À une vingtaine de minutes du centre-ville de Bordeaux, cachée dans la verdure, une belle bâtisse de pierres blanches accueille des femmes et des hommes, tous militaires, tous souffrant d’un syndrome de stress post traumatique (tppt). C’est la maison athos1 de Cambes. Pour y être accueillis, ces soldats blessés, de tous grades et de toutes armées et services, tous volontaires, doivent répondent à certains critères : leur blessure est reconnue en lien avec le service ; leur psychiatre militaire a validé la pertinence de leur venue ; la maison n’étant pas médicalisée, ils doivent être autonomes dans leurs prises médicamenteuses potentielles ; leur état et la gestion de leurs émotions doivent être compatibles avec la vie collective. Après une journée découverte, chacun doit confirmer son souhait d’intégrer la maison. Il en devient alors membre.
Le premier attendu de leur séjour est la remise en place d’un lien social. Nous allons donc nous attacher à créer un climat et une relation de confiance entre le nouveau membre et l’équipe dite « socle » de la maison, puis étendre cette relation à d’autres acteurs. Nous pourrons ensuite travailler à la reprise d’autonomie et d’activité en vue d’une transition professionnelle. Notre intention est de faire reprendre pied dans le présent avant de préparer l’avenir. Chaque blessé a des besoins, des ressources et des attentes différentes, aussi construisons-nous avec chacun un accompagnement personnalisé tout en favorisant la vie du groupe. Donner du temps au temps. En fonction du rythme de chacun.
- Une journée à Cambes
La journée évolue dans des énergies d’intensités variables. Le début de matinée est généralement un temps au ralenti. Chacun s’extrait d’une nuit souvent perturbée et il faut accepter les rythmes les plus lents pour progressivement faire converger les énergies. Nous donnons rendez-vous à tout le monde à neuf heures, petit déjeuner pris, mais nous savons accepter qu’un membre nous rejoigne avec un décalage, notamment ceux qui passent les nuits les plus difficiles. Nombre de membres parviennent à se mobiliser pour une activité sportive, soit dans le cadre de leur entretien physique, soit pour la préparation d’une rencontre sportive future. La matinée est aussi un temps adapté à des activités calmes avec des intervenants extérieurs : cours de poterie, de piano, de dessin, de tapisserie-rénovation de fauteuils entre autres…
La première vraie convergence des énergies survient pour le déjeuner. C’est sur ce temps de préparation et de partage que nous avons misé et capitalisé dès l’ouverture de la maison en janvier 2021. Ce choix s’est avéré pertinent, car il fédère toujours et offre une palette d’actions propices à la cogestion de la vie collective. Ainsi, dès le lundi, il s’agit d’élaborer ensemble les menus et la liste des courses nécessaires, ainsi que la répartition des préparations (dresser et débarrasser la table, remettre la cuisine en bon ordre…). Et cette opération se répète le soir, à la seule initiative des membres, car le dernier accompagnateur quitte la maison à dix-neuf heures, laissant ses habitants vivre en totale autonomie. Les courses offrent une véritable occasion de travail sur la confiance en soi et l’autonomie, car il faut entrer dans des espaces publics peu ou pas maîtrisés. Au fil du temps, nous avons conservé l’obligation de faire des courses deux fois par semaine. En plus du travail sur l’autonomie de vie, chacun doit être attentif à ce que contiennent la réserve et le réfrigérateur pour être dans une gestion de « bon chargé de famille ».
L’après-midi est un temps plus propice à des activités plus « intenses », comme la participation à des séances de sport conduites par des moniteurs militaires, la visite d’entreprises pour découvrir des environnements professionnels, des randonnées, des sorties culturelles, le travail du potager ou les ateliers de travail du bois. Certains membres ont l’énergie nécessaire pour avoir une activité soutenue toute la journée, aussi veillons-nous à leur offrir un espace d’activité adapté à leur besoin. C’est un travail fin de répartition sur les différents ateliers simultanés ou successifs. Tout cela est conduit en cohérence avec les temps administratifs, qui permettent d’accompagner chaque membre dans son parcours selon sa temporalité propre et en dialogue avec les acteurs pluridisciplinaires que sont l’action sociale des armées, Défense mobilité et les cellules d’aide aux blessés de chaque armée. Ces entités institutionnelles sont représentées au sein de la maison par une permanence hebdomadaire et des échanges à la demande. C’est un véritable travail d’équipe.
- Les temps de la maison
La notion du temps peut être lue à plusieurs niveaux dans la vie de la maison : le temps quotidien organisé en demi-journées, comme nous venons de l’évoquer, et le temps hebdomadaire. Le lundi est un jour assez lent en raison de l’arrivée des membres à des moments échelonnés en fonction de la distance qui les sépare de Cambes. De dix minutes pour les plus proches à dix heures pour les plus éloignés, avec un fort contingent à environ deux heures de route. Le lundi sert donc à lancer la semaine. Dans l’après-midi, en plus de la définition des menus et de la réalisation de la première rotation de courses, les membres, en réunion de cogestion, vont exprimer leurs souhaits d’activités, dans la mesure du réalisable pour celles qui nécessitent des réservations, des intervenants extérieurs ou du matériel. Ces activités vont se superposer ou s’intercaler avec ou entre des ateliers déjà programmés, certains de ceux-ci pouvant éventuellement être annulés s’ils n’ont pas suscité d’intérêt. Les rendez-vous individuels vont aussi se confirmer.
Les trois jours qui suivent sont plus actifs, car l’essentiel des membres en séjour long (cinq jours) sont présents et ont créé leur dynamique collective. C’est le bon moment pour accueillir un chef d’entreprise, pour activer des ateliers comme l’équitation, la rénovation patrimoniale d’un bateau, pour organiser une randonnée cycliste ou pédestre sur une journée complète avec préparation la veille et temps de récupération le lendemain.
Le vendredi est un temps de retour au calme, car il faut reconditionner la maison, restituer les chambres, déposer le linge au pressing, faire le point d’un déjeuner qui permet de recycler ce qui n’a pas encore été non consommé. C’est également le jour où l’équipe est en réunion « socle », ce que d’autres nomment réunion staff, pour faire le bilan de la semaine et préparer la suivante. Le vendredi, les membres repartent au fil de la matinée et du début d’après-midi.
Enfin, le temps peut être abordé sous l’angle des temporalités individuelles. Ces plus de deux années de partage de vie avec les membres de la maison nous ont montré que la notion du temps est très singulière et personnelle dans le parcours du blessé. L’un d’eux peut revenir à l’emploi en cinq semaines, après plusieurs années d’accompagnement thérapeutique intense, alors que la confiance en soi et l’autonomie ne sont pas totalement stabilisées, tandis qu’un autre, dont la confiance et l’autonomie de vie semblent en place, ne parvient pas à franchir ce cap.
Un membre peut enchaîner autant de semaines de séjour consécutives que sa situation le nécessite en dialogue avec les accompagnateurs et aussi parfois avec les médecins spécialistes. Toutefois, l’expérience nous a montré que dans une configuration de cycle long la sortie doit être préparée et accompagnée, car un effet de vide peut se produire. Nous veillons à ne pas créer de dépendance à la maison. En moyenne, les séjours durent trois jours. Cette durée est en fonction du lieu de résidence de chacun. Les membres qui résident à plus de deux heures de la maison viennent généralement du lundi au vendredi, alors que ceux qui résident à proximité viennent plutôt à la journée.
- Le temps des séjours
Nous venons d’évoquer les séjours longs. Mais les membres peuvent aussi effectuer des séjours courts, d’une journée. La maison est alors utilisée comme un lieu de travail personnel soit au profit du collectif, par exemple pour développer un projet ou améliorer la maison, soit au profit du membre pour avancer sur son dossier administratif, voire « télétravailler », ou tout simplement pour partager l’activité programmée de la journée. Dès l’ouverture de la maison, nous avons fait le choix de nous adapter au besoin de chacun. Le respect de ce besoin et de son expression est essentiel pour créer une relation de confiance. Partant de ce postulat et de cette posture, il ne peut exister de conflit des temps. Tout au plus y avoir une absence de convergence, qui nécessitera une adaptation de la part de l’équipe ou un dialogue avec le membre afin de se coordonner, de reporter, de faire autrement, mais dans tous les cas de proposer une option – elle peut venir du membre dans ce travail de reprise de capacité à l’initiative.
Enfin, lorsqu’un membre franchit un temps complexe, il peut arriver qu’il exprime des envies ou des besoins qui sont hors du champ d’action et de compétence de la maison. Il nous appartient alors de rappeler le cadre de notre action pour réduire le risque de frustration et rétablir les bases du respect mutuel qui fonde l’aptitude à vivre au sein d’un collectif.
- Le temps dure longtemps
L’accompagnement individuel, dans un mouvement collectif, est de fait un travail d’équilibriste pour l’équipe socle, qui doit effacer sa propre relation au temps au profit de celle des membres.
Le travail de réhabilitation, qui vise à mettre ou à remettre le blessé au centre de sa propre vie en tant qu’espace de choix et de décision, nécessite de ne pas être dans l’injonction ou la contrainte, mais dans l’écoute, la compréhension et la suggestion – celle-ci s’entend au sens de l’inspiration que chacun peut trouver en découvrant des activités, des métiers, des personnes ressources, des chefs d’entreprise, des porteurs de projets… Dès lors que la notion d’injonction et de contrainte a été écartée de la pratique, le temps peut s’étirer selon le besoin de chacun. Les temps de partage et de discussion peuvent être longs, comme un déjeuner qui s’éternise, sans pour autant empêcher l’action.
L’équipe socle est dépositaire de la gestion du temps ; c’est un thème récurrent dans notre analyse de la pratique. Nous ne prenons jamais pour acquise cette relation au temps et nous savons collectivement choisir de laisser filer le temps parce que le collectif en a besoin, tout en sachant suggérer un peu de rythme pour lui offrir la satisfaction d’un travail accompli, d’un rendez-vous réussi. Dans ce rôle de « gardien », il appartient à l’équipe, en relation avec les acteurs de l’accompagnement, de jalonner avec pertinence les échéances du parcours administratif.
1athos est un dispositif de réhabilitation militaro-sociale qui s’appuie sur un programme de réhabilitation psycho sociale adapté à la singularité des militaires atteints d’un trouble psychique post traumatique.