N°47 | Le secret

Olivier Schmitt

La bombe : les paradoxes de l’arme absolue

L’explosion des bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki, respectivement les 6 et 9 août 1945, est l’aboutissement du désormais célèbre « projet Manhattan », mené en coopération par les États-Unis, le Canada et le Royaume-Uni. L’ampleur de ce projet est frappante : en 1945, cent trente mille personnes y travaillaient et il coûtait deux milliards de dollars aux contribuables américains. Mais les efforts entrepris pour le dissimuler sont encore plus impressionnants : les États-Unis construisirent trois villes (Los Alamos au Nouveau-Mexique, Hanford près de Richland dans l’État de Washington et Oak Ridge dans le Tennessee), qui n’avaient aucune existence officielle jusqu’à la fin de la guerre et ne se trouvaient sur aucune carte. De plus, une grande partie des scientifiques travaillant dans ces villes ne savaient pas que l’objectif ultime de leur travail était la construction d’une arme atomique. L’exemple de ces « villes mystères » permet d’appréhender la nature du secret sur la construction de la Bombe, en distinguant deux dimensions. Tout d’abord, le secret recouvre les intentions et les capacités : quels États souhaitent se doter de cette arme et en sont-ils capables ? Il relève également de la diffusion et du partage des informations sur ses capacités nucléaires et celles des autres, illustrant ainsi le fait que le secret n’est jamais absolu, même dans le domaine nucléaire.

  • Le périmètre du secret : intentions et capacités

La détermination des intentions des adversaires est l’un des problèmes principaux des relations internationales, et la fabrique de la Bombe n’y fait pas exception. Durant la Seconde Guerre mondiale, les principaux belligérants (États-Unis, Japon et Allemagne nazie) étaient informés de leurs intentions respectives d’acquérir des armes nucléaires, entraînant une véritable « course à la Bombe », qui se traduisit notamment par la « bataille de l’eau lourde », une série d’opérations norvégiennes et britanniques destinées à saboter l’usine de Vemork, en Norvège, productrice d’eau lourde pour le Reich. Toutefois, la détermination précise des intentions des acteurs est complexe dans le domaine nucléaire, en particulier parce que les capacités nécessaires à l’enrichissement de l’uranium à des fins civiles peuvent relativement facilement être mobilisées à des fins militaires. Si les intentions de pays comme l’Union soviétique, la Chine ou la Corée du Nord étaient bien connues (la question étant celle des capacités), d’autres ont créé de véritables surprises stratégiques. Ainsi, les États-Unis et le monde furent surpris de la démonstration d’une capacité militaire nucléaire par l’Inde en 1974 : pendant une décennie, ses scientifiques avaient annoncé développer un projet exclusivement civil, de manière très crédible. La cia évaluait ainsi que l’Inde serait probablement capable de se doter d’une arme nucléaire si elle le souhaitait, mais que le gouvernement n’en avait pas l’intention. Comme pour le projet Manhattan, le secret fut bien gardé en Inde même : si plusieurs milliers de personnes travaillaient sur le projet nucléaire, moins d’une centaine étaient au courant de l’intention de faire détoner une bombe1. La question de la détermination des intentions se pose toujours avec acuité, comme le montre aujourd’hui la difficulté à évaluer les intentions nucléaires iraniennes.

Une fois la Bombe fabriquée, la question de la détermination des intentions se pose d’une manière différente, car la stratégie nucléaire suppose un équilibre subtil entre communication et secret. Reposant sur le potentiel dissuasif de l’arme, elle est fondamentalement une stratégie du signal : il faut communiquer à l’adversaire ses intentions, ses lignes rouges et l’assurer de la crédibilité de la posture dissuasive, à la fois en termes de moyens disponibles et de volonté politique. Ce n’est pas un hasard si le jargon français emploie le concept de « dialogue dissuasif » : la pratique de la dissuasion est un arbitrage fin entre ce qui doit rester secret et ce qui doit être communiqué. Cette tension constitue d’ailleurs le cœur du célèbre Docteur Folamour de Stanley Kubrick : Folamour relève que la « machine infernale » bâtie par les Soviétiques (prévoyant une automatisation de la riposte nucléaire) n’a aucun sens si elle est gardée secrète, ce à quoi l’ambassadeur soviétique répond que l’annonce devait être faite au congrès du parti, le secrétaire général aimant les surprises…

Le secret relatif sur les doctrines nucléaires est ainsi l’un des enjeux principaux de la dissuasion. Ces doctrines servent simultanément à clarifier le rôle des armes nucléaires dans la grande stratégie de l’État et à signaler ses intentions aux adversaires. Des doctrines transparentes œuvrent en principe à crédibiliser la posture nucléaire et à rassurer les autres États, là où des doctrines ambiguës peuvent contribuer à des escalades non désirées du fait d’adversaires « testant » les limites ou sous-estimant la fiabilité de la posture. En retour, les doctrines ambiguës concourent à compliquer le calcul stratégique de l’adversaire, peuvent aider à empêcher une course aux armements (en ne révélant pas toutes les capacités qui pourraient inquiéter d’autres États) et camouflent de potentielles incohérences entre la doctrine et les moyens.

Du fait de ces dilemmes, on observe de grandes disparités dans l’amplitude du secret recouvrant les doctrines nucléaires en fonction des États. La tradition américaine penche plutôt vers une forme de large transparence, à travers le document-clé qu’est la Nuclear Posture Review, régulièrement mise à jour, mais aussi avec des interventions écrites et orales régulières des dirigeants précisant leurs intentions, leurs lignes rouges et leurs capacités. En revanche, l’Inde dispose d’une doctrine vaguement définie publiquement, là où le Pakistan et Israël gardent le plus grand secret. La France, elle, révèle régulièrement ses grands principes doctrinaux à travers les discours du président de la République, mais maintient le secret sur le détail de ses capacités - tout en communiquant régulièrement sur le fait qu’elles sont opérationnelles - et sur certains concepts-clés comme les « intérêts vitaux », dont la définition reste volontairement ambiguë.

La question de l’évaluation des capacités est intimement liée au renseignement, dont l’une des missions est justement de percer les secrets, y compris nucléaires. En l’occurrence, la tâche est particulièrement complexe : le renseignement d’origine image (roim) ne peut que révéler des informations parcellaires ; celui d’origine électromagnétique (roem) est capable d’apporter des preuves solides, mais il est très compliqué d’intercepter les messages pertinents ; et la réactivité du renseignement d’origine humaine (rohum) semble encore plus modérée que dans d’autres secteurs2. Par exemple, les tentatives américaines d’évaluer l’avancée du programme nucléaire de l’Allemagne nazie se sont régulièrement confrontées à la difficulté d’informer les sources, et même les analystes, de l’objet de la collecte de renseignements, de peur de compromettre le projet Manhattan : le secret autour de la Bombe anglo-américaine, maintenu pour des raisons opérationnelles, est ainsi devenu une complication dans la tentative de percer le secret sur les capacités allemandes.

De fait, la protection du secret sur leurs capacités est un objectif parfaitement compréhensible des États souhaitant acquérir une arme nucléaire. Pourtant, comme discuté, le secret ne peut jamais être absolu en matière de capacités nucléaires, puisque la logique de la dissuasion suppose de disposer de capacités crédibles pour la mettre en œuvre. On peut ainsi relever plusieurs types de pratiques de la part des États, de la Corée du Nord, qui bâtit ses missiles balistiques intercontinentaux dans le plus grand secret avant de les exposer dans ses défilés militaires, à Israël, dont la possession d’armes nucléaires est un secret de polichinelle pourtant toujours formellement maintenu – Mordechai Vanunu a bien révélé l’existence du programme en 1986, mais la position israélienne officielle est toujours de maintenir l’ambiguïté : ni reconnaissance ni déni formel. Ce choix du secret peut créer des situations étranges, comme lorsqu’un ancien président (travailliste) de la Knesset, Avraham Burg, déclare en 2014 la position officielle « dépassée et puérile », s’attirant une demande formelle d’inculpation pour trahison de la part des partis de droite. De manière intéressante, la politique du secret s’étend de facto aux partenaires stratégiques du pays : lorsque la journaliste Helen Thomas demande en 2009 à Barack Obama s’il connaît un pays du Moyen-Orient doté d’armes nucléaires, il évite la chausse-trappe en répondant qu’il ne souhaite « pas spéculer ».

  • La diffusion du secret : prolifération et contre-prolifération

Le secret ne peut être ainsi pensé qu’en rapport avec sa divulgation et son entrée dans le domaine public. Sa diffusion est de ce fait une constante de la politique nucléaire depuis 1945. Celle-ci peut prendre la forme du partage par un État de ses connaissances nucléaires, autrement dit la prolifération. La politique américaine autour du secret nucléaire a par exemple considérablement évolué entre la Seconde Guerre mondiale (où le secret devait être maintenu entre les individus impliqués dans le projet Manhattan et entre les différents sites), les tout débuts de la guerre froide (où le secret devait être préservé de la curiosité des autres États) et le tournant des années 1950, qui comprend l’initiative « Atoms for Peace » lancée par le président Eisenhower en 1953 et consolidée par la conférence des Nations unies sur les usages pacifiques de l’énergie atomique qui se tient à Genève en 1955. On passe d’une politique de contrôle absolu à une politique de diffusion limitée de l’expertise, qui réduit le champ du secret.

Même lorsque le secret est censé être maintenu, il est toujours possible de trouver des voies de contournement. Durant les années 1970, l’administration Nixon a initié une politique de partage des secrets et des technologies nucléaires américaines avec la France, afin de renforcer les liens militaires distendus par le départ de celle-ci de la structure militaire intégrée de l’otan en 1966. Il s’agissait aussi de durcir la première génération d’armes nucléaires françaises, dont la fragilité inquiétait les États-Unis, ces derniers craignant une riposte trop rapide de Paris, qui aurait préféré utiliser ses armes nucléaires plutôt que les voir détruites en cas de crise. En échange, les responsables français convinrent de coordonner plus finement avec les États-Unis le ciblage et les plans nucléaires. Pour les scientifiques américains, fournir directement des plans ou du matériel aurait été une claire violation de la loi fédérale interdisant le transfert de données secrètes. Ils développèrent alors la technique dite du « guidage négatif » : ils écoutaient les axes de recherche français et indiquaient si la piste de développement technologique suivie était réalisable ou non, faisant ainsi économiser du temps et de l’argent à la France. Il s’est donc organisé en secret une coopération faite pour… contourner les mesures de protection des secrets nucléaires des deux pays.

La diffusion du secret nucléaire est ainsi logiquement liée à la question de la prolifération, que celle-ci soit initiée par les États, comme lorsque la France fournissait des centrales nucléaires à l’Afrique du Sud, à l’Iran, à l’Irak et au Pakistan, avant de devenir l’un des principaux acteurs de la contre-prolifération3, ou qu’elle soit le fait de réseaux clandestins comme le célèbre « réseau Khan », du nom de ce scientifique pakistanais accusé d’avoir alimenté les programmes nord-coréens, iraniens et libyens.

Un autre enjeu de la diffusion du secret relève de la contre-prolifération, et de savoir quand partager des secrets sur les progrès des autres États. En 1978 et 1979, les services de renseignement américain se rendirent compte des progrès du Pakistan dans le processus d’enrichissement de l’uranium. Un programme nucléaire pakistanais posait évidemment des problèmes de stabilité stratégique dans le sous-continent et constituait une violation du régime de non-prolifération, et Washington s’interrogeait sur la marche à suivre. Une possibilité était de partager ces résultats avec d’autres États comme l’Inde, Israël et Taïwan, afin de couper les voies d’approvisionnement et de coordonner la réponse internationale. Toutefois, le Département d’État était opposé à cette option, car il craignait des fuites au profit du Pakistan, voire la révélation des techniques américaines de collecte du renseignement. Au final, les États-Unis ne diffusèrent pas ces renseignements.

Cet exemple illustre la difficulté du partage du secret, ici du renseignement. Lever le secret en rendant publiques les conclusions des services peut faciliter le travail de divers États souhaitant contrôler la prolifération nucléaire. Mais le risque est que les cibles adaptent leurs pratiques et déjouent les tentatives de surveillance. Une solution possible est de créer des mécanismes de garantie du secret, et les organisations internationales peuvent jouer un rôle intéressant dans ce domaine.

L’exemple de l’évolution de l’Agence internationale de l’énergie atomique (aiea), créée en 1957 et basée à Vienne, est particulièrement révélateur. Pendant plusieurs décennies, l’aiea a refusé les informations fondées sur la collecte du renseignement pour deux raisons : elle ne disposait pas des procédures et des matériels nécessaires pour protéger de telles informations sensibles, et sa culture organisationnelle était fondée sur la vérification des déclarations publiques des États plus que sur l’enquête sur des activités illégales. Depuis 1991, et suite à la découverte des activités clandestines irakiennes, l’aiea s’est dotée d’un système de confidentialité assurant aux États souhaitant partager des renseignements la protection du secret par des garanties procédurales (accréditation de personnels spécifiques, organisation par les États de briefings réservés au directeur général…) et techniques (sécurisation des infrastructures physiques et digitales de l’agence). L’organisation de la protection du secret par l’agence a en effet conduit plusieurs États à bien plus largement partager leurs renseignements, facilitant ainsi les activités de l’aiea en Iran, en Irak, en Libye ou en Afrique du Sud. En somme, l’institution internationale a contribué à résoudre le dilemme de la diffusion du secret pour les États.

Le secret n’est ainsi jamais absolu en matière nucléaire, du fait de la nature fondamentale de la manœuvre de dissuasion, mais aussi des besoins de coopération dans le cadre de la lutte contre la prolifération. L’alternance maîtrisée entre la lumière et l’ombre constitue donc le cœur des enjeux recouvrant le fait nucléaire, la Bombe se caractérisant ainsi par un clair-obscur permanent. Les responsables de la dissuasion nucléaire sont au final des Rembrandt de la stratégie bien plus que des Turner, arbitrant constamment entre l’ombre du secret et la lumière de sa divulgation.

1 J. T. Richelson, Spying on the Bomb. American Nuclear Intelligence from Nazi Germany to Iran and North Korea, New York, W.W. Norton, 2006.

2 La « réactivité modérée » désigne le fait qu’une source humaine dispose d’une certaine inertie : il faut du temps pour l’introduire, l’exfiltrer ou la remplacer. Voir J.-Cl. Cousseran et Ph. Hayez, Leçons sur le renseignement, Paris, Odile Jacob, 2017.

3 F. Pouponneau, La Politique francaise de non-prolifération nucléaire, Bruxelles, Peter Lang, 2015.

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