Selon le Larousse, le temps est « une notion fondamentale, conçue comme un milieu infini dans lequel se succèdent les événements ». Constituant ainsi la matrice de l’Histoire, il est une dimension d’autant plus fondamentale pour le soldat que la guerre constitue toujours une accélération des événements, offrant une densité d’actions toute particulière. Le rapport entre la guerre et le temps est d’ailleurs si évident que l’Empereur, avec son incomparable sens de la formule, considérait que la plupart des défaites militaires se résument en deux mots : « Trop tard ! »
S’interroger sur le temps, qui enveloppe toutes nos activités et nos existences, c’est un peu comme penser à l’air que l’on respire : pas si simple ! Le champ est tellement vaste et complexe que les lignes qui suivent se limiteront donc prudemment à proposer quelques exemples et illustrations pratiques des problèmes liés au temps que rencontrent ceux qui sont aujourd’hui chargés de planifier des opérations militaires.
Nous allons essayer de nous en tenir à une approche expérimentale, plus conforme au temps du soldat, en apparence assez élémentaire. Celui-ci est constitué de secondes, d’heures, de jours, de mois ou d’années, et est défini par l’instant, le rythme, la durée, l’enchaînement ou la simultanéité des événements. Mais même là les choses ne sont malheureusement pas aussi simples, dans la mesure où le chef militaire est sérieusement bousculé dans son rapport au temps sous l’effet de causes multiples : technologie, écrasement des niveaux décisionnels, différences culturelles ou encore impératif d’agir dans des champs nouveaux dont les horizons temporels sont distincts.
De fait, depuis trente ans, les armées occidentales ont assez radicalement transformé leur rapport au temps, ajustant bon gré mal gré leurs plans au « sens de l’Histoire ». Mais le retour de la guerre interétatique de haute intensité au cœur de l’Europe le 24 février 2022 impose une remise à l’heure des pendules de l’engagement militaire, en particulier celles de la planification opérationnelle qui avaient été sérieusement déréglées. L’invasion de l’Ukraine marque le grand retour de réalités physiques, notamment spatio-temporelles, liées au choc frontal entre des armées modernes et puissantes.
Pour le vice-amiral d’escadre Guy Labouérie (1933-2016), « celui qui ne maîtrise pas le temps ne peut maîtriser la violence, la sienne d’abord, celle ensuite des opérations qu’il serait chargé de définir, de décider ou de mener ». Et chez ce grand marin, qui fut à la fois un stratège et un métaphysicien, la notion de « violence » recouvre les dimensions matérielles, humaines et organiques du système de forces à mettre en œuvre.
Réfléchir à la question du temps dans la planification opérationnelle, qu’elle soit enseignée à l’École militaire ou mise en œuvre dans les sous-sols de Balard, c’est donc observer la période qui précède l’action et en particulier la manière dont les militaires se l’approprient collectivement. Cette période plus ou moins longue est fondamentale pour l’engagement en bon ordre de systèmes de forces lourds et complexes que constituent les armées modernes, notamment en coalition. Il s’agit de comprendre comment les équipes de planification se projettent collectivement vers les combats futurs pour élaborer le plan qui permettra d’atteindre les objectifs fixés.
- Une perte de temps ?
Avant d’explorer la place du temps dans la planification, il convient de s’arrêter un instant sur la planification elle-même, ou plus précisément d’en justifier l’importance auprès d’un lectorat constitué essentiellement de militaires français. Car s’il existe un défaut solidement ancré dans notre culture collective, c’est celui d’un certain mépris pour la planification opérationnelle considérée comme laborieuse, technique et vaine par opposition à la conduite de la manœuvre, réputée plus noble, dynamique et inspirée. Nous faisons toujours la part belle à la fougue, au panache et à l’intuition : l’héritage de la furia francese, du système D et de « l’intendance suivra » est bien vivace. Aujourd’hui encore au Centre de planification et de conduite des opérations (cpco), temple de notre stratégie militaire, la conduite l’emporte souvent sur la planification. S’il convient de reconnaître les mérites d’une « conduite stratégique », ajustée à une articulation politico-militaire française unique et spécialement réactive, on doit admettre que ce déséquilibre est aussi l’héritage d’une histoire militaire. Par chance, nous avons les qualités de nos défauts, et de l’avis de tous nos alliés l’opération Serval a été un exploit dont seule l’armée française est encore capable (avec l’armée américaine pour d’autres raisons).
Or, si la planification n’est pas consubstantielle à l’action militaire – il n’est jamais impossible de partir « la fleur au fusil » –, elle est partie prenante de son succès. L’objection courante qui reconnaît que le plan est la première victime du champ de bataille est parfaitement juste, mais elle induit la conclusion erronée selon laquelle il serait donc inutile de planifier. Le débat est sans doute aussi vieux que les états-majors.
C’est Eisenhower qui nous aide à sortir de ce paradoxe apparent en affirmant que « les plans sont inutiles, mais [que] la planification est tout ». De fait, lorsqu’un groupe se projette vers l’avenir avec un brin de méthode et un peu d’honnêteté intellectuelle, définissant ses objectifs, explorant les scénarios et répartissant les moyens mis à sa disposition, il renforce son aptitude à faire face à l’imprévu. En effet, le travail collaboratif réalisé lors de la planification d’une opération permet d’établir une compréhension mutuelle et de consolider des liens fonctionnels particulièrement précieux en phase de conduite d’une opération. Surtout, s’il faut admettre qu’un plan pose les conditions du succès sans jamais le garantir, l’absence de plan augmente sérieusement la probabilité de l’échec.
- Le temps de l’enseignement
Ainsi, comprendre l’importance de la planification pour les opérations militaires, c’est reconnaître la nécessité de consacrer du temps à l’enseigner, tout particulièrement aux futurs grands chefs.
Aussi étonnant que cela puisse paraître, cela ne va pas de soi. En 2013, soit moins de dix ans avant l’invasion de l’Ukraine, l’armée de terre a fermé le cours supérieur d’état-major, qui, depuis 1876, formait les officiers brevetés à la manœuvre des grandes unités (divisions et corps d’armée). C’est une question de temps qui était le mobile principal de cette décision, puisqu’il s’agissait de gagner des équivalents temps plein, ces fameux etp qui sont devenus l’unité de mesure par excellence de la performance de nos organismes. Selon une approche comptable et d’apparence rationnelle, la « perte » de soixante-dix etp (c’est le nombre de stagiaires de l’armée de terre à l’École de guerre-terre) était inacceptable. Ces officiers de l’armée de terre ont donc été priés de se former à distance et en temps masqué, c’est-à-dire chez eux et en dehors des heures de service… L’expression est d’ailleurs révélatrice d’un rapport au temps assez discutable, puisque ce fameux « temps masqué » ne l’est véritablement que pour l’administration ; il ne l’est ni pour l’intéressé ni pour sa famille.
En 2016, constatant les dégâts déjà perceptibles d’une dangereuse perte de compétence collective et comprenant que le vent de l’Histoire était en train de tourner, le général Bosser, alors chef d’état-major de l’armée de terre (cemat), décidait de recréer l’école. Ainsi, à nouveau, l’armée de terre consacre une année complète à former ses officiers brevetés à la manœuvre des grandes unités1. Cet effort est indispensable en raison de la complexité des opérations aéroterrestres des niveaux corps d’armée et division, qui mettent en mouvement plusieurs dizaines de milliers de combattants au sol et près du sol.
Depuis la fin de la guerre froide, entraînée par les opérations de type expéditionnaires de la période dite des « opérations extérieures » (opex), l’armée française avait progressivement perdu cette aptitude collective à planifier l’engagement de grandes unités dans un conflit de haute intensité. Pourtant, l’ambition de la France de jouer un rôle de premier plan en Europe, en assurant notamment celui de nation cadre au niveau corps d’armée, repose sur des compétences collectives qui ne s’inventent pas. En 2021, l’exercice Warfighter auquel le poste de commandement de la 3e division a participé aux États-Unis avait servi d’électrochoc. Plus récemment encore, l’exercice Orion a permis d’identifier de nouvelles pistes de progrès. Nous sommes sur la bonne voie : notre aptitude est reconnue par nos principaux alliés et nos efforts sont observés par nos adversaires potentiels.
Intégrer différentes cultures opérationnelles
École de la tactique, l’École de guerre-terre aborde donc la planification des opérations des grandes unités et les méthodes de nos principaux alliés2. Dans la mesure où l’engagement à ces niveaux ne se conçoit qu’en coalition, cet effort est essentiel tant les méthodes de planification sont révélatrices de différentes cultures de combat. La différence entre les conceptions de manœuvre américaine et française offre un exemple significatif, puisque l’on observe une quasi-inversion dans la manière de combiner le feu et le mouvement (définition de la manœuvre). Il en découle des manières bien distinctes de séquencer les opérations dans le temps. Pour de multiples raisons historiques, géographiques, matérielles ou culturelles, c’est le feu qui prime chez les Américains, tandis que c’est le mouvement qui prévaut pour les Français. Cette différence est loin d’être insurmontable, mais elle doit être comprise si l’on veut pouvoir intégrer une division française à un corps d’armée américain.
Pour les états-majors français, les feux accompagnent le mouvement des unités de mêlée. Cela se retrouve même dans le fonctionnement organique de l’armée de terre où, avouons-le, les armes de mêlée prédominent toujours. Dans nos plans, les lignes de coordination sont franchies « au temps ». Chez les Américains, c’est exactement l’inverse, puisque les unités de mêlée sont chargées d’exploiter l’attrition réalisée chez l’adversaire par des feux puissants : l’infanterie ou la cavalerie ne sont autorisées à franchir une ligne de coordination que lorsque le kill contract3 défini par le plan est réalisé pour la phase considérée. Les futurs chefs de nos grandes unités doivent maîtriser ces approches différentes pour pouvoir intégrer leur manœuvre à celles de nos alliés. Il ne s’agit en aucun cas d’américaniser notre manœuvre et de planifier contre la nature profonde de nos unités, cela nous conduirait à l’échec, mais, sur la base de ces particularismes, d’établir les meilleures conditions de l’interopérabilité de systèmes complexes engagés dans un choc brutal.
Il faut ajouter que le mépris de ces réalités ne manquerait pas d’avoir des conséquences stratégiques et politiques majeures. Si elles ne démontraient pas leur aptitude à dépasser ces « incompatibilités », les armées françaises se verraient (encore) confier des fuseaux latéraux et des missions secondaires. La participation régulière des pc de nos grandes unités à des exercices internationaux répond à cet enjeu stratégique de consolidation de notre crédibilité opérationnelle à ces niveaux.
Un peu de méthode
Pratique collective mêlant la science et l’expérience humaine, la méthodologie et l’usage de la technologie, le temps est omniprésent dans l’enseignement de la planification opérationnelle.
En tout premier lieu, il s’agit d’apprendre à organiser le temps dont on dispose pour planifier. Aussi trivial que cela puisse paraître, cette étape capitale du plan to plan est souvent mal comprise. Le rôle du chef d’état-major est de définir les grandes étapes des travaux à réaliser, mais aussi de partager cette denrée précieuse qu’est le temps qui précède l’action, puisque, par définition, chaque niveau ne peut travailler qu’à partir du plan délivré par le niveau supérieur. Pour cela, l’armée de terre respecte la règle bien établie du « tiers temps », qui stipule que chaque échelon n’utilise pour rédiger et transmettre ses ordres qu’un tiers du temps dont il dispose, laissant les deux autres à son subordonné qui fait de même et ainsi de suite, puisqu’un plan n’est utile que s’il est exploité et transmis jusqu’aux échelons les plus élémentaires qui seront chargés de l’exécuter sur le champ de bataille.
Soulignons au passage que cette bonne vieille règle devrait inspirer le fonctionnement courant de nos états-majors où le temps est encore souvent accaparé par les échelons de diffusion et de validation, si bien que l’officier traitant en bout de chaîne ne dispose plus que de quelques heures pour produire sa fiche. Dans le même ordre d’idée, la recherche de la perfection, ou plus précisément de l’exhaustivité, est un piège dans lequel les systèmes de commandement opérationnels (et organiques !) tombent trop souvent. En plus d’être vain, le temps consacré à l’élaboration de la décision idéale ou du plan parfait ne laisse plus aux échelons subordonnés le temps de se préparer à l’action. Mieux vaut un plan incomplet qui arrive à l’heure plutôt qu’un plan parfait transmis en retard !
Le temps tactique
Surtout, le temps marque profondément l’action militaire et les plans qui la préparent. La notion d’effet majeur par exemple, qui est au cœur de la conception de manœuvre « à la française », est déterminée par des repères temporels établis par l’expérience. Paroxysme de la phase d’effort contre l’adversaire, on enseigne toujours que l’effet majeur devrait être réalisé entre la moitié et les deux tiers du temps de l’action considérée. La séquence initiale (50 % du temps) sert à poser les conditions du succès de l’action principale. La dernière phase (25 à 30 % du temps) est dite d’« exploitation », car elle permet de consolider le succès et de préparer la relance de l’action suivante. Ainsi, l’effort n’est réalisé que sur une durée relativement courte (20 à 25 % du temps), ce qui est finalement assez cohérent. La phase initiale peut paraître excessive à une époque où l’on recherche des résultats rapides voire immédiats. Elle est essentielle pourtant. Comme le disait non sans malice l’un de nos vieux professeurs : « Sans préliminaires sérieux, pas de culmination. »
Par ailleurs, l’approche par les effets, remise au goût du jour pendant la décennie afghane, offre une autre occasion d’intégrer le temps dans l’enseignement de la planification opérationnelle. Là encore, les choses peuvent paraître évidentes, mais il faut bien intégrer le temps nécessaire à la réalisation d’un effet, notamment lorsqu’on ambitionne de « gagner les cœurs et les esprits »…
Sur un plan très tactique par exemple, une manœuvre de diversion ou de déception implique de laisser du temps à la réalisation de l’effet recherché : l’adversaire doit percevoir, comprendre, transmettre ses ordres et s’engager sur la fausse piste qu’on lui propose. L’estimation de ces délais est délicate et nécessite une connaissance fine du système de commandement adverse, de son organisation, de sa doctrine et même de la personnalité de son chef. Seuls les exercices à double action, mettant aux prises plusieurs états-majors, permettent d’expérimenter ces phénomènes, soit qu’on les mette en œuvre, soit qu’on les subisse. C’est dans ce cadre notamment que l’École de guerre-terre a redonné en quelques années ses lettres de noblesse au jeu de guerre4.
Comment ne pas évoquer enfin la place qu’occupe l’Histoire dans la pédagogie appliquée à l’enseignement de la planification opérationnelle de haut niveau ? Elle constitue en effet une somme d’expériences inépuisable (pour le meilleur ou pour le pire) qu’il serait insensé de ne pas exploiter. Ainsi, avec l’appui du Service historique de la défense (shd), l’École de guerre-terre a modernisé le modèle classique du staff ride à travers un cycle d’exercices historiques de terrain (eht). Sur les lieux mêmes de la bataille étudiée, les officiers stagiaires sont exposés aux situations, aux plans et donc aux dilemmes opérationnels d’un Guderian, d’un Juin ou d’un Bradley. Ces eht ont atteint aujourd’hui un niveau de maturité assez exceptionnel et permettent de développer le sens tactique et l’humilité indispensables au futur chef opérationnel.
- Le temps de la planification
Si l’on reconnaît avec Montaigne que « le succès de la plupart des choses dépend de savoir combien il faut de temps pour les réussir », on mesure l’importance de bien comprendre les enjeux liés au temps pour planifier des opérations militaires. Le problème des planificateurs est que le facteur temps est une donnée dynamique et variable5.
Opération Hamilton
Prenons l’exemple de la planification d’une opération de bombardement stratégique à travers un système de défense anti-aérienne moderne. C’est un exercice hautement complexe, que seule une poignée de pays maîtrise. La France appartient à ce cercle très restreint.
Dans la nuit du 13 au 14 avril 2018, les États-Unis, la France et la Grande-Bretagne bombardent la Syrie en représailles à l’usage d’armes chimiques par Bachar al-Assad. Pour cette opération baptisée Hamilton, la maîtrise du facteur temps s’est révélée déterminante à plus d’un titre. Un travail d’horlogerie fine dont nous pouvons être fiers, qui repose sur des capacités de haute technologie, mais aussi sur un savoir-faire humain particulièrement précieux.
En premier lieu, le défi technique était d’une incroyable complexité, puisqu’il s’agissait de faire converger sur leurs objectifs respectifs plus de cent missiles de croisière aux vitesses différentes, tirés depuis des appareils aériens ou maritimes déployés à des milliers de kilomètres les uns des autres. Chaque trajectoire était unique, tracée et calculée pour pénétrer les défenses syriennes. Ensuite, des préoccupations humanitaires ont fait privilégier une frappe nocturne, à un moment où les objectifs étaient quasiment vides. Dans le même esprit, le moment d’impact (Time on Target) de cette salve d’une centaine de missiles ne devait pas dépasser quelques minutes, afin de réaliser un effet de saturation et éviter de provoquer des pertes au sein des services de secours. Sur le plan stratégique enfin, la crédibilité des équipes françaises, essentiellement de la Marine nationale et de l’armée de l’air, a permis de participer au choix des cibles, afin de réaliser militairement les objectifs politiques du président de la République.
m2mc, conception centralisée-action décentralisée
Mais malgré sa complexité, l’opération Hamilton engageait des composantes assez homogènes sur le plan technologique dans un laps de temps assez court. Aujourd’hui, la conflictualité s’exprime dans des espaces nouveaux ayant chacun des échelles de temps qui leur sont propres.
Les composantes « historiques » terrestres, aériennes et maritimes évoluent à des horizons temporels différents. Le temps du terrien est long et lent. La plus petite unité de mesure pour une unité d’infanterie est de l’ordre de deux ou trois heures, qu’on le veuille ou non, il n’y a guère d’action tactique élémentaire qui prenne moins de temps. Le temps du pilote de chasse est tellement plus dense que l’on pourrait se demander si son combat est simplement plus rapide ou s’il n’est pas d’une autre nature. Le succès de son action est souvent une affaire de minutes, voire de secondes.
Avec l’élargissement du champ de la conflictualité à des espaces moins physiques (cyber, information, espace…), les équipes de planification doivent désormais intégrer les expertises de toutes les composantes engagées dans l’opération à concevoir. Planifier aujourd’hui au niveau stratégique consiste donc de plus en plus à synchroniser l’action d’acteurs qui évoluent dans des espaces-temps qui leur sont propres. L’un des enseignements de l’exercice Orion relève d’ailleurs le risque d’« effet tunnel » des composantes qui se focalisent naturellement sur leur cadre spatio temporel.
La convergence de la manœuvre d’ensemble, aux plans stratégique et opératif, est sans aucun doute l’un des enjeux cruciaux de la planification et de la conduite multi-milieux/multi-champs (m2mc). L’approche en mode conception centralisée/exécution décentralisée offre sans doute les meilleures perspectives, à condition que l’échelon stratégique (cpco) conserve les moyens d’assurer la synchronisation de l’ensemble des composantes.
Leçons sahéliennes
Les opérations Serval et Barkhane (janvier 2013-août 2022) offrent rétrospectivement des enseignements intéressants. L’opération Barkhane, qui aura finalement duré neuf ans, interroge notre rapport au temps opératif. En effet, sauf erreur du rédacteur, nous avons opéré une décennie au Sahel sans avoir établi d’objectifs ou de plan de campagne à dix ou quinze ans. On objectera que les armées n’ont jamais disposé d’un éclairage politique à cet horizon. C’est exact. Cependant, l’expérience a montré que la durée des déploiements de ce type se situe sur une échelle de temps allant de dix à quinze ans : quinze ans au Kosovo, treize en Côte d’Ivoire, treize en Afghanistan. Cette difficulté à nous projeter sur le moyen terme opératif transforme mécaniquement les douze mois du mandat d’un comanfor en unité de temps opérationnel. Cela n’a pas de sens en soi lorsqu’il s’agit de produire des effets systémiques sur un espace comme le Sahel. Dix plans d’une année ne vaudront jamais un plan sur dix ans, même si celui-ci est marqué par des incertitudes ! Dans le cas de notre action au Sahel, c’est d’autant plus dommage que l’opération couvrait cinq pays, ce qui lui conférait une véritable amplitude opérative sur le plan géographique. Nous avons vu plus large dans l’espace que dans le temps… Nous ne résistons pas à la tentation de rappeler ici la célèbre devise des adjudants d’unité de Légion étrangère lorsqu’ils prennent possession d’un nouveau cantonnement : « On s’installe comme si on devait rester vingt ans et on est prêts à dégager en vingt minutes ! » Les responsables de plans stratégiques et opératifs tireraient profit à appliquer cette maxime à leurs travaux…
L’absence de plan à moyen et long termes est également une source de difficulté et d’incompréhension avec les forces partenaires chez lesquelles nous opérons et qui voient défiler, au fil des mandats, des interlocuteurs différents. Débarquant la plupart du temps pour quatre à six mois, nous éprouvons des difficultés à nous ajuster au rythme de nos homologues de la nation hôte qui, eux, sont là pour la vie. Cette asynchronie pose toujours des problèmes à moyen terme. Le risque est de mettre en déséquilibre des systèmes et des organisations militaires, peut-être moins dynamiques que les nôtres mais certainement plus ajustés à l’écosystème sécuritaire local, qui est le leur et qui, surtout, seront encore là après notre départ.
Les ajustements en cours de notre dispositif africain gagneront à prendre en compte une redistribution géographique de nos unités, mais aussi à garantir que nous agissons bien, à tous les niveaux, au seul rythme de nos partenaires. Il serait ainsi intéressant d’en faire moins pour mieux respecter le métabolisme6 des armées locales afin d’éviter les phénomènes de fatigue et de rejet.
La « décennie Barkhane » a permis en outre de développer l’approche en mode « équipe France » et de comprendre que les acteurs nationaux agissent eux aussi selon des échelles de temps distinctes. Ces réalités ont été mises en lumière lors d’un global game organisé par le cpco en 2017. Tandis que les armées étaient capables de basculer le centre de gravité de leurs opérations d’un bout à l’autre du Sahel en quelques semaines, l’Agence française de développement (afd), elle, était engagée et fixée sur des projets majeurs à horizon de deux ans ; et le temps du diplomate, bien que moins palpable, s’est révélé encore différent. Ainsi, la synchronisation des actions et des effets à réaliser avec le triptyque sécurité/développement/gouvernance s’est révélée plus complexe et technique que ne le laissaient entendre les discours sur l’approche globale.
- Nouveaux défis
Le « jugement de la force » ayant fait place à l’« affrontement des volontés », le militaire n’a plus depuis longtemps le monopole du champ de bataille, dont les limites dans l’espace et dans le temps s’estompent toujours davantage. Jusqu’au cœur de la bataille aujourd’hui, on voit interagir des organisations civiles et militaires qui ont des rapports au temps bien différents. Dans le Donbass, par exemple, on a pu constater que l’horizon temporel de la société Wagner n’était pas totalement celui de l’État russe.
L’enchaînement classique paix/crise/guerre, séquentiel et assez confortable, a fait place au triptyque compétition/contestation/affrontement où tout s’imbrique dangereusement. Spécialement pertinente pour décrire le nouveau cadre stratégique, cette grille de lecture implique une remise en question de notre manière de planifier et de nous préparer aux engagements les plus durs, dans la mesure où il n’existe plus vraiment de sanctuaire dans l’espace et dans le temps. Nous serons contestés voire agressés partout, y compris sur le territoire national, et ce bien avant la confrontation directe.
Ainsi, un modèle d’armée fondé sur un temps de remontée en puissance est sans doute pertinent sur le plan budgétaire, mais il faut en reconnaître les limites stratégiques. Dans le cadre d’une « marche à la guerre » face à un adversaire intelligent, déterminé et puissant, comment imaginer que celui-ci nous laisserait disposer librement de six mois pour restaurer nos stocks, nos capacités et nos effectifs, réduits ou mis en sommeil ? Comme nous, il cherchera assurément à « gagner la guerre avant la guerre » en perturbant notre mobilisation par tous les moyens et dans tous les champs possibles, afin de nous empêcher de nous mettre en ordre de bataille.
Le plus gênant est sans doute que ce modèle de remontée en puissance en six mois est aussi un non-sens politique. Prenons à nouveau l’exemple de l’Ukraine. Ce conflit qui se déroule à nos portes aide à se représenter des réalités que nous avions mises sous le tapis. Les forces de la Fédération de Russie ont attaqué l’Ukraine dans la nuit du 23 au 24 février 2022. Si nous avions voulu disposer à ce moment précis d’une division de trente mille hommes en ordre de combat, il aurait fallu déclencher sa montée en puissance, militaire, industrielle et politique, six mois auparavant, c’est-à-dire… en août 2021. Impensable ! Comment exposer le président de la République à une décision aussi anticipée et aussi lourde politiquement et stratégiquement ? Sur quelles bases déclencher un processus aussi critique pour les armées et la nation, alors que nous étions loin de partager les certitudes de nos alliés américains quelques jours seulement avant l’agression russe ?
Dans la guerre que se livrent Ukrainiens et Russes, le temps joue en faveur de l’agresseur. Alors que le front s’est stabilisé et que les deux camps se livrent une terrible bataille d’attrition, les ressources de la Russie semblent inépuisables et lui permettent de « voir venir »7. Les Ukrainiens vont sans doute essayer de lancer une offensive pour redonner à la bataille une dynamique tactique qui leur soit favorable. Ainsi, la notion de profondeur stratégique s’exprime aussi en termes de temporalité.
Nous ne disposons ni des ressources ni de la profondeur géographique de la Russie. C’est pour cela qu’il est nécessaire et salutaire de conserver toute sa place au temps long dans notre manière de planifier nos engagements opérationnels. Une approche centrée sur nos intérêts nationaux semble pertinente, car elle facilite l’identification de lignes directrices durables, contrairement à une vision encore trop souvent centrée sur les postures, par nature variables, de nos alliés, compétiteurs ou adversaires.
1La scolarité de l’École de guerre-terre se déroule avant l’année de scolarité interarmées (École de guerre).
2L’École de guerre-terre a réalisé un mémento de tactique destiné aux grandes unités qui fait aujourd’hui référence non seulement dans l’armée de terre, mais aussi pour tous ceux qui doivent comprendre la manœuvre d’une composante terrestre.
3L’expression se passe d’explication.
4Lire à ce sujet A. Bourguilleau, « Modéliser le réel. La naissance d’un jeu de guerre », Inflexions n° 50, 2022, pp. 99-106.
5Nous évitons d’utiliser la sémantique de la « relativité » qui renvoie à des notions spécifiques concernant le temps.
6Il est essentiel de respecter non seulement le métabolisme mais également les standards des partenaires. L’attente de standards occidentaux trop élevés est une autre source de ressentiment. Mais c’est un autre sujet…
7Cet article a été rédigé à la fin de l’hiver 2023.