Lorsque l’on pense à la nature en termes de temporalité, c’est le temps long qui vient immédiatement à l’esprit, celui de la croissance des arbres, de la longévité des forêts primaires, du développement que l’on souhaite durable… Mais n’est-ce que cela ? Car il semblerait que le temps s’écoule différemment dans une forêt, et que différentes temporalités s’y croisent, s’y entremêlent. Le temps y file, rapide, à l’échelle de la vie d’un éphémère. Mais aussi s’accroît, s’étend, imperceptible lorsque poussent les grands arbres. Il bat au rythme des saisons mais paraît décousu, désordonné par la diversité de l’existence animale, minérale et végétale qui y réside. La forêt, cacophonie silencieuse et bruyante, inhabitée d’hommes et pourtant fourmillante.
À l’échelle humaine, la forêt est précieuse. Le promeneur y trouve bien-être et santé dans la pratique japonaise du shinrin-yoku ou « bain de forêt », le commerçant une rente dans l’exploitation de son bois, le chasseur un réservoir giboyeux, le scientifique une source de découvertes et de vie à préserver sans laquelle l’humanité s’épuisera, le sapeur-sauveteur ou sapeur-pompier un bien à protéger des incendies et le soldat un atout sans lequel des guerres furent perdues.
Ce qui rassemble ces acteurs tous si différents ? Le temps. Car en matière de nature, rien ne peut réussir à l’homme pressé. Sans patience, rien ne se construit durablement. La forêt ne déroge pas à cette règle. Patrimoine naturel et économique majeur, seule une gestion durable semble en garantir la pérennité. Seulement le temps de la forêt est aussi le temps de l’inaction et de l’oubli, où l’Homme accepte parfois de ne pas interférer et de laisser la nature s’épanouir, à son rythme.
- La forêt comme mouvement
L’Homme voit en la forêt un temple du temps long, de l’immuable qui rassure. Il pénètre dans les sous-bois à petits pas attentifs, respire, écoute, observe cet univers primitif familier qui s’offre à lui, où le temps semble ralenti jusqu’à se figer. Loin du vacarme de la ville, le calme qui semble y régner l’apaise. Et pourtant, la nature profonde de la forêt est celle du mouvement et du changement. Toujours elle se construit et se meurt pour mieux se rétablir, différemment. Tout est question de cycles.
D’abord, il y a la terre. Un sol polychrome vivant fait de champignons, de bactéries et de petits insectes. Puis s’y installent les graminées, poussées par le vent ou transportées par la faune. En se développant, elles enrichissent le sol, le protégeant de la sécheresse et du vent. Les saisons passent, leurs feuilles tombent et finissent par rendre la terre trop riche et trop humide pour ces plantes pionnières qui aiment les terrains nus et secs. Vient donc le tour des ligneux, des ronces et des broussailles. Rustique – la nature donne souvent raison aux plus forts –, le tapis croît, s’étoffe et se renforce. Ce faisant, il abrite des prédateurs les nouvelles graines semées. Alors surgissent les arbres pionniers. Leur bois blanc pousse rapidement, perçant de leur hauteur la strate végétale intermédiaire, s’exposant à la lumière. Peupliers, saules, bouleaux… Ils captent le soleil au détriment des autres végétaux dont le développement est ralenti, vivant sous l’ombre de ces nouveaux géants. Mais leur bois reste tendre et vulnérable. Bientôt les chênes, les hêtres et les charmes, à la longévité reconnue, prendront leur place. Puis la maladie, la foudre ou le vent finiront par les affecter eux aussi. Désormais couchés, leur pourriture fertilisera le sol et leur tronc accueillera un nouvel écosystème composé d’insectes, de champignons, de mousses et de fougères, engendrant une nouvelle dynamique de cycle et de croissance1.
Accepter la réalité de ces changements permanents, c’est comprendre que ces cycles sont entremêlés, que la complexité initiale des premières étapes de biodiversité se poursuit et s’étoffe continuellement, que cette succession de vie et de mort est nécessaire à la durabilité de la forêt. Mais c’est surtout prendre conscience qu’en forêt l’immuabilité n’est pas naturelle. Au contraire, elle est stérile car elle ne porte pas la vie.
Pour se développer durablement, la forêt ne doit donc souffrir ni de barrières physiques empêchant le déroulement naturel de ses cycles ni de l’action moins perceptible de ceux que l’on pourrait appeler les « bloqueurs de temps ». La nature en regorge pourtant. Certains sont naturels : les herbivores en surnombre ou les embruns salés figeant les dynamiques d’enfrichement, immobilisant dans les limbes de la biodiversité un cycle pourtant engagé. En bloquant la dynamique de développement de la forêt, ils transforment son paysage qui se diversifie de dunes, de prairies, de garrigues ou de steppes, et participent ainsi à la richesse de notre saltus2.
D’autres, artificiels, ne transforment pas la forêt mais l’altèrent. Le propriétaire terrien cloisonnant son terrain, l’exploitant de bois établissant un plan de vente déraisonnable et surexploitant sa terre, l’industrie polluant les sols ou le soldat en guerre en sont quelques exemples. Car la guerre se passe aussi en forêt. Cette zone a d’ailleurs toujours servi à la tactique militaire pour appuyer une manœuvre amie, pour se dissimuler ou pour ralentir la progression de l’ennemi en le canalisant dans un espace réputé difficilement pénétrable. Pour rendre les forêts encore plus opérantes, elles sont souvent « aménagées » : le déboisement permet de voir l’adversaire approcher, de dégager les vues pour favoriser les tirs ou de créer des abattis et des tranchées. Toute guerre scarifie donc de façon plus ou moins raisonnable et acceptable les espaces boisés, désorganisant temporairement leur cycle naturel3.
Les armées françaises sont pourtant un acteur non négligeable du développement durable. Aujourd’hui, deux cent soixante-quinze mille hectares de terrains militaires, soit 1,3 % du territoire national, appartiennent au ministère des Armées4. Atolls sauvages classés5, en grande partie utilisés pour l’entraînement des forces, ces espaces aux accès réglementés ont été préservés de l’étalement urbain ou agricole. Libres de toute intervention humaine autre que militaire ou strictement nécessaire à leur préservation, ils constituent des îlots sauvages à la biodiversité complexe et grandissante, qui doivent continuer d’être « oubliés » pour mieux être protégés.
Plus généralement, la question du bien-fondé des interventions humaines dans le processus de développement naturel de la forêt est parfois soulevée. L’Homme devrait s’en éloigner pour laisser le « sauvage » se développer. Il n’est pour autant pas envisageable d’empêcher toute interaction entre lui et la nature, car la forêt se partage. Sur certaines parcelles protégées6, des interventions minimales, ponctuelles et respectueuses de l’environnement permettent de participer à sa protection sur le temps long. Sur d’autres, vouées à la sylviculture, une planification raisonnable de l’exploitation du bois est de mise, car nier l’importance de son rôle économique et stratégique serait chimérique.
- Planifier le durable, un enjeu stratégique
La notion du durable est liée à d’autres concepts que les militaires chérissent : l’anticipation (percevoir ce qui pourrait se produire ultérieurement et prévoir les mesures adéquates pour y répondre) et la planification (organiser sa manœuvre). Lorsqu’elle rencontre celle de la gestion environnementale, elle prend un sens tout particulier : la gestion durable des ressources naturelles. Élément clé de la sécurité et de la défense nationale, la bonne administration de ces ressources, en particulier celle des forêts, a toujours été un enjeu stratégique.
Pour mieux contrôler les richesses qu’elles génèrent, les droits d’usage des forêts, qui autorisent la libre utilisation de leurs ressources par les usagers, furent progressivement remis en question. Au xiiie siècle, une première étape fut franchie avec la création des maîtrises des Eaux et Forêts dont la vocation était de contrôler la gestion des forêts territoriales. Face aux nombreux dysfonctionnements de ces nouvelles instances, une réforme générale est lancée en 1661 par Jean-Baptiste Colbert, ministre des Finances de Louis XIV, qui avait alors parfaitement saisi l’importance stratégique de la gestion durable des ressources naturelles.
En anticipant les besoins futurs, en réorganisant la plantation des forêts territoriales et en centralisant leur gestion, il instaura en vingt ans une politique forestière qui allait marquer l’histoire de la France. Officiellement, il s’agissait de se donner les moyens de lever une flotte capable de rivaliser avec la Grande-Bretagne et la Hollande en assurant une disponibilité permanente de bois pour les constructions navales7. Évidemment, les besoins étaient plus généraux, mais l’argument militaire s’entend. Le premier code forestier valorisant une gestion de la forêt sur le temps long voit le jour en 1669 avec l’ordonnance sur les Eaux et Forêts. Cette dernière réduisant les droits de chauffage et instaurant un droit de préemption sur les bois pour les besoins de la Marine, des parcelles sont alors interdites d’exploitation ou de culture et gardées pour les besoins des armées. Plus largement, Jean-Baptiste Colbert instaure des règles de martelage qui prennent désormais en considération les capacités de régénération des forêts par le biais de nouveaux plans d’inventaires strictement tenus. Son initiative visionnaire et ingénieuse permit de lutter contre la surexploitation qui menaçait les forêts françaises et de déclencher une campagne de reboisement massif du territoire dont les effets sont toujours visibles de nos jours.
Après Colbert, la Révolution française et les campagnes napoléoniennes, les poilus de la Grande Guerre furent eux aussi de grands consommateurs de bois dont l’usage, autant intensif que varié, nécessitait une planification spécifique. La conduite de la guerre en exigeait en effet toujours plus afin de fabriquer des traverses de chemins de fer, des crosses de fusil, des affûts de canon, des caisses de munitions, du charbon de bois ou encore des étais pour les tranchées8. Le bois aux si nombreux usages était stratégique. Mais rapidement la surexploitation guerrière menace la gestion durable de l’ensemble des besoins nationaux. L’administration des Eaux et Forêts alerte le ministère de l’Agriculture et une organisation de l’exploitation du bois plus réfléchie se met progressivement en place9. L’entre-deux-guerres se consacra à la reconstruction de ce qui avait été détruit, relançant la dynamique naturelle des forêts. Certaines zones de combat furent l’objet d’une attention particulière. Il s’agissait certes de reconstruire, mais aussi de préserver ces nouveaux lieux de mémoire. Ainsi, à Verdun, dès 1923, trente-six millions de résineux et de feuillus furent plantés en huit ans, composant une forêt nouvelle de près de dix mille hectares, dont plus de la moitié étaient des terres agricoles avant la guerre.
La planification du durable s’inscrit donc comme un impondérable stratégique, indispensable à l’autosuffisance de l’Homme sur le temps long. Lors de situations exceptionnelles nécessitant une exploitation déraisonnable de ressources naturelles, celui-ci se doit de veiller encore plus attentivement à la préservation de l’équilibre fragile entre ses besoins immédiats et le temps nécessaire à la nature pour se régénérer.
- Protéger le vivant, une course contre la montre
Planifier le durable, c’est aussi le protéger. Le protéger des dérèglements climatiques ou des catastrophes naturelles, mais aussi de l’action de l’Homme ; l’épuisement des ressources terrestres provoque en effet des réactions en chaîne sur l’ensemble de son environnement naturel. Cette surexploitation se concrétise aujourd’hui par une vraie régression de la taille et de la qualité des forêts observable à l’échelle mondiale. Les forêts françaises, couvrant aujourd’hui 31 % du territoire national métropolitain10 alors qu’elles n’en représentaient que 15 % en 1830, semblent être préservées de ce phénomène de déboisement massif. Pour autant, elles ne sont pas épargnées par le phénomène de régression qualitative, car planter des arbres de même nature pour les abattre quelques années plus tard ne suffit pas à créer du sauvage. Seul un temps extrêmement long permet de transformer une jeune forêt en écosystème à la biodiversité complexe.
Par ailleurs, le dérèglement climatique, en particulier le réchauffement, a des effets délétères sur le vivant. Le niveau inhabituel de stress hydrique ressenti ces dernières années laisse présager un risque croissant d’incendies, été comme hiver, sur des territoires de plus en plus étendus et jusqu’alors préservés11. Dès lors, protéger passe d’abord par l’anticipation et par la prévention. Pour prévenir les feux de forêt et faciliter l’intervention des secours, une politique de défense de la forêt contre les incendies (dfci)12 a été mise en place depuis plus de soixante-dix ans. Une large partie des forêts françaises s’est ainsi pourvue d’équipements et de pistes dédiés à l’intervention des services de secours. Un effort particulier d’entretien et de surveillance de l’espace forestier est également mené dans ces zones boisées.
Protéger, c’est évidemment aussi agir, car le temps de la forêt est aussi celui du temps nécessaire aux moyens de lutte contre un incendie. Chaque minute compte quand il s’agit de couper la dynamique de propagation de ce qui pourrait devenir un désastre. Pour gagner du temps et lutter efficacement contre les feux de forêt, un dispositif opérationnel organique est mis en place chaque été. Les formations de la sécurité civile (formisc), composées de militaires de l’armée de terre employés par le ministère de l’Intérieur et des Outre-mer, y participent aux côtés des moyens départementaux et des armées13. Appuyés par les moyens aériens de la sécurité civile, leurs véhicules rouges et jaunes sont positionnés préventivement en zone à risque à des points stratégiques, maillant le terrain de leur présence dissuasive tout en leur permettant d’intervenir immédiatement lors des départs de feux.
Protéger, c’est enfin réfléchir à une solution globale, en favorisant l’implantation d’un véritable écosystème forestier plutôt que de champs d’arbres monospécifiques. Car ces espaces, en particulier les jeunes pinèdes plantées dans une logique productiviste, sont très vulnérables aux feux et aux maladies. Pour rendre ces forêts plus résilientes, diversifier leurs essences et reconsidérer leur drainage apparaît comme une solution véritablement durable à développer.
Ainsi, la forêt compose entre des temporalités différentes et des intérêts distincts : le temps court des besoins humains immédiats, le temps long de la régénération du bois et le temps plus éloigné encore du développement de la forêt. Pour l’exploitation de ressources utiles voire stratégiques, cela ne peut se faire sans planification. Pour le reste, accepter notre inutilité et ne pas essayer de maîtriser le sauvage au risque de le détruire libérera la forêt de notre bienveillante maladresse.
1Les bois morts accueillent près de 20 % des espèces animales et végétales forestières.
2Terre non cultivée ou sauvage.
3Bien que plusieurs conventions internationales réglementent désormais le poids des guerres sur l’environnement, notamment dans son volet durable (comme la convention enmod).
4Stratégie ministérielle de préservation de la biodiversité à l’horizon 2030, ministère des Armées, Secrétariat général pour l’administration, Direction des patrimoines, de la mémoire et des archives, septembre 2021.
5Deux cent mille hectares de terrains militaires font l’objet d’au moins un classement en faveur de la protection de la biodiversité (znieff, Natura 2000…)
6Sur la question, des réserves biologiques intégrales ont été mises en place en France, formant des espaces protégés consacrés à la libre évolution de la forêt, où de jeunes et de vieux arbres cohabitent. Leur accès n’est pas interdit à l’homme qui peut s’y promener, sous l’œil attentif de l’Office national des forêts (onf).
7La construction d’un navire de guerre pouvant nécessiter jusqu’à deux mille cinq cents chênes centenaires, la France importe son bois d’Italie, d’Albanie et d’Europe du Nord, dont elle dépend.
8Un stère de bois est nécessaire pour dix mètres linéaires de tranchées. Cinq à vingt stères pour un abri d’infanterie (source onf).
9Après les centres d’approvisionnement du bois créés en mai 1915, le comité général des bois est mis en place en juillet 1917 sous la double tutelle des ministères de l’Agriculture et de l’Armement et des Fabrications de guerre (source onf). En parallèle, les service forestiers d’armées (sfa) dotent chaque corps d’armée d’un officier forestier chargé de diriger les coupes en forêt dans les zones de combat.
10La France est le quatrième pays européen le plus boisé avec 16,9 millions d’hectares de forêt sur son territoire métropolitain.
11Le risque feux de forêt s’étend, notamment à la face ouest du territoire national durement touchée en 2022. Au plan mondial, la mobilisation de l’Alliance pour la préservation des forêts tropicales a été créée à la suite des incendies catastrophiques de 2019. Les formisc y contribuent en participant régulièrement à la formation des acteurs du secours à la lutte contre les feux de forêt, en particulier en Amérique du Sud. Ils interviennent également à leurs côtés lors de « mégafeux », par le biais du mécanisme de protection civile de l’Union européenne (en Bolivie et au Chili notamment).
12La Défense de la forêt française contre les incendies (dfci) est pilotée par le ministère en charge de l’Agriculture. Elle met en œuvre des outils de programmation, d’aménagement et d’entretien des massifs issus du code forestier, notamment les plans de protection de la forêt contre l’incendie (ppfci). Certains territoires particulièrement exposés au risque incendie de forêt sont dotés de plans spécifiques de prévention.
13Le protocole Héphaïstos, établi entre les ministères des Armées et de l’Intérieur, permet également le concours de militaires à la lutte contre les incendies.