Qu’est-ce qu’un chef ? La question n’est pas nouvelle et est régulièrement abordée par nombre d’officiers dans des récits souvent autobiographiques détaillant même parfois la liste des bonnes pratiques à suivre. L’exercice du commandement s’inscrit en effet dans la réalité des combats et ne pourrait se satisfaire d’une réflexion purement théorique. Quel intérêt peut alors présenter une analyse philosophique de la chose ?
Bien entendu, pour la philosophie, la question de l’exercice du commandement ne peut être considérée comme centrale1. Mais la guerre n’en est pas moins consubstantielle de la condition humaine. L’action de décider, en vertu de l’autorité que l’on détient, face à des événements potentiellement tragiques a donc naturellement été interrogée2 par de nombreux philosophes, mais aussi par des anthropologues et des sociologues3. Il ne s’agit pas de dresser ici un inventaire précis ou de dégager des règles théoriques qui devront être appliquées scrupuleusement, mais d’identifier un principe suffisamment clair capable de guider ceux qui s’engagent sur la voie difficile du commandement.
Intéressons-nous à la pratique avant de pousser plus loin notre analyse. Et observons les cérémonies, indissociables de la vie militaire – cela est vrai pour la très grande majorité des civilisations et des époques. Elles sont des constituants importants, voire primordiaux, des institutions militaires. Lors de la relève de la garde devant Buckingham Palace à Londres ou Gyeongbokgung Palace à Séoul, on assiste à des rituels visuellement assez similaires, au son de la musique et des tambours. Tout y est parfaitement ordonné et ne laisse aucunement place au hasard.
Très régulièrement, pour des raisons diverses, les soldats se rassemblent devant leur chef. Qu’ils défilent à sa rencontre ou, qu’au contraire, ce soit lui qui s’avance vers ses troupes, celui-ci peut constater un changement de perspective qui ne peut manquer de le surprendre. D’abord éloigné de ses subordonnés, il aperçoit une masse humaine compacte très homogène4. Mais à mesure qu’il se rapproche, il distingue des individus particuliers. Ce sont les corpulences et les visages qui diffèrent d’abord, puis les grades, et enfin les décorations et les insignes d’unités.
Le chef fait ainsi l’expérience d’avoir face à lui un groupe formé d’individus très différents les uns des autres, pouvant être considérés comme « uniformes » et donc dans un sens « interchangeables », ou comme « uniques » et rassemblés sous la même tenue. Car l’uniforme, c’est bien ce qui rend semblable, d’autant que l’uniforme ne l’est pas non plus complètement, renforçant ainsi les différences entre les individus (grades, décorations, insignes). Et la vie militaire laisse tout le loisir de découvrir dans leur singularité ceux qui se cachent sous l’habit, qu’ils soient « supérieurs », « camarades » ou « subordonnés », alors que les situations les plus extrêmes pourraient apparaître. Car c’est bien la responsabilité du chef et de ses soldats que d’aller au-devant des plus grands dangers, de tuer et d’affronter la mort si nécessaire. Et c’est au chef de guider le groupe d’individus dont il a la charge. C’est lui qui ordonne de sortir de la tranchée. Mais c’est lui aussi qui se retrouve face au cercueil de celui qu’il n’aura pas ramené vivant et dont la vie, unique, vient de s’arrêter5.
Lorsque le chef passe en revue ses hommes, il fait l’expérience de ce principe clair et simple, de ces « deux corps »6, chacun d’une nature différente. Il est le chef parce que la communauté l’a décidé (elle a choisi d’en avoir un sans pour autant l’avoir désigné nécessairement, sa nomination restant de la responsabilité d’une autorité supérieure), mais aussi parce que chacun de ceux qui sont sous ses ordres le reconnait comme tel et ne veut pas le décevoir7, sentiment dépendant aussi de l’investissement qu’il va consacrer à chacun de ses subordonnés. L’art du commandement consisterait alors à s’assurer que ces deux natures, sociale et charismatique, se renforcent lorsqu’il faut affronter les circonstances les plus graves.
- Force du groupe et initiative individuelle
Comme le rappelle Bergson, on obéit d’abord par habitude. Peu importe finalement qui est le chef, quels sont ses qualités et ses défauts : le commandement part de la place qu’il occupe, à la tête du groupe. Cette hiérarchie, impersonnelle, définit un ordre qui apparaît comme une force de rappel exerçant une pression constante sur la volonté de chacun des individus du groupe pour le ramener à la place qui est la sienne8. L’idée du pendule est évoquée pour bien insister sur la pesanteur du cadre hiérarchique. Pour Gérard Mendel, qui analyse la thèse défendue par Hannah Arendt, cette force est extérieure aux individus et résulte du pouvoir des institutions ou d’une idéologie par exemple9.
Rassembler des individus au sein d’un même groupe procure de nombreux avantages, notamment depuis que les combattants sont disposés en rangs serrés suite à la révolution hoplitique en Grèce10. À condition que l’on maîtrise l’organisation et la conduite des opérations, la coordination des actions individuelles permet de peser davantage sur l’ennemi. Jules Roy, alors navigateur, en fait le constat pendant la Seconde Guerre mondiale dans La Vallée heureuse : « Douze cents bombardiers lourds se gardaient soigneusement de toute fantaisie comme de tout acte d’intelligence personnelle dans l’attaque proprement dite. À ce moment de la guerre aérienne, aucun choix ne leur était laissé. » L’esprit de corps contribue également à la maîtrise des comportements alors que chacun est jeté dans la fureur des combats, en proie aux émotions les plus fortes (peur, haine, vengeance, colère, sidération…). Car il faut limiter l’emploi de la force afin que jamais elle ne tourne à la violence aveugle, qui ne ferait qu’alimenter une montée aux extrêmes selon la vision développée par Carl von Clausewitz.
Mais sous les masques de la hiérarchie se cachent aussi des individus. Le commandement est l’affaire d’une relation entre deux personnes. L’autorité a alors son fondement dans « un acte d’acceptation et de reconnaissance ». Le chef est considéré comme « supérieur en jugement et en perspicacité », car « il voit les choses de plus haut, […] parce qu’il est plus expert, […] parce qu’il en sait davantage ». Cette reconnaissance est un acte de « liberté et de raison »11. Accepter, en son for intérieur, de suivre les ordres et de partir au combat est donc un acte volontaire, qui résulterait peut-être d’une certaine forme d’amitié, comme l’explique Pierre Clostermann dans Le Grand Cirque : « La guerre, pour nous, ce n’était pas la course désespérée, baïonnette au canon, de milliers d’êtres humains suant de peur, se poussant mutuellement et se soutenant dans le massacre anonyme et forcé. Pour nous, c’était l’acte volontaire, individuel, prévu, scientifique, du sacrifice. »
Cette « abnégation des individus au profit de l’ensemble »12 procède d’une croyance et d’une confiance mutuelle entre le soldat et son chef. En effet, ce sont bien les soldats qui combattent et qui ont une place centrale dans la décision et la conduite de la guerre. La réalité est bien trop changeante pour pouvoir y plaquer des concepts généraux depuis le haut de la hiérarchie militaire. Le chef s’appuie sur ses subordonnés, sur leur coup d’œil, sur leur analyse de la situation pour saisir les occasions de prendre l’avantage sur l’ennemi. Pendant la guerre de 1870, le haut commandement prussien, sous les ordres de Helmuth von Moltke, avait souligné cela au travers du concept de la Auftragstaktik. Cette idée sera reprise par Charles de Gaulle dans Le Fil de l’épée. Il y soulignait en effet la nécessité que chacun à son échelon « veuille agir par lui-même » afin que « chaque problème [soit] traité sur place ». Pour Karl-Heinz Frieser13, cette grande autonomie des individus allait malheureusement faire la différence en 1940. Aujourd’hui encore, les pays anglo-saxons continuent à mettre en avant les qualités du mission command14.
Gérard Mendel présente une thèse intéressante dans son Histoire de l’autorité. L’autorité procéderait d’une double nature : « sociale » (tenant de l’identification d’un homme à une cause générale), d’une part, et « charismatique et interpersonnelle »15, d’autre part. Comme le souligne également Simone Weil, de manière inverse, l’obéissance est de deux espèces : « Obéissance à des règles établies et obéissance à des êtres humains regardés comme des chefs16. » Le chef serait donc l’incarnation d’une autorité traditionnelle et en même temps d’une autorité résultant de la qualité d’une relation intersubjective entre lui et chacun de ses subordonnés.
- Cérémonie et réalité des combats
Intéressons-nous de nouveau aux cérémonies militaires, et plus précisément à leur nature, en ouvrant L’Aventure, l’Ennui et le Sérieux de Vladimir Jankélévitch, qui n’évoque pas la guerre mais l’alpinisme. Jankélévitch y parle d’aventures qui peuvent s’avérer mortelles, où l’homme est englobé dans « l’aventure comme dans un destin » où ce qu’il appelle le sérieux prévaut. Il explique qu’étant donné l’imprévisibilité des circonstances, « la région de l’aventure, c’est l’avenir »17. Les combats sont clairement des aventures mortelles dont l’issue est incertaine. Tout cela est bien connu.
Mais Jankélévitch explique ensuite que les œuvres artistiques, en revanche, sont en fait des aventures esthétiques où le jeu est prédominant, où « l’homme assiste, en spectateur, au défilé de la passionnante imagerie »18. On comprend alors que les défilés militaires ne comportent plus aucune incertitude et inscrivent dans le marbre de la tradition la gloire des combats qui appartiennent dès lors au passé mythifié. En somme, pendant une cérémonie, le chef donne le sentiment de maîtriser le groupe face aux événements, voire de contrôler les événements eux-mêmes.
Les grands chefs militaires n’hésitent d’ailleurs pas à, parfois, cultiver un certain côté théâtral, même sous le feu. Peu importe ce qui pourrait arriver, il faut donner au groupe le sentiment qu’il réagira de la manière prévue. Et c’est exactement l’impression qui se dégage d’un défilé militaire, qu’il soit à pied, à cheval ou aérien. Tout est « mécanique », tout se déroule à la perfection. La répétition des gestes participe d’une certaine rigidité voire d’une sclérose physique. Mais il est évident que nous n’assistons pas à des combats réels lors d’une cérémonie militaire, même si certaines sont des reconstitutions historiques très fidèles comme, par exemple, Trooping the Colour au Royaume-Uni. Au point que Léon Tolstoï ressente la nécessité d’expliciter la distinction entre les deux au début des Récits de Sébastopol : « Ce ne sera pas la guerre avec ses dehors réguliers, séduisants et brillants, avec accompagnement de musique et de tambours, avec drapeaux déployés et généraux qui caracolent que vous aurez sous les yeux, mais la guerre sous sa forme réelle, le sang, les souffrances, la mort19. »
Poussons plus loin encore le raisonnement en nous appuyant sur The Face of Battle de John Keegan20. C’est tout un ordre qui est cultivé dans les écoles de formation initiale au travers d’une standardisation des relations interpersonnelles, d’une manière de s’exprimer et d’interpréter une carte en utilisant des symboles convenus. Et tout cela n’a finalement que peu à voir avec ce à quoi seront confrontés ces futurs officiers sur le champ de bataille, car ce n’est peut-être qu’à la guerre que le chef peut s’affirmer.
Mais alors, quelle utilité ? Certains y voient une discipline nécessaire. Même si les ordres ne dessinent qu’un cadre général, ils doivent être appliqués scrupuleusement. Répéter ses gammes est indispensable avant d’envisager toute improvisation. D’autres arguent que cette rationalisation de la guerre est essentielle si on veut pouvoir la saisir, la penser afin de mieux s’y préparer. Il est important de s’appuyer sur des « idées » certes assez différentes de la réalité, mais essentielles car elles permettent de figer les événements afin de mieux exercer son entendement. Enfin, lier les événements suivant une causalité claire, presque mécanique – le chef donne un ordre, les subordonnés exécutent –, c’est aussi mieux accepter les conséquences tragiques qui pourraient survenir. Difficile de penser pouvoir s’en remettre, même partiellement, à la fortune lorsque l’on est prêt au sacrifice suprême.
Pour Norman Dixon, dans On the Psychology of Military Incompetence, cette recherche d’ordre est naturelle. Quand l’incertitude augmente, le groupe a comme réflexe d’assurer sa survie en privilégiant l’ordre apparent et les chefs autoritaires. Il s’agit d’éviter la désintégration du groupe, quitte à interdire toute initiative individuelle, trop aléatoire, pourtant garante de la victoire finale21. Le rôle du chef serait donc de lutter contre cette tendance en garantissant la liberté d’action de tous les échelons, même sous le feu, en protégeant quoi qu’il arrive les deux corps du chef.
- La mètis comme qualité cardinale du chef
Commander, c’est décider. C’est considérer que l’on a suffisamment d’informations pour agir, ou plutôt que, étant donné la nécessité d’agir pour faire face aux circonstances, il est indispensable de prendre un certain risque en acceptant d’agir sans attendre d’en savoir davantage. Commander a donc un lien étroit avec le temps en s’inscrivant résolument dans l’instant présent.
Lorsque le chef décide, il doit comprendre la réalité qui l’entoure, mais aussi, et surtout, le groupe et chacun des individus qui le compose. L’une des difficultés majeures du commandement vient du fait que cette réalité est extrêmement dynamique car foncièrement humaine. Le chef tente d’appréhender la façon dont ses hommes pensent, réagissent, souffrent ou sont exaltés. Charles de Gaulle résume cela de manière limpide en disant que « l’action, ce sont les hommes au milieu des circonstances »22.
Le chef doit ainsi s’identifier à la réalité du groupe. Pour Bergson, cette empathie repose sur l’intuition, notion que reprend Charles de Gaulle dans Le Fil de l’épée, qui résulte d’une combinaison entre l’intelligence, qui « procure la connaissance théorique, générale, abstraite de ce qui est », et l’instinct, qui « en fournit le sentiment pratique, particulier, concret »23. Les deux corps du chef réapparaissent. La connaissance passe par le groupe, garant de la tradition, des savoirs passés, de l’expérience accumulée par des générations de combattants, d’une forme de pesanteur conservatrice. L’intelligence permet d’anticiper ce qui pourrait arriver en esquissant différents scenarii, en planifiant de possibles réponses. En revanche, l’initiative individuelle permet de répondre à l’imprévisibilité, de s’adapter en somme. C’est l’individu qui, par exemple, fait prendre conscience au groupe qu’une réforme est nécessaire, qu’il faut penser le futur d’une manière différente. Les choses sont bien entendu plus compliquées, car le groupe mis en mouvement par l’individu sait aussi prendre le relais de son action qui ne peut que s’épuiser dans le temps long, et l’instinct peut aussi receler une part d’archaïsme. Le groupe et l’individu interagissent, sous le contrôle du chef. Dans Le Prince, Machiavel conseille aux futurs chefs d’être lion et renard, de faire preuve de force et de ruse à la fois.
On retrouve également cette tension entre, d’un côté, « le domaine de l’être, de l’un, de l’immuable, du limité, du savoir droit et fixe et, d’un autre, le domaine du devenir, de l’instable, de l’illimité, de l’opinion biaisée et flottante », qui avait déjà été identifiée dans la Grèce antique. Être en mesure d’opérer un « continuel jeu de bascule, d’aller-retour entre [ces] pôles opposés » est ce qui caractérise la mètis. En effet, « l’homme à la mètis se montre, par rapport à son concurrent, tout à la fois plus concentré dans un présent dont rien ne lui échappe, plus tendu vers un avenir dont il a par avance machiné divers aspects, plus riche de l’expérience accumulée dans le passé »24.
Cette observation est corroborée par la défaite des Troyens face aux rois grecs. Dans le camp troyen, on n’écoute pas Polydamas, pourtant plein de sagesse car capable de « voir ensemble le passé et l’avenir ». Comme le rappelle Homère dans l’Iliade, on préfère Hector, « oublieux du passé, aveugle à l’avenir, […] tout à la haine et au combat, [qui] n’est plus qu’une tête légère, entièrement livrée aux vicissitudes de l’événement »25. Tout s’éclaire lorsque l’on se rappelle que de l’union de Zeus et de Mètis est née Athéna, déesse de la guerre, de la sagesse et de la stratégie militaire, mais aussi déesse des artisans et des artistes qui possèdent une connaissance pratique des choses. Elle ne doit pas être confondue avec Arès, également dieu de la guerre, mais connu pour son caractère brutal car incapable de faire preuve de mètis. Athéna prend parti pour les Achéens alors qu’Arès soutient Troie, qui ne pourra qu’être vaincue.
- Du juste dosage entre discipline collective et initiatives individuelles
Les questions d’autorité ont été abordées par de nombreux philosophes. Pour le sociologue Max Weber, seules les formes de domination présentant un caractère rationnel (reposant sur les règlements), traditionnel (reposant sur la légitimité des habitudes contractées par le groupe) et charismatique (attaché à la valeur exemplaire du chef) sont légitimes26. Charles Péguy, lui, parlait d’autorité de compétence, fondée sur la raison, qu’il distinguait de l’autorité de commandement, qui ne l’est pas27. Ces approches sont différentes de celle évoquée par Gérard Mendel, mais pas nécessairement opposées. En effet, à chaque fois, les sources de l’autorité semblent être d’ordre « sociologique » et « psychologiste »28.
Il en résulte que l’exercice du commandement, qui donne la possibilité au chef d’agir sur une « réalité indépendante » offrant « une résistance absolue »29, n’en est pas moins extrêmement fragile, car soumis à des « variations soudaines » que « ni la nature humaine ni la sociologie la plus fine » ne peuvent vraiment expliquer30. Toute application extrême d’une forme d’autorité par rapport à une autre serait destructrice. Trop privilégier la dimension « charismatique et interpersonnelle » conduirait à une discussion niant tout rapport hiérarchique, pouvant dériver et prendre la forme d’une séduction, affaiblissant la force que le groupe procure à l’individu. Et à favoriser la dimension « sociale », l’individu est soumis à l’autoritarisme du chef et à la bureaucratie du groupe, à une « pesante et grinçante machinerie »31 comme l’évoquait Charles de Gaulle. Ainsi, la discipline mécanique des corps lors d’une cérémonie ne doit en aucun cas participer d’une sclérose intellectuelle des esprits, notamment sur le champ de bataille.
Le chef guide le groupe dans le présent. Il décide en rassemblant les savoirs passés et en s’appuyant sur l’instinct individuel, sur cette vision qui permet de sentir l’avenir. Dans La Notion de l’autorité32, Alexandre Kojève présente quatre types d’autorité : celle du père, celle du maître, celle du chef et celle du juge. Il montre aussi que le temps a la valeur d’une autorité : passé, avenir, présent.
La mètis n’a jamais vraiment été conceptualisée, mais apporte un éclairage particulièrement rafraîchissant. Alors que l’individu permet au groupe de se porter vers l’avant, celui-ci invite le chef à la prudence. « Pour toute une tradition, le jeune, par défaut de mètis, a l’esprit ballotté au gré des circonstances, comme le char et le navire, faute d’un conducteur prudent ou d’un pilote averti, errent de-ci, de-là, au gré des chevaux ou des vents. Pour l’homme comme pour le cocher et le pilote, la mètis implique au contraire la continuité d’une direction, une ligne de conduite repérée à l’avance et régulièrement suivie33. » Le chef, par l’intermédiaire du groupe, éduque les hommes, les fait grandir en somme.
1Bien qu’elle ait été abordée par Platon dans La République par exemple.
2Parfois de manière indirecte par l’intermédiaire d’autres notions plus générales comme l’honneur, le courage, la vertu…
3Pour n’en citer que quelques-uns : Xénophon, Socrate, Platon, Aristote, Sun Tzu, Machiavel, Clausewitz, Proudhon, Trotski, Freud, Bergson, Levinas, Mounier, Weil, Arendt, Sartre, Jankélévitch, Mendel…
4Descartes, Méditations métaphysiques, méditation seconde, § 10-14, 1641 : « Que vois-je de cette fenêtre sinon des chapeaux et des manteaux, qui peuvent couvrir des spectres ou des hommes feints qui ne se remuent que par ressorts ? »
5À cet égard, la construction de monuments aux morts honorant chaque soldat est une pratique assez récente en France. Le plus ancien mémorial est l’arc de triomphe de la porte Désilles, construit entre 1782 et 1784 à Nancy pour commémorer « ses enfants morts pour l’indépendance de l’Amérique » à la bataille de Yorktown en 1781.
6En référence à l’ouvrage d’Ernst Kantorowicz, Les Deux Corps du roi. Essai sur la théologie politique au Moyen Âge [1957], Paris, Gallimard, 1989. Il y aurait donc peut-être deux manières de se tenir pour le chef.
7Plus précisément, Gérard Mendel parle de « sentiment abandonnique », de culpabilité et d’endopsychisme dans Une histoire de l’autorité. Permanences et variations, Paris, La Découverte, 2002.
8H. Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion [1932], chapitre 1 « L’obligation morale », Paris, puf,
« Quadrige », pp. 1-2.
9G. Mendel, op. cit.
10J.-N. Corvisier, « La guerre dans le monde grec antique », in Ph. Guisnard et C. Laizé (sd), La Guerre et la Paix. Paris, Ellipses, 2022, pp. 77-94.
11H.-G. Gadamer, Vérité et Méthode [1960], Paris, Le Seuil, 1996, pp. 300-301.
12Ch. de Gaulle, Le Fil de l’épée [1932], Paris, Perrin, « Tempus », 2015, p. 34.
13K.-H. Frieser, Le Mythe de la guerre éclair. La campagne de l’Ouest de 1940, Paris, Belin, 2015.
14Comme l’évoque la British Army dans le document « UK Land Power. Joint Doctrine Publication 0-20 », p. 19.
15G. Mendel, ibid., p. 104.
16S. Weil, L’Enracinement. Prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain [1949], Paris, Gallimard, « Folio essais », pp. 23-24.
17V. Jankélévitch, L’Aventure, l’Ennui et le Sérieux [1963], Paris, Flammarion, « Champs essais », 2017, p. 11.
18Ibid., p. 31.
19L. Tolstoï, Les Récits de Sébastopol, [1855], Paris, Payot, « Petite Biblio Histoire », 2019, pp. 17-18.
20J. Keegan, The Face of Battle, London, Cox & Wyman Ltd, 1976, pp. 19-23.
21N. Dixon, On the Psychology of Military Incompetence, Pimlico, 1976, pp. 176-188.
22Ch. de Gaulle, Vers l’armée de métier [1934], Paris, Presses Pocket, 1963.
23Ch. de Gaulle, Le Fil de l’épée, op. cit., p. 40.
24M. Détienne et J.-P. Vernant, Les Ruses de l’intelligence [1974], Paris, Flammarion, « Champs essais », 2018, p. 27.
25Ibid., p. 31
26M. Weber, Économie et Société [1921], Paris, Pocket, 2008, pp. 285-286 et pp. 289-290.
27Ch. Péguy, Conférence à l’École des hautes études sociales. De l’anarchisme politique. Œuvres en prose complètes, tome I, 1904, p. 1802.
28B. Jolibert, L’Autorité et ce qu’elle n’est pas, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 3.
29E. Levinas, Liberté et Commandement [1994], Paris, Le Livre de poche, « Biblio essais », p. 33.
30B. Jolibert, op. cit., p. 3.
31Ch. de Gaulle, Le Fil de l’épée, op. cit., p. 71.
32A. Kojève, La Notion de l’autorité, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des idées », 2004, pp. 118-131.
33M. Détienne et J.-P. Vernant, op. cit., pp. 30-31.
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