justiciable que les fuites… Mais avec une telle incompatibilité entre le temps médiatique et le temps judiciaire, comment transformer ce système ?

Une solution consisterait peut-être à évoluer vers le système accusatoire en ne conservant le secret que le temps minimum nécessaire à l’efficacité et à l’équité de l’enquête. Mais une règle usée qui n’est pas respectée vaut-elle mieux qu’une nouvelle règle raisonnable qui ne le sera peut-être pas davantage ? Il y a de quoi être pessimiste quand on voit là encore que la transparence mise en œuvre par les médias et ceux qui les alimentent est considérée comme une vertu qui a pour ennemi le secret.

  • Le secret professionnel de l’avocat

Le secret professionnel est un élément capital de la défense. Il est intrinsèque à la fonction de l’avocat et s’inscrit dans un fonctionnement global de la justice. Le secret professionnel n’est pas fait pour protéger l’avocat et son client, mais la justice. L’avocat n’a pas toujours existé. Le Christ, par exemple, n’en a pas eu. Au Sanhédrin, la juridiction hébraïque qui a existé pendant soixante-dix ans entre la destruction des deux temples, des juges défenseurs discutaient toute la nuit avec des juges accusateurs pour les convaincre de ne pas condamner. Une telle procédure excluant la présence d’un tiers avocat ne pose pas de problème de secret professionnel. Les Grecs n’avaient pas non plus d’avocat, mais des logographes qui écrivaient les discours prononcés par ceux qui comparaissaient en justice et des synégores, sorte de témoins de moralité, qui venaient dire aux juges du bien de l’accusé. C’est dans la Rome antique que l’avocat apparaît derrière la figure d’un prêtre jouant un rôle d’expert ou d’arbitre finissant par devenir le défenseur de la partie qui s’est adressée à lui. La profession est reconnue en l’an 20 av. J.-C. avec la loi Cincia, De donis et numeribus, qui spécifie que les avocats n’ont pas le droit de percevoir d’honoraires – un interdit constamment violé puisqu’ils peuvent recevoir des cadeaux. Le métier d’avocat est ainsi consacré dans une société de plus en plus laïque, dotée d’une organisation sociale et politique que l’on pourrait qualifier de « représentative ».

Hébraïque, grecque, romaine, ces organisations tendent à faire adhérer le public à la justice rendue. C’est ce qui, dans nos sociétés, justifie la fonction de l’avocat et, pour l’assurer, le secret est nécessaire. Notre mode d’organisation sociale de la justice exige donc que le secret soit protégé. Mais c’est à la justice d’abord que cette protection profite, avant le client et donc son avocat.

L’avocat est donc un agent de l’ordre public parce qu’il est là pour permettre l’adhésion des sujets puis des citoyens au fonctionnement du système judiciaire et à ses décisions afin d’assurer la paix civile. Rares sont ceux qui le comprennent. Il évite que les conflits particuliers ne dégénèrent en bataille et vengeance privée. Et dans les affaires pénales, il donne à celui qui est poursuivi l’espoir, sinon la certitude, qu’il sera défendu pour lui-même et non pas comme objet solitaire soumis à l’exercice du pouvoir divin du juge ou aux passions de la foule.

L’exercice de la défense légitime la décision de condamnation, voire d’acquittement. C’est bien pourquoi il faut que soit maintenu secret l’échange de paroles entre l’avocat et son client. Là encore nous sommes dans le travail social de représentation avec le débat judiciaire sur l’existence de la preuve, qui a remplacé l’application directe de la loi divine comme au Moyen Âge avec l’artifice des ordalies1, qui permettaient de se décharger de la responsabilité de juger. La sophistication de la justice avec le développement de la raison par l’avocat fait franchir à la société une étape de civilisation.

C’est bien parce que l’avocat est un agent de l’ordre public que son secret professionnel doit exister et être protégé par la loi et la jurisprudence. Car aucune défense n’est possible s’il ne peut se concerter librement avec l’accusé pour établir une stratégie. Sinon, on retourne à la démocratie directe de la Grèce antique ou d’une société religieuse intégrée comme celle du système hébraïque. C’est avec la laïcisation progressive de la justice qu’arrive l’avocat, et donc le secret professionnel. Les ordonnances de Villers-Cotterêts de 1539 ont marqué une régression ou une pause en bannissant l’avocat au pénal. Jusqu’à ce qu’il réapparaisse au procès de Louis XVI, dont on connaît l’issue pour le roi et moins pour l’un de ses avocats, Malesherbes, lui aussi guillotiné, avec sa femme, une partie de sa famille et même son valet en 1794.

Le caractère relativement tardif de la réapparition d’un avocat pénal en France explique peut-être ces tensions constantes autour du secret professionnel, que beaucoup de magistrats vivent comme une atteinte à leur souveraineté, contrairement aux Allemands et aux Anglo-Américains. En France, si le juge d’instruction veut ordonner les écoutes d’un avocat, il lui faut des raisons objectives et (faiblement) contrôlées de croire que celui-ci prépare une infraction. Il doit alors en informer le bâtonnier – concession arrachée par les avocats voici vingt ans. Le bâtonnier ne peut pas utiliser cette information, mais le simple fait qu’il doive être prévenu est une précaution. Et s’il a un cas de conscience, rien ne l’empêche (cas d’école) de s’adresser informellement à la hiérarchie judiciaire, voire au président du tribunal ou au premier président de la cour d’appel. Mais, second problème : le prévenu, certes légitimement écouté, parle également au téléphone sans précautions à son avocat. Alors que faire ? Selon la casuistique en vigueur, leurs conversations peuvent être retranscrites si l’avocat prépare une infraction avec son client, mais pas si elles sont innocentes et ne concernent que la défense de l’intéressé. Cependant, pour savoir si ces conversations peuvent être infractionnelles, il faut bien les entendre. On commence donc par écouter et ensuite le juge voit quoi faire.

La protection du secret de l’avocat est relative. Ainsi, le 22 mars 2016, la Cour de cassation a jugé de manière définitive que l’écoute des conversations entre Nicolas Sarkozy et Thierry Herzog, son avocat depuis trente ans, n’était pas illégale. Elles n’étaient pas protégées par le secret puisque l’avocat n’était pas désigné comme tel dans une procédure particulière, son client n’étant alors ni mis examen ni sous le statut de témoin assisté. Il n’y avait donc pas lieu, selon la Cour, d’annuler ces écoutes qui constituent maintenant la seule charge dans l’affaire actuellement en délibéré. C’est une affaire paradigmatique qui s’inscrit dans la longue histoire des conflits entre magistrats et avocats, particulièrement depuis trente ans. Pour se protéger, Nicolas Sarkozy et Thierry Herzog ont pris une ligne téléphonique sous le prête-nom de Bismuth, pour essayer (vainement) de préserver la confidentialité de leurs échanges. Ces écoutes, portant sur l’affaire dite libyenne dans la première phase, ont duré sept mois sans rien révéler, puis quelques mois encore dans une seconde phase. Mais lorsque la machine judiciaire a eu l’impression que les intéressés étaient au courant de ces écoutes, elle s’est retournée contre elle-même pour savoir quelle taupe au sein de l’appareil judiciaire pouvait leur avoir appris que même cette ligne espérée confidentielle ne l’était plus. Trois membres du parquet national financier auraient alors décidé d’étudier des fadettes de plus d’une dizaine d’avocats parisiens de renom pour essayer de reconstituer les appels qu’ils auraient pu passer ou recevoir en rapport avec cette fuite.

Le garde des Sceaux (lui-même, auparavant, avocat écouté) ayant commandé une enquête administrative sur les trois magistrats supposés avoir organisé cette opération de surveillance des fadettes, la question a enflammé les syndicats de magistrats, le barreau et les commentateurs. Beaucoup d’avocats considèrent que depuis plus de trente ans les magistrats ne jouent pas le jeu et vont même jusqu’à interpréter trop souvent la loi de manière si restrictive qu’ils vident les textes de leur contenu, notamment sur l’assiette du secret. Un vase est étanche ou fuit, il n’y a pas de milieu. Le problème est toujours le même : poursuivre à tout prix, quelles qu’en soient les conséquences, ou prendre le risque d’abandonner la chasse lorsqu’elle menace trop les libertés.

Avec cette affaire, on voit bien la différence entre notre système et celui de pays plus attentifs au respect du secret professionnel de l’avocat. Celui-ci est fait pour permettre une défense efficace afin de protéger l’ordre public, car celui-ci est un tout. Cela exigerait de donner la priorité au secret de la défense par rapport à certaines initiatives d’enquête. Cet équilibre est relativement assuré ailleurs que chez nous. C’est un débat sur notre vision de la justice : le droit français de la preuve est relativement peu structuré si bien que la souveraineté des juges sur sa recherche connaît peu de limites.

Il est vrai que le secret professionnel de l’avocat heurte aussi l’idéal de transparence auquel la société tout entière adhère de plus en plus fortement. Résistera-t-il à l’évolution des mœurs ? Oui, mais uniquement si les pouvoirs judiciaires et politiques perçoivent qu’il est nécessaire pour l’ordre public que les avocats puissent défendre efficacement leurs clients. Ce qui implique la confidentialité. Difficile cependant de résister à un tsunami culturel comme celui que nous connaissons aujourd’hui. Un gros sinistre entraînant la régulation par l’accident – ce qui est aussi une des données de l’époque – permettra peut-être un jour de renforcer sérieusement le secret professionnel. À défaut, celui-ci risque de devenir un objet de musée tout comme les droits de la défense, qui sont de moins en moins supportés, notamment par les victimes, certains magistrats, de l’instruction et de la Cour de cassation, et parfois par l’opinion publique elle-même. On voit donc comment un sujet d’apparence académique peut devenir polémique et politique. Nous en sommes presque là.

1 Si l’accusé plongeant son bras dans l’eau bouillante le ressortait sans brûlure, c’était la preuve de son innocence, et inversement la brûlure démontrait sa culpabilité. C’était le jugement de Dieu.

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