N°47 | Le secret

Olivier Abel

Protéger la liberté

Nous partirons d’une affirmation originaire : la liberté est le fait de pouvoir se montrer, mais la liberté est aussi le fait de pouvoir se retirer. Le désir de se montrer librement ne doit pas être confondu avec le fait d’être montré malgré soi : dans ce cas, on ne veut plus qu’être caché et protégé dans nos secrets. Le désir de se retirer librement ne doit pas être confondu avec le fait d’être occulté malgré soi : dans ce cas, on ne veut plus que se mettre en avant, qu’être libre de montrer de quoi on est capable. Pour entrer dans l’espace public, dans le monde commun, il faut pouvoir s’en retirer, et les humains disposent de cette faculté de retrait, qui peut prendre des formes incroyablement diverses. Mais quand ils abusent de cette capacité de se retirer du monde, c’est le monde commun qui est perdu1. Déplions en tous sens ces quelques propositions, en partant du registre le plus politique, puis en remontant vers l’idée plus générale d’un voile d’ignorance, avant de chercher le thème de la confidentialité dans les replis de la communication la plus élémentaire.

  • Démocratie, liberté de conscience et vie privée

La liberté d’opinion, la liberté de pensée, ce que l’on a longtemps appelé la liberté de conscience (qui était jadis surtout la liberté religieuse et éventuellement la liberté d’athéisme), est le noyau de toutes les libertés. Mais elle est indissociable de la liberté d’exprimer ses pensées, de les partager, de les faire goûter à d’autres. C’est la reconnaissance mutuelle de ces diverses expressions qui fait l’espace public. On peut dire, par exemple, que pour Emmanuel Kant les pensées n’existent que par leur communicabilité, et dans la mesure où elles désirent se partager et goûter les unes aux autres. Comme il l’écrivait, résumant les Lumières : « On dit que la liberté de parler ou d’écrire peut nous être ôtée par une puissance supérieure, mais non la liberté de penser. Mais penserions-nous beaucoup, et penserions-nous bien, si nous ne pensions pas pour ainsi dire en commun avec d’autres, qui nous font part de leurs pensées et auxquels nous communiquons les nôtres ? Aussi bien, l’on peut dire que cette puissance extérieure qui enlève aux hommes la liberté de communiquer publiquement leurs pensées leur ôte également la liberté de penser2. » C’est ainsi que l’on est sorti de siècles où les formes de vie et de pensée des religions minoritaires, persécutées, ne pouvaient trouver de place que dans le for intérieur d’une vie privée, mais privée aussi de toute expression publique, de toute transmission, claquemurée dans le silence et l’opprobre, humiliée et bientôt asphyxiée.

Mais de l’autre côté, on a vu que les grands totalitarismes n’ont eu de cesse d’aller débusquer tout ce qui pouvait leur être réfractaire, en saccageant l’intimité, en brisant les minces barrières qui protégeaient la vie privée, en dévoilant tout ce qui voulait rester caché. Que l’on pense aux milliers d’arrestations et aux fragiles intérieurs éventrés, après la rafle du Vieux-Port à Marseille en 1943, par la force conjuguée de l’armée allemande et de la police française. On a beaucoup glosé sur le « Big Brother » d’Orwell, mais depuis les dragonnades de Louvois jusqu’aux algorithmes de Google, l’histoire des techniques et des organisations est celle d’un progrès constant dans la pénétration intime de nos vies par un savoir et un pouvoir qui ne nous laissent de répit que de nous conformer. En ce sens le totalitarisme est une vieille histoire. Tout ce qui refuse aux humains cette liberté intérieure, laquelle demande un minimum d’abri d’intériorité, d’habitat inviolable, de droit à la confidentialité, se rapproche d’une manière ou d’une autre de cet âge totalitaire. Comment résister ici ? La grande ruse est peut-être de se noyer dans la foule indulgente. Le besoin de retrait peut prendre ainsi la forme de l’incognito, de l’anonymat. Et on peut dire que les villes ont d’abord été les espaces de cet anonymat désiré : où mieux cacher ses secrets que dans le bruit et les flux urbains ? N’est-ce pas cela que cherche Jean Valjean s’enfonçant dans Paris en tenant par la main la petite Cosette ? Et pour comble de protection, il trouvera au sein de la grande ville le retrait d’un monastère, lieu par excellence de l’intériorité protégée.

Nous avons ici une première indication sur la résistance démocratique aux deux menaces que nous venons d’évoquer. Le « prince » despotique s’immisce dans la vie privée des citoyens ou bien les y enferme avec interdiction d’en sortir, et si possible il fait les deux en même temps : il prétend savoir ce qu’ils sont, et il les incarcère dans une vie privée douillette, bercée de mensonges et bordée de menaces. Il joue sur le flux incessant de ses propagandes, soufflant sur la peur et la cupidité, de manière à tenir l’opinion sous son haleine, et il garde pour lui toutes les informations vraiment décisives, celles qui commandent, sans jamais les partager ni les soumettre à examen critique.

Le « magistrat » démocrate, lui, protège la vie privée des citoyens. Il s’appuie sur un appareil juridique garantissant la propriété, c’est-à-dire d’abord la privauté des formes de vie, mais aussi les libertés d’expression et d’association. La liberté est ainsi protégée par des règles qui disent le double droit à la confidentialité et à l’expressivité. Le magistrat démocrate informe le public de manière à le laisser libre dans son opinion. Il ne cesse de rendre des comptes et ne retient les informations décisives que pour protéger la vie privée des personnes, mais aussi la séparation des pouvoirs et le minimum d’opérativité qui lui est demandé. Il est accessible à l’enquête critique.

  • Éloge du voile d’ignorance

Cela voudrait-il dire que la transparence est démocratique et le secret despotique ? Certes pas ! Il y a un imaginaire opposant la transparence puritaine américaine et les manœuvres obscures des princes florentins, mais cette opposition est simpliste. Le cœur de l’idée démocratique est au contraire que nous pouvons toujours nous réfugier derrière un voile d’ignorance, qui nous protège, nous met à l’abri de ce que les autres et nous-mêmes croyons savoir de nous-mêmes, et qui nous redonne une chance de nous montrer à nouveau, autrement.

C’est ici que la longue histoire du secret, celui du confessionnal, celui du secret professionnel, du dossier médical, du dossier scolaire (trop souvent traîné comme un boulet), ou du casier judiciaire, ou bien encore de ce que l’on appelle dans divers contextes le devoir de réserve, doit être reversée à une histoire de la démocratie. En régime démocratique, les institutions ont pour fonction de placer des écrans protecteurs entre les différents registres de la vie, de manière à ce que le malheur ne se propage pas sur tous les tableaux, que l’on puisse l’arrêter, le cloisonner, en stopper la mauvaise rumeur. Le présupposé philosophique, que certains diront métaphysique ou théologique, et qui est aussi simplement éthique et politique, c’est qu’un sujet n’est pas réductible à l’addition de tout ce qu’il a fait, de tout ce qu’il a dit, même à ce dont nous pouvons le supposer capable : il est placé derrière un irréductible voile d’ignorance.

La tentation de déchirer ce voile est constante, par exemple aujourd’hui avec la révolution génétique, qui fait que, par exemple, on pourrait connaître à l’avance comment sera un enfant, quelle maladie il développera… En même temps qu’un immense espoir, cela soulève une immense inquiétude. C’est que pendant des siècles on ne « savait » pas, on ignorait si nos destinées seraient heureuses ou malheureuses. C’est cette ignorance que les sciences génétiques croient briser. Connaître le handicap irréversible qui pèsera sur une vie, ou savoir que l’hérédité déterminera un handicap, même léger, qui conduira telle personne au chômage sans chance d’en sortir, ne bloque-t-il pas la place que les personnes peuvent prendre dans la société ? On pourrait répondre par la confidentialité : c’est au sujet seul qu’il appartient de savoir et non à l’État, à la Sécurité sociale, à l’employeur, aux assureurs ni même aux proches. Mais est-ce même au sujet de savoir ? Le peut-il sans briser ce qui fait de la vie une histoire racontable mais inachevée, qui se décide dans l’incertitude quant au futur ? Le fondement de la morale serait ici de riposter par un « je ne veux pas le savoir ». Je ne veux pas entrer dans l’obligation de savoir et de calculer toutes les conséquences, je veux rester libre de vivre le présent et de vivre ce qui m’arrive. Ajoutons à cet égard qu’à l’âge des fichiers numériques croisant toutes les traces que nous laissons, il devrait être la règle que les utilisateurs de ces données individuelles laissent eux-mêmes des traces ineffaçables, et faciles à retrouver, de manière à ce que le savoir qu’ils ont sur nous ne nous laisse pas sans contre-savoir sur eux.

Ce que nous devons rappeler à nos contemporains, c’est que le voile d’ignorance ne peut pas être déchiré sans que l’on entre dans une société totalitaire, où l’humain, enfin malléable, pourra être refait eugéniquement. Plus on sait de choses, et plus il nous faut décider et instituer des procédures qui donnent à chaque être toutes ses chances, sous voile d’ignorance. Car ce voile, cet écran derrière chaque être peut s’abriter, n’est pas d’ordre scientifique : c’est une décision politique et morale. La faculté de tenir un secret s’apparente à la résistance spirituelle et se fonde concrètement sur le sentiment que nous ne savons jamais entièrement « qui » est quelqu’un – ni d’abord qui nous sommes nous-mêmes. Ce motif est impératif et inconditionnel.

C’est parce que le sujet peut ainsi aller se cacher derrière un voile d’ignorance qu’il peut se montrer à nouveau, et sur tous les tableaux de l’existence. C’est le sens, la fonction et l’honneur des institutions démocratiques que d’arrêter le malheur, de le limiter à une sphère rétrécie, et de redonner au sujet une chance, si possible toutes ses chances.

On peut même aller plus loin dans l’analyse du pacte profond qui lie le voile d’ignorance et la pensée démocratique la plus élémentaire, la plus radicale. C’est que l’idée démocratique est celle que je pourrais « être né » à la place de n’importe quel autre et n’importe quel autre à ma place. C’est par une sorte de tirage au sort absurde que je suis né tel ou tel, dans tel lieu et tel milieu, à telle époque et sous telle étoile. Le « jeu » de la démocratie, comme l’a montré le philosophe américain de la justice John Rawls après Platon et Rousseau, consiste à se retirer derrière le voile d’ignorance, pour redéfinir en quelque sorte hors-jeu et a priori les règles communes, en choisissant alors celles qui seront les moins défavorables pour les plus défavorisés que nous serons peut-être lorsque nous ressortirons de derrière ce voile pour revenir au monde commun3.

  • Les confidences angéliques

Prenons une vue plus large sur notre question. Qu’est-ce que s’exprimer ? Faut-il à tout prix toujours parler, est-ce toujours bon, et peut-on d’ailleurs dire ce que l’on veut ? Devons-nous vouloir tout ce que nous disons ? Qu’est-ce que vouloir dire ? Qu’est-ce que garder pour soi un sentiment, une idée ? Nous avons l’illusion que nous pourrions tout partager, tout communiquer, et à la première déception nous sommes renvoyés au sentiment que la parole ne sert à rien, dans une sorte de résignation sceptique à ne jamais rien pouvoir partager ni connaître d’autrui ni peut-être de nous-mêmes.

Prenons un détour « inhumain ». Dans les grandes élaborations théologiques médiévales, le thème du langage des anges pose des questions redoutables : nous aurions là en effet un langage immédiat et transparent, parfaitement débarrassé des limitations et imperfections humaines. Un ange ne saurait se trahir : sa « parole », sans réserve, serait d’une franchise et d’une transparence totales ; et son « silence », sans faille, serait d’un secret et d’une opacité impénétrables. La parole humaine, en revanche, s’inscrit dans le temps : quand je dis quelque chose à quelqu’un, j’entends aussitôt mon dire m’échapper, ne pas exprimer exactement ce que je voulais dire, ou trahir ce que je ne souhaitais taire. Cela veut-il dire que les anges ne peuvent avoir aucun secret les uns pour les autres ? Si ce sont des êtres transparents, toute pensée chez eux n’est-elle pas immédiatement communication de pensée ? Duns Scot pense qu’un ange verrait l’acte de la volonté par lequel l’autre ange lui cache quelque chose. Thomas d’Aquin estime que le secret de l’ange n’est pas l’opacité d’un état de fait involontaire, mais l’acte d’une occultation. Pour lui, les anges échappent à cette double angoisse humaine : de ne pas arriver à se manifester, à se montrer en plénitude ; de ne pas arriver à se cacher, à préserver parfaitement leurs secrets. Il y a néanmoins selon Suarez une possible confidentialité de la communication angélique, qui n’est pas tant le vouloir cacher que la possibilité d’avoir une expression adressée, orientée et limitée, à tel ou tel autre esprit4.

Ces querelles ont l’air d’un autre âge, mais dans le langage des anges les humains ont projeté le désir de ce qu’ils n’avaient pas : une communication immédiate, transparente, sans distorsion. N’est-ce pas le rêve de communication universelle qui anime encore et plus que jamais notre société ? Nous entrons peu à peu au paradis de la simultanéité, où la vitesse des transports, de l’Internet et des télécommunications fait de l’échange universel l’espace sans corps d’une transparence, où la confidentialité et la « discrétion » ne sont possibles qu’en allant toujours plus vite, encore plus vite que les autres. Mais la communication qui se déploie ainsi forme un espace sans subjectivité, sans cette densité de corps désirants, souffrants, pensants (parce qu’ils ne savent pas tout sur eux-mêmes), qui fait la subjectivité comme indépassable point de vue corporel sur le monde.

Pour revenir à nous, nos confidences, nos cris et nos chuchotements n’ont rien d’angéliques ! Ce sont aussi bien ces « secrets de famille », qui peuvent faire des ravages, y compris dans les générations suivantes, car on ne transmet pas ce que l’on veut et on transmet ce que l’on ne veut pas, y compris les secrets, compris ici comme des césures, des blancs, où l’on peut projeter n’importe quoi. Et pourtant la famille devrait être le lieu par excellence du voile d’ignorance, pour protéger l’intimité de chacun, éveiller le respect mutuel et ne pas enfermer l’autre dans un rôle, ménager pour chacun la possibilité de se retirer pour se montrer autrement et délivrer pour chacun ses pleines capacités d’expression. L’amitié aussi, et sans doute plus encore, est cet espace où la libre-mutualité préside au partage de nos secrets heureux ou malheureux, à la conversation confidentielle. Cette faculté de discrétion, de confidentialité, la faculté de tenir un secret est essentielle dans une société aujourd’hui « managée » par l’impératif de communication et de connexion à tout prix.

1 H. Arendt, Vies politiques, Paris, Gallimard/tel [le titre de l’ouvrage en anglais est Men in dark Times], p. 13.

2 E. Kant, Qu’est ce que s’orienter dans la pensée [1786], Paris, Vrin, 1959, p. 86.

3 J. Rawls, Théorie de la justice [1971], Paris, Le Seuil, 1987.

4 Voir sur ces angélologies médiévales J.-L. Chrétien, La Voix nue. Phénoménologie de la promesse, Paris, Éditions de Minuit, 1990.

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