N°9 | Les dieux et les armes

Karim Saa

Témoignage d’un officier d’infanterie de marine

« Il est des gens en France qui voient dans la république un état permanent et tranquille, un but nécessaire vers lequel les idées et les mœurs entraînent chaque jour les sociétés modernes, et qui voudrait sincèrement aider les hommes à être libres. Quand ils attaquent les croyances religieuses, ils suivent leurs passions et non leurs intérêts. C’est le despotisme qui peut se passer de la foi, mais non la liberté. La religion est beaucoup plus nécessaire dans la république qu’ils préconisent que dans la monarchie qu’ils attaquent, et dans les républiques démocratiques que dans toutes les autres. » Cette assertion de Tocqueville confirme bien qu’il ne peut en être autrement au sein d’une armée au service d’un pays comme la France et de sa république. À l’instar de cette France multiculturelle et multiconfessionnelle, les forces armées ont toujours accueilli dans leurs rangs des hommes de toutes origines ou confessions.

Officier et croyant, j’ai toujours trouvé dans ma foi un atout dans les moments difficiles ou face aux exigences du commandement ; officier et musulman, j’ai toujours trouvé toute ma place dans cette institution que je n’avais au départ pas choisie et qui pourtant m’a accepté, me donnant ma chance une fois le temps de la conscription terminé. Loin d’être un obstacle à mon intégration au sein des forces armées de notre pays, la religion a été, en parallèle à ma formation de militaire et d’officier, une base solide de réflexion sur laquelle j’ai approfondi, au fil de mes expériences, des notions morales telles que la tolérance, l’acceptation de l’autre dans toute sa différence, ainsi que mon rapport à la mort, notions essentielles dès le temps de paix. Fils de Harki, j’ai grandi dans une famille dont le seul lien tangible avec ses racines et son passé ne pouvait être que la pratique de la langue arabe et l’application des préceptes de l’islam. Comme beaucoup de mes concitoyens, j’ai été élevé et éduqué sur les bancs d’une école laïque et républicaine. En outre, d’aussi loin que je me souvienne, la religion n’avait jamais été réellement au centre de mes préoccupations avant que la responsabilité d’hommes et de femmes ne me soit confiée dans le cadre de mes engagements en opération extérieure.

  • Religion et compréhension de l’autre

La réussite de la mission fondée sur la libre adhésion de ses hommes résulte souvent d’un long processus de préparation dont la réflexion religieuse constitue un vecteur. En effet, actrices de régulation et d’équilibre, les valeurs humanistes reposant sur la foi et la connaissance, démultiplient les capacités d’ouverture vers, et pour l’autre. Condition sine qua non de son épanouissement personnel, la compréhension de l’autre, dans toute sa complexité, favorise cette réussite. Appliquée au métier des armes, cette compréhension peut se décliner sous trois angles d’approche possibles.

Tout d’abord, en qualité de chef, vis-à-vis de ses subordonnés, en garantissant la pluralité des religions au sein du groupe. Durant les phases d’entraînement longues et difficiles ou en opérations, la possibilité d’obtenir des lieux propices au recueillement, ainsi que la délivrance de rations kascher pour mes soldats de confession juive ou musulmane, ont largement contribué au maintien en condition de leur moral, instaurant ainsi un climat de confiance vital pour le bon déroulement de missions parfois ardues. La reconnaissance de l’individu, au travers de ses différences, lui confère un sentiment de considération et d’estime, source de dépassement de soi dans l’action commune. De même, j’ai pu constater que la visite de l’aumônier catholique, sur des sites isolés et exposés, rassure et apaise les soldats, même les plus indifférents. En définitive, dans le doute et la crainte de l’inconnu, la religion raisonnée est au centre de l’homme entre l’immatériel et le réel. Face au danger ou à la mort, les clivages religieux ou philosophiques s’estompent cédant leur place à l’homme dans ce qu’il a de plus intime. Le fait de penser à Dieu m’a également été d’un grand réconfort lors de deux départs inopinés en opération (Haïti en 2004 et Liban en 2006) : une fois passée la période active consacrée à la mise en condition, les phases d’attente ou d’inaction qui caractérisent la mise en place sont propices à une réflexion que nourrit le décalage entre la quiétude du cocon familial et les perspectives dramatiques qui se présentent. Mes pensées se tournaient alors vers les hommes et les femmes dont j’avais la responsabilité et pour lesquels je demandais protection et assurance de retour sain et sauf.

Le deuxième angle d’approche concerne l’ouverture à l’autre, celui que l’on peut être amené à protéger en dépit de convictions religieuses que tout semble opposer. Il s’illustre par cet exemple tiré d’une autre de mes missions dans les Balkans. Au cours de l’année 2000, le Kosovo est en feu : l’opposition entre Serbes et Albanais tourne au conflit interreligieux. Arrivé sur le territoire, je comprends qu’il me faudra protéger une enclave serbe orthodoxe, face à des Albanais musulmans. Je n’en suis pas pour autant plus proche de mes coreligionnaires, eu égard à ma stricte application des lois de la République ; la règle est particulièrement claire : il est interdit de faire état, dans l’exercice de ses responsabilités de chef, d’un engagement confessionnel quelconque. Cependant la compréhension de l’autre par le biais d’une connaissance approfondie de sa philosophie et de l’application de ses préceptes, sera d’un grand secours dans le cadre de négociations en période de tension, au cours desquelles, nous le savons, les clivages religieux peuvent être exacerbés. Par la suite j’apprendrai qu’il en aura été de même pour mes camarades officiers catholiques protégeant des Bosniaques musulmans face aux combattants croates.

Le dernier angle nous rapproche de celui d’en face, celui que l’on combat. J’en ai été témoin en 1993 en ex-Yougoslavie, dans la région des Krajina, alors que les frères ennemis, Croates catholiques et Serbes orthodoxes s’affrontaient et que la religion a pu reprendre le dessus. L’entente entre les ecclésiastes des deux parties a facilité la récupération de cadavres dans les no man’s land. Scènes incroyables s’il en est, au cours desquelles les soldats des deux camps, souvent voisins d’hier, se saluaient de loin avant de ramasser leurs morts afin de les enterrer dignement.

  • Le soldat face à la mort

Bien que certains l’écartent, le spirituel, composante intrinsèque de l’homme, lui permet de réfléchir et d’agir de manière raisonnée. Il ne s’agit pas de refuser la science et la technique, mais bien de prendre une hauteur de vue, nécessaire à l’acceptation d’événements aussi lourds de conséquence que l’isolement ou la mort. Le soldat, plus que tout autre, y est parfois confronté. La mort en opérations, sujet tabou au sein de la communauté militaire, revêt deux aspects distincts : celle de ses hommes, et celle que l’on côtoie sur les théâtres d’opérations extérieures. Dans mon cas, le fait d’être musulman m’a permis d’appréhender ma propre mort avec beaucoup de recul. En effet, dans la pensée islamique, la mort est considérée comme la promesse d’un avenir meilleur. Seule la souffrance physique engendrée par une blessure grave semble difficilement supportable.

Je n’ai jamais été blessé, mais j’ai connu par deux fois, au cours de ma première mission en ex-Yougoslavie, l’expérience du risque mortel. Intervenant face à des individus lourdement armés et résolus, je fus confronté à l’un d’entre eux qui menaçait de nous faire exploser tous les deux à l’aide d’une grenade, alors que nous nous étions empoignés. Pendant une éternelle fraction de seconde, l’univers semble s’effondrer sous nos pieds, la fin est proche, et dans notre esprit les images défilent à toute vitesse : il n’existe plus rien que soi, l’autre et Dieu, Dieu qui apporte sérénité et sang-froid, puis, la présence d’esprit et l’entraînement faisant le reste, la réalité reprend le dessus et la confrontation s’achève.

La seconde expérience s’est déroulée lors d’une reconnaissance de nuit. Victime d’une embuscade, j’ai fait face aux belligérants pour répondre par les armes aux tirs hostiles et les repousser. Le fait de donner la mort n’a provoqué aucune hésitation à cet instant précis, reposant sur l’exécution froide d’une suite de gestes élémentaires précis. La situation était simple : tuer ou être tué. Mais une fois l’attaque repoussée, bien plus tard au quartier, conscient de la légitimité de mon action, j’ai compris que la maîtrise de la force et du pouvoir de tuer repose pour beaucoup sur les enseignements reçus dans le cadre de ma formation d’une part, mais aussi sur ma formation morale et spirituelle d’autre part.

Il existe une autre forme de mort à laquelle les militaires ne font jamais allusion. Fait de société, elle est pourtant, souvent, la cause de disparition de jeunes hommes ou femmes, notamment à l’issue d’un retour de mission : le suicide… que la morale religieuse réprouve absolument. Paradoxalement, ce type de décès est toujours ressenti comme un événement extrêmement grave au sein de nos régiments. L’émotion que suscite ce type d’acte résulte de la forte cohésion existant au sein des unités. Quelle qu’en soit la forme, les parents des jeunes militaires en particulier, demandent souvent à ce que l’aumônier soit associé au cérémonial. L’institution militaire semble être alors l’unique lien entre l’individu et sa famille. En conséquence, l’autorité militaire doit assurer la permanence de ce lien en dépit de ses propres convictions. Le fait de ne pas être de confession catholique ne m’a jamais causé de souci dans ce domaine. Bien au contraire, j’ai toujours considéré l’accompagnement des proches comme un devoir. Pour l’avoir vécu de bout en bout, j’en ai gardé un souvenir pénible. Ce sont des moments difficiles parce qu’inexplicables. En revanche, une concertation doit permettre au groupe d’aborder le sujet avec recul. Nul ne sait de quoi l’avenir sera fait. Aussi fort que l’engagement au sein de l’armée de la République, le socle spirituel est l’un des piliers de la force morale d’un grand nombre de nos cadres.

  • L’éthique du chef

Ces expériences ont consolidé ma foi en notre système de formation tant moral que spirituel dans le cadre de la liberté de culte. Plus tard j’ai été amené à m’interroger sur celle de mes hommes. Les longues conversations que j’ai pu avoir avec eux m’ont confirmé que beaucoup de nos jeunes soldats n’ont qu’une vague idée de ce que peut être la signification de leurs engagements au sein de nos forces armées. La réalité est parfois difficile à affronter : au moment de la signature de leur contrat, combien sont-ils à comprendre la portée ultime de cet acte au bas du formulaire. Le moment venu seront-ils prêts à faire le sacrifice de leur vie ? La force morale de l’encadrement, et sa transmission à la troupe, constituent l’un des bastions auquel se raccrochent les soldats victimes de stress au combat. Pour le combattant, peu importe la religion de son chef, seule la certitude de se savoir bien commandé, appuyé et soutenu le moment venu, compte.

En situation de paix ou de crise, le pouvoir de décider, de commander, est sanctionné : la gloire et les honneurs dans la réussite, le poids moral de ses erreurs dans l’échec. Tout au long de notre carrière, le cursus de formation nous prépare techniquement à appréhender les nombreux choix que l’on peut être amené à faire. Souvent inspirée de faits réels, l’instruction dispensée est le fruit d’une somme d’expériences restituées sous la forme de cas concrets, que des élèves mis en situation exploitent et analysent. Bien que remarquablement pensée et distillée, elle reste souvent de l’ordre du virtuel pour les plus jeunes. En outre, la stricte application de l’arsenal législatif national (règlements internes) ou supra- national (droit des conflits armés) ne peut constituer à elle seule un rempart à la faiblesse humaine. L’officier en sa qualité de chef est donc garant de la réussite de la mission et du comportement de sa troupe. Les récents événements d’Irak, dont le massacre d’habitants dans le village d’Adhitah est l’un des plus emblématiques, confirment que la force morale est intimement liée à l’éthique personnelle du chef. Complémentaire, la spiritualité et ses corollaires s’imposent comme l’ultime recours. Au cours du processus décisionnel, le chef se trouve seul face à ses doutes ; comme tout un chacun, il cherche à s’affranchir de la peur de l’inconnu en appliquant méthodiquement les procédures qui lui ont été enseignées. Se retrouvant face à lui même, il peut alors trouver des réponses dans la spiritualité religieuse : en ce sens, certains versets de l’islam invitent le fidèle à une intériorisation de la vie religieuse.

Début mars 2004, à Haïti, alors que la force multinationale intérimaire vient tout juste de se déployer, la France a détaché un bataillon dont la mission est de restaurer la paix civile au cœur de la capitale, Port-au-Prince. Chef de section au 33e régiment d’infanterie de Marine, je suis désigné en fin d’après midi afin de participer à une mission de patrouille en ville. La situation est particulièrement instable : les Chimères, partisans de l’ex-président Aristide, sèment toujours le trouble dans la ville. Pris sous les feux croisés de la police nationale haïtienne et des factions armées rebelles, j’ordonne à mes hommes d’adopter un dispositif de sûreté cohérent, imposant une stricte discipline de feux, en vue de ne pas exposer la population, nombreuse à cette heure de la journée. Les rafales crépitent. Coincée dans cette artère principale, la foule hurle, pleure, s’agite. Mes hommes, de jeunes engagés pour l’essentiel, appliquent strictement, comme à l’entraînement, les ordres reçus. Il s’agit de leur première épreuve du feu et malgré les tirs des différents protagonistes, le poids des équipements, la chaleur, et le stress, ils conserveront jusqu’au bout la maîtrise de la situation, dissuadant les agresseurs de poursuivre leurs actions. C’est de retour au camp, une fois le calme revenu, que l’un de mes hommes est victime de stress post-traumatique. En effet, il vient de réaliser que cet incident aurait pu lui coûter la vie. Le terme de sacrifice suprême prend, soudainement, un sens auquel il n’aurait jamais osé penser. Il veut fuir cette réalité et demande à être rapatrié pour raisons sanitaires. Que faire ? Il s’agit d’une très jeune section. Si j’accepte, le phénomène risque de s’amplifier. Comment trouver les mots justes pour le rassurer et lui redonner confiance ? Certes la force de persuasion s’acquiert avec la connaissance et l’expérience. Cependant, le registre religieux en s’adressant à l’âme, comble le déficit d’une assurance reposant uniquement sur la protection du gilet pare-balles ou à la compétence de ses chefs.

De même, aucun d’entre eux n’avait réellement été préparé à côtoyer la mort, avec l’aspect difficilement soutenable, que peut avoir la vue du cadavre d’un homme énucléé et dont les chevilles ont été sectionnées à la machette. Du reste, le plus dur est certainement la forte odeur qui s’en dégage, imprégnant votre odorat et se gravant à jamais dans votre cerveau. Le risque est grand : cette épreuve influence directement le moral de la troupe ; de sorte qu’excédés par de tels agissements, les soldats laissent l’esprit de vengeance s’immiscer subrepticement au sein du groupe. C’est ce qui aurait pu arriver quelques semaines plus tard, alors que nous intervenions lors d’un règlement de comptes au sein de la population. Le rôle du chef est on ne peut plus clair : il doit savoir prendre les mesures qui s’imposent dans l’action, mais il a, avant tout, l’obligation d’établir un dialogue avec ses hommes, en amont de ce type d’événements ; la religion fournit des éléments de réponse supplémentaires dans son aspect éthique. En tout état de cause, la remise des tortionnaires aux autorités locales se fit sans encombre.

En définitive, la formation technique et morale ne peut totalement se substituer à la foi en sa qualité de facteur d’équilibre moral. Elles sont donc complémentaires. La création d’aumôneries au sein des armées, et en particulier de l’aumônerie musulmane, ne peut être assimilée à un retour du religieux, au sens polémique du terme. Elle répond à deux réalités : la communauté de destin de tous les militaires au service de leur pays d’une part, et l’engagement d’un nombre croissant de jeunes citoyens français et musulmans au sein des forces armées d’autre part.

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