Pourquoi consacrer un numéro d’Inflexions au temps ? Un premier élément de réponse se trouve dans le Code de la Défense. « Les militaires peuvent être appelés à servir en tout temps et en tout lieu », indique ce texte (Statut général des militaires, article L4121-5). Le rapport du militaire au temps n’est cependant pas uniquement une question d’heures consacrées à son pays. La si courante expression « le quart d’heure du caporal », par exemple, désigne le fait qu’à tout niveau de responsabilité chaque militaire prend des délais afin de ne pas être en retard sur l’échéance. Elle sous-entend l’existence d’une maîtrise du temps, inculquée dès le début de la carrière, afin de partir à l’heure, délivrer des feux dans un court délai, ne pas manquer le créneau de recomplétement du carburant. La question « quand ? » reste un point incontournable de la méthode d’élaboration d’une décision opérationnelle tactique (medot) enseignée aux officiers français. La pensée militaire se place elle aussi sous le signe du temps, que ce soit pour innover avant les autres ou briller à travers les siècles. Fruit de la pensée d’officiers alliés férus de technique, le char donne au feu une mobilité tactique sous blindage qui manque à l’infanterie. En 1918, il offre à l’Entente un avantage majeur face à l’armée allemande. À l’inverse, ancien n’équivaut pas à obsolète. Ainsi les trois principes de la guerre de Foch, toujours reconnus par l’armée française du xxie siècle, ont été théorisés par un homme né en 1851. Et la victoire carthaginoise de Cannes, en 216 av. J.-C., est encore aujourd’hui un modèle d’étude tactique. Action et pensée militaires se mêlent aussi au sein de la boucle décisionnelle. Réfléchir et décider plus vite afin d’agir plus rapidement que l’ennemi est un enjeu central pour un état-major en opération. La combinaison de progrès technologiques et de méthodes de réflexion raccourcit le temps qui s’écoule entre le renseignement, la prise de décision et la mise en œuvre de celle-ci. Pour la défense sol-air, les liaisons de données tactiques offrent un partage en temps quasi réel de la situation aérienne générale et permettent une diffusion rapide des alertes et ordres de tir. Au cours d’une opération, l’application de schémas tactiques prédéfinis accélère la prise de décision. Dans ce cas, le gain de temps potentiel se paye par la rigidité et la prévisibilité des procédés, au risque d’une inadéquation avec la situation réelle. Le temps se dilate lorsque l’on aborde les programmes d’armement, la mise en service d’un équipement (conception, production, livraison) s’étalant généralement sur plusieurs décennies. Ainsi, les premiers travaux sur le caesar (camion équipé d’un système d’artillerie) ont débuté en 1992. Ce canon automoteur de 155 mm devrait équiper l’artillerie française jusque vers 2040. Plus vertigineux encore, le bombardier américain B-52 a effectué son premier vol en 1952 et devrait servir jusque dans les années 2050. Pourtant, il ne faut que quelques secondes ou minutes pour détruire un équipement. Combien d’heures a-t-il fallu pour produire chacun de ces T-72 russes dont de multiples vidéos nous permettent d’assister à la destruction immédiate en Ukraine ? Les équipements produits sont le fruit d’un effort qui affecte l’ensemble d’une société dans le temps. Les chars russes évoqués ci-dessus sont les produits d’un complexe militaro-industriel soviétique, lui-même héritier de décennies d’industrialisation de l’Union soviétique depuis l’ère stalinienne. L’armée française de 1940, bien que vaincue, était bien mieux équipée qu’en 1936, et ce grâce à un effort industriel initié par l’État à compter du milieu des années 1930. Le rapport entre le temps et les structures militaires constitue un autre point de réflexion. Ainsi, par exemple, si la légion romaine du Haut Empire n’est pas la même qu’à l’époque de la Première Guerre punique, elle est restée organisée autour de l’idée de disposer sur le champ de bataille d’une grande unité d’infanterie lourde, tactiquement souple et apte à soutenir le combat dans la durée. Stratégiquement, la maîtrise du temps est une donnée majeure. La capacité du niveau politico-militaire à décider et à agir rapidement, ou bien à faire preuve de patience, peut être décisive. En juin 1815, Napoléon lance son offensive en Belgique car il sait que le temps joue contre lui : six cent mille soldats coalisés marchent sur la France et il ne dispose que d’une fenêtre de quelques semaines pour espérer les vaincre. Durant la guerre de Sécession, en 1861, Winfield Scott, général en chef de l’armée de l’Union, élabore le plan Anaconda. Il s’agit d’étouffer par un blocus naval une Confédération dépendante de ses relations commerciales pour son économie. D’emblée, il place son action stratégique dans la durée, avec l’idée que le temps joue en faveur du Nord. Mobiliser dans la durée ses ressources et sa population constitue une autre donnée majeure. Durant la guerre de Succession d’Espagne, la France de Louis XIV, confrontée à toute l’Europe, parvient malgré un coût terrible à maintenir un roi Bourbon sur le trône d’Espagne grâce à la lassitude de la guerre de ses adversaires. Mais ce numéro n’a pas vocation à définir et à traiter exhaustivement et exclusivement le temps militaire. Les réflexions offertes sont parfois très étrangères les unes des autres, tant sur le fond que sur la forme. Plus qu’une dichotomie entre civils et militaires, il s’agit de proposer au lecteur un entrelacs. Chaque article est un nœud dont les fils sont non seulement liés entre eux mais également à un autre nœud. L’ensemble constitue pour le lecteur une carte sur laquelle il pourra progresser point à point. Le premier article sonne comme un refrain qui parlera à tous ceux qui ont un jour pris la plume, qu’ils soient auteurs de chanson, de roman, de fiche d’état-major, d’ordre d’opération.... « Revenir, relire, refaçonner, relire, recommencer, relire, douter, tout casser, refaire, décider que la première version était meilleure… Ou non, peut-être plutôt la quatorzième… » écrit Pierre-Yves Lebert qui s’interroge sur le temps de l’écriture. Étienne Klein pose ensuite une question universelle : à quoi sert le temps ? Jean-Pierre Rioux, lui, évoque le rapport qu’entretient l’historien avec celui-ci, exposant notamment les défis sans cesse renouvelés qui se posent au chercheur au fur et à mesure que les sociétés évoluent. Quant à Joséphine Staron, elle décortique la tension actuelle entre les démocraties occidentales et le temps à l’aune de la comparaison trop tentante avec les régimes autoritaires. L’article de Marie Peucelle et Claire Peucelle-Christory pourrait être vu comme une respiration dans la lecture de ce numéro : on y parle de la nature et de ses forêts. Mais les apparences sont trompeuses. Ce texte stimule la réflexion en montrant en quoi la forêt est un carrefour de temporalités humaines et naturelles. Emmanuel Desclèves entraîne ensuite le lecteur vers l’Océanie afin de lui présenter un autre temps que celui perçu par nos sociétés occidentales, un temps de conception cyclique et non pas linéaire. Grâce à ce déplacement dans l’espace, il recentre le propos autour d’une autre perspective temporelle. En contre-pied, Haïm Korsia expose comment le judaïsme se projette résolument dans le futur par la prophétie. Maurice Corcos propose un article au titre proustien afin d’évoquer l’ennui qui saisit les adolescents, ce repli sur soi pour faire face à l’accélération du temps, au passage périlleux du statut de l’enfant à celui de l’adulte. Mais le temps qui passe peut aussi être celui de la reconstruction, en témoigne le texte de Pierre Knecht, directeur de la maison athos de Cambes, près de Bordeaux, dédié à l’accompagnement des militaires souffrant de blessures invisibles. Pierre Schill, chef d’état-major de l’armée de terre, prend la plume pour livrer une réflexion nourrie de références et de son expérience personnelle sur ce que sont les temps militaires. Son propos montre bien que cette palette des temps déborde du cadre purement tactique ou réglementaire pour toucher des ressorts bien plus intimes. À sa suite, Jean Michelin s’interroge sur l’obsession du militaire pour le temps et Jean-Luc Cotard évoque un temps suspendu, celui de la projection en opération extérieure. Ce voyage dans le temps prend une tournure plus historique dans un article portant sur un épisode de la Seconde Guerre mondiale : la course contre Chronos remportée par l’Armée rouge en août 1945 en Mandchourie. Cette mise en perspective fait écho à une réflexion militaire ancrée dans le présent : la planification. Jean-Michel Meunier sait de quoi il parle puisqu’il a formé à la planification plusieurs promotions d’officiers brevetés avant d’être lui-même directement impliqué dans ce processus. Sa réflexion illustre la complexité du lien entre la planification militaire et le temps en ouvrant successivement plusieurs portes. Cet article est complété par celui de Grégory Chignolet, qui met notamment en lumière comment, en économie, le temps, porteur de hasard et d’aléas divers, est l’ennemi du théoricien. Enfin, après que François Mattens a partagé quelques enseignements de l’expérience d’isolement Deep Time à laquelle il a participé, Patrick Clervoy note que « la personne qui aura fini [la] lecture [de ce numéro] ne sera plus la même que ce qu’elle était au moment de la commencer », soulignant l’incapacité de l’Homme à penser qu’il puisse changer, sa difficulté à envisager l’avenir. Il nous reste donc à vous souhaiter une bonne lecture.
N°54 | Le temps
Éditorial