N°12 | Le corps guerrier

François-Régis Legrier  Guillaume Venard

Métamorphoses

Le 15 mars 2009 à 00 h 30, deux sections de chasseurs alpins engagées dans la bataille d’Alasay, en Afghanistan, doivent s’exfiltrer à pied pendant près de cinq heures, leur recueil par hélicoptères ayant été jugé trop dangereux. Outre leurs équipements individuels, les soldats portent à dos d’homme l’équivalent de quatre jours de combat en vivres et en munitions ainsi que leur armement collectif, une mitrailleuse 12,7 et des missiles antichars Milan.

Cet exemple est loin de constituer un cas isolé ou marginal. La plupart des comptes rendus d’opérations et des récits de guerre contemporains confirment l’intensité de l’engagement physique dans les conflits actuels. Paradoxe des guerres modernes, la technologie, loin de diminuer la valeur corporelle du soldat en se substituant à elle, lui redonne au contraire toute sa place. Les drones, l’imagerie satellitaire et les missiles intercontinentaux n’ont pas eu raison du corps du guerrier ! Comme aux temps antiques, celui-ci est plus que jamais l’instrument premier du combat et nos modernes hoplites redonnent à la guerre une valeur charnelle que l’on croyait à jamais disparue de l’horizon occidental.

Curieuse civilisation que la nôtre d’ailleurs, qui envoie ses soldats mourir comme autrefois tout en cultivant le bien-être corporel comme valeur suprême. Contraste fort sur lequel il nous faudra revenir, car sous l’armure en kevlar et le corps vigoureux se cache bien souvent une âme inquiète. Âme sans laquelle, pourtant, tout le reste ne vaut pas grand-chose à l’instant de l’épreuve.

À vrai dire, l’épreuve dont nous parlons n’est pas tellement celle du feu, moment redoutable et qui sonne comme l’heure de vérité tant pour les troupes que pour chaque soldat pris individuellement. En effet, les études1 et les témoignages sur ce sujet ne manquent pas. De plus, les mécanismes psychologiques qui permettent de se conduire bravement sous les balles sont connus et appliqués, comme en témoigne le comportement de la section Carmin 2 lors de l’embuscade d’Uzbin, le 10 août 2008. Non, l’épreuve dont nous voulons parler est celle qui suit l’affrontement : une certaine forme de désespérance et la tentation du repli sur soi pour oublier la réalité d’une violence devenue insupportable.

Une question se pose : formons-nous nos cadres et nos soldats à résister à cette épreuve certes plus insidieuse que celle du feu mais tout aussi dangereuse ? Pouvons-nous nous contenter de les préparer au combat pour les abandonner ensuite à leur détresse intérieure sous prétexte que celle-ci est du ressort intime de chacun ? Parce que nous sommes issus d’une société qui ne prépare plus ses enfants à la guerre, cette détresse intérieure nous guette tous et les témoignages abondent d’officiers chevronnés et de sous-officiers aguerris dont les défenses psychologiques s’effondrent brutalement. Nietzsche disait : « Tout ce qui ne tue pas rend plus fort. » Rien n’est moins sûr à la lecture des statistiques des suicides chez les vétérans des guerres modernes.

L’ambition de cet article2 est d’attirer l’attention des lecteurs sur la nécessité de considérer le soldat non seulement dans sa dimension corporelle mais aussi dans sa dimension psychologique et métaphysique, puis de proposer des adaptations de notre système militaire dans le domaine de la formation et du suivi du personnel. Après avoir, dans un premier temps, évoqué les efforts, mais aussi les limites, de notre système actuel pour adapter aux exigences du combat moderne une ressource humaine issue d’une société profondément opposée à la guerre, nous chercherons dans une seconde partie à développer le concept de densification, conçu comme un renforcement progressif et global des défenses humaines.

  • Le système militaire à l’épreuve des défis contemporains
  • Le défi de l’engagement physique

Nous avons déjà souligné en introduction l’importance renouvelée et accrue de l’engagement physique en opérations. En effet, dans le contexte des guerres asymétriques où le contrôle du milieu et la lutte antiguérilla redeviennent des nécessités absolues, le soldat est à nouveau au cœur des engagements et doit fournir des efforts comparables à ceux des anciens d’Indochine ou d’Algérie.

Dans ce contexte, la technologie, loin de se substituer au guerrier, lui permet au contraire d’améliorer ses capacités dans le domaine de l’acquisition et du traitement des objectifs, mais aussi dans celui de la protection. Toutefois, si le gilet pare-balles a remplacé la cuirasse d’antan et si les arbalètes ont disparu au profit des fusils d’assaut, il n’en reste pas moins que le combattant d’aujourd’hui porte environ trente-cinq kilos d’équipements3 comme au temps des légions romaines. La primauté de l’engagement corporel du soldat est donc bien une réalité qui traverse les âges quelles que soient les formes de conflit. À cette permanence, en répond une autre, intrinsèquement liée à la nature humaine : le choix de la facilité.

En effet, face aux contraintes physiques, l’ennemi premier du combattant n’est pas tant l’adversaire identifié que sa propre faiblesse. Il n’est pas rare de voir frère Âne4 regimber devant les fatigues extrêmes qui lui sont imposées. C’est ce que constate amèrement Végèce au ive siècle av. J.-C. : « L’ordre demande que nous parlions maintenant des armes offensives et défensives du soldat, sur quoi nous avons tout à fait perdu les anciennes coutumes ; et quoique l’exemple des cavaliers goths, alains et huns, qui se sont si heureusement couverts d’armes défensives, nous en ait dû faire comprendre l’utilité, il est certain que nous laissons notre infanterie découverte. Depuis la fondation de Rome jusqu’à l’empire de Gratien, elle avait toujours porté le casque et la cuirasse ; mais lorsque la paresse et la négligence eurent rendu les exercices moins fréquents, ces armes, que nos soldats ne portaient plus que rarement, leur parurent trop pesantes : ils demandèrent à l’empereur à être déchargés d’abord de la cuirasse, ensuite du casque. En s’exposant ainsi contre les Goths la poitrine et la tête nues, nos soldats furent souvent détruits par la multitude de leurs archers ; mais, malgré tant de défaites et la ruine de si grandes villes, aucun de nos généraux n’imagina de rendre à l’infanterie ses armes défensives. […]

« Mais, dit-on, la cuirasse, et souvent même le casque, accablent le fantassin : oui, parce qu’il n’y est point fait, et qu’il les porte rarement ; au lieu que le fréquent usage de ces armes les lui rendrait plus légères, quelque pesantes qu’elles lui eussent semblé d’abord. Jusqu’à notre temps, nos soldats avaient toujours porté une espèce de bonnet de peau, dit bonnet à la pannonienne, afin que l’habitude d’avoir la tête chargée en tout temps leur rendît plus léger le casque qu’ils portaient dans le combat. Le javelot de l’infanterie avait à son extrémité un fer mince triangulaire, long de neuf à douze pouces. Il perçait ordinairement un bouclier sans en pouvoir être arraché, et même une cuirasse, lorsqu’il était lancé par un bras vigoureux. Ces sortes de traits ne sont presque plus d’usage chez nous, mais beaucoup chez les barbares, qui en portent au combat deux ou trois chacun » (Les Institutions militaires, Livre I, paragraphe 20).

Si nous n’avons pas hésité à citer longuement Végèce, c’est que ses propos n’ont rien perdu de leur pertinence tant il est vrai que l’on n’a pas fini de s’étonner de voir des entraînements conduits en treillis et béret quand sur les théâtres d’opérations casques lourds et gilets pare-balles sont de rigueur…

Si cette répugnance de notre corps devant les privations et les fatigues est bien un point commun à toutes les sociétés, la façon de l’appréhender et de la vaincre est en revanche bien une donnée culturelle propre à chaque civilisation, à sa philosophie et à ses modes de vie. En l’état actuel des choses, force est de constater que notre culture occidentale ne prépare plus à la guerre.

  • Valeurs occidentales et valeurs guerrières

En effet, si le guerrier d’aujourd’hui doit supporter peu ou prou les mêmes contingences physiques que le légionnaire romain, la société dont il est issu a, elle, profondément évolué. Il n’est sans doute pas exagéré de parler de rupture, tant la culture occidentale s’éloigne de plus en plus des nécessités de la guerre. Sans nous livrer à une analyse sociologique exhaustive, nous ne retiendrons ici que trois tendances suffisamment importantes pour avoir été soulignées par les sociologues et qui sont antithétiques de la guerre. Il s’agit d’un triple refus : refus du réel, de la souffrance et de la mort.

Depuis la « culture de la chambre »5 des années 1960, la fuite du réel a pris une dimension nouvelle avec les progrès fulgurants des nouvelles technologies de l’information et de la communication. C’est ce que constate la Fédération française de psychiatrie à propos d’Internet : « Il y a des personnes qui dépassent les limites d’une connexion “normale” et qui vont dans le sens d’une conduite addictive, perdant tout contact avec la vie réelle6. » Dans ce domaine, l’importance du « chat » et des jeux en réseau, surtout chez les adolescents, dépasse le simple attrait pour le monde virtuel pour devenir « une problématique grave et envahissante » et un véritable phénomène de société. Repli sur soi, asocialité et perte de présence à l’acte sont les principales conséquences d’un comportement addictif.

Or l’adolescent réfugié dans son monde virtuel est le soldat de demain qui devra, sans y avoir été éduqué, accepter des règles de vie communautaire exigeantes et affronter une réalité certes riche en moments forts, mais non exempte de servitudes. Faire adhérer une population versatile tout en maintenant le niveau d’exigences requis : c’est l’immense défi des cadres de contact qui méritent dans les circonstances actuelles une sollicitude particulière.

À cette fuite du réel s’ajoute le refus de la souffrance. En effet, l’exaltation permanente du bien-être corporel est sans doute l’un des aspects les plus voyants de notre culture occidentale, notamment à travers la publicité sous toutes ses formes. Habitué à ne manquer de rien depuis deux générations, notre corps devient sans cesse plus exigeant. « L’idéal du moi devient le tyran des sociétés occidentales, et ses exigences sont relayées par les images et les recommandations “hygiénistes”. Il faut être beau, fort, intelligent, ne pas manger trop gras ou trop sucré, faire du sport, réussir dans la sphère publique et dans la sphère privée. Face à cette pression sociale, le nombre de dépressions augmente ; le sociologue A. Erhenberg parle du culte de la performance », constate Mme Brunet, psychologue clinicienne.

Ces exigences nouvelles ont un coût social souligné par le sociologue, mais aussi des conséquences sur le plan militaire : la rusticité, le goût de l’effort, la capacité à endurer les privations voire les échecs ne sont plus des notions naturelles acquises par l’éducation, mais des concepts qui ne trouvent pas, ou peu, de justifications dans la vie courante.

Plus grave, la souffrance est devenue un non-sens. Pourtant, chez les Anciens, et plus particulièrement les stoïciens, la fermeté d’une âme impassible à la douleur et aux maux de la vie préludait à l’ataraxie, c’est-à-dire à la paix de l’âme. À cette philosophie réservée à une élite, le christianisme a cherché à donner un sens religieux afin de rendre la souffrance compréhensible pour le plus grand nombre : celle-ci devient rédemptrice si elle est supportée en union avec le Christ.

Aujourd’hui, dans sa quête insatiable du bien-être, notre société sécularisée n’admet plus que la souffrance puisse avoir encore un sens. Le corps du soldat blessé dans sa chair devient alors un objet de scandale : ce n’est pas un héros, c’est une victime que l’on n’admire plus et sur laquelle on s’apitoie. Sa blessure témoigne davantage de l’injustice de la vie que de son courage physique.

À ce refus de la souffrance s’ajoute celui de la mort, considérée comme un tabou : « La mort est ainsi refoulée hors du champ social, individus ou acteurs institutionnels se comportant comme si un accord tacite, non dit, interdisait d’aborder ouvertement le sujet. Ce rejet de la mort est assimilé pour beaucoup à la négation d’un aspect fondamental de la vie. Il correspond à ce que l’on croit être la représentation sociale dominante, notamment dans les médias, d’un corps physique éternellement jeune et en bonne santé. Ce refus même du vieillissement, de la dégradation et de son fatal accomplissement fait que la mort semble au mieux « invisible », au pire dérangeante et inacceptable7. »

Il arrive que ce phénomène, propre à notre société, joue aussi dans l’armée de terre où parfois la tentation est grande d’escamoter les morts sous prétexte de ne pas porter un coup supplémentaire au moral des survivants. Or entrer dans cette logique c’est au contraire se mettre davantage en situation de faiblesse.

Ainsi, la culture occidentale contemporaine, marquée par le triple refus du réel, de la souffrance et de la mort, véhicule une nouvelle philosophie centrée sur le culte du corps et le bien-être. Elle n’en continue pas moins à envoyer ses enfants à la mort. Ce faisant, le soldat occidental devient un signe de contradiction : issu de cette société, il doit néanmoins affronter le monde réel fait de souffrances et de mort. La question est donc posée : nos soldats et nos cadres sont-ils suffisamment armés pour surmonter ces contradictions ?

  • L’approche de l’armée de terre : ses mérites et ses limites

Une vue d’ensemble de son système de formation et d’aguerrissement montre la capacité de l’armée de terre à prendre en compte les jeunes issus de la société civile, et à les transformer physiquement et mentalement en soldats malgré les difficultés évoquées plus haut.

Deux traits principaux permettent sans doute d’expliquer ce phénomène : la progressivité dans l’aguerrissement physique et la permanence de l’esprit de corps, autrement dit, la force du groupe primaire. Gilles Perrault, dans Les Parachutistes (Le Seuil, 1961), avait déjà souligné la puissance d’assimilation de ce corps d’élite capable de transformer des appelés plus ou moins antimilitaristes en paras prêts à sauter sur Paris et, ne cachant pas son admiration, concluait : « Bonnes gens… Les colonels parachutistes sont plus malins que vous. » Cet exemple montre que le goût de l’effort est sans doute plus ancré dans la nature humaine qu’il n’y paraît de prime abord et qu’il suffit parfois d’un peu d’adresse psychologique pour le raviver. Dans cette optique, aguerrissement physique et esprit de corps semblent être les deux fondamentaux capables de transformer n’importe quelle pâte humaine en corps de guerrier.

C’est un fait que les jeunes soldats d’aujourd’hui sont sans doute moins rustiques que les poilus de 14-18. Pour autant, sans renoncer à ces exigences, l’armée de terre a su développer une véritable pédagogie fondée sur la progressivité de l’entraînement physique et sportif. À ce titre, il est à craindre que la fermeture des centres d’aguerrissement ne se traduise par une perte de savoir-faire qui permettait jusqu’à présent à chaque unité, de mêlée, d’appui ou de soutien, de bénéficier d’un entraînement physique adapté à son niveau.

Accompagnant et donnant un sens à cet aguerrissement, l’esprit de corps forgé autour des traditions et du sens du devoir reste le ciment de la cohésion et la pierre angulaire de l’efficacité opérationnelle. Cette cohésion se décline aussi jusqu’au plus bas échelon avec le principe du binômage. Celui-ci, en effet, contribue à développer des liens puissants de fraternité d’armes qui ne peuvent que renforcer la stabilité psychologique de chaque soldat. Ayant conscience de faire pleinement partie d’une communauté liée par un même destin, le combattant sera naturellement conduit à faire face avec courage au moment de l’épreuve. Enfin, les règles éthiques (Code du soldat, par exemple) fondent les règles comportementales du combattant8. En fixant les limites à respecter dans l’usage de la force, elles contribuent à renforcer la stabilité psychologique du combattant en lui donnant un cadre d’action précis.

Cependant, on se rend compte que l’aguerrissement physique et l’esprit de corps, même cultivés au plus haut degré, ne sauraient pallier les vulnérabilités psychologiques engendrées par la culture occidentale, en particulier dans son rapport conflictuel au réel, à la souffrance et à la mort. Le groupe primaire trouve ici ses limites face aux blessures psychiques engendrées par la confrontation avec la mort.

L’armée de terre britannique, pourtant réputée pour sa solidité, a expérimenté et connaît encore des difficultés dans ce domaine. Dans les années qui ont suivi la guerre des Malouines (1982), par exemple, trois cents soldats environ se sont suicidés. Il ne fait pas de doute que l’Afghanistan et l’Irak laisseront à leur tour des marques durables. Ainsi, la célèbre 101e division aéroportée américaine reconnaît onze cas de suicide depuis le début de l’année 2009, alors qu’elle vient pourtant de connaître une année 2008 relativement calme9.

Dans des proportions moindres, l’armée de terre française a elle aussi connu plusieurs cas de suicide après un retour d’opérations extérieures (opex)10. Ce phénomène montre que les solidarités du groupe primaire, qui jouent pleinement avant et pendant l’engagement, ont tendance à se relâcher après. Le moindre changement (mutation, nouveau chef…) affecte la cohésion du groupe et chaque individu se retrouve seul devant ses interrogations et ses blessures secrètes.

Traditionnellement, la blessure physique pour fait de guerre était considérée comme un titre de gloire. Ce n’est plus le cas, excepté encore au sein du monde combattant où elle témoigne du courage du soldat. D’ailleurs, autrefois, on citait le nombre de décorations des grands soldats mais aussi celui de leurs blessures, avec parfois un luxe de détails qui semblerait indécent aujourd’hui.

Il n’en va pas de même du trauma psychique11. Par manque de connaissances psychologiques élémentaires et une vision caricaturale de la virilité, ses symptômes sont couramment interprétés au mieux comme un état de stress, au pire comme un aveu de faiblesse et un manque de courage. Or le risque de trauma psychique est grand pour ceux qui côtoient la réalité objective de la mort, la donnent ou s’apprêtent à la recevoir sans y avoir été réellement préparés. Dans ces conditions, si les troubles de la personnalité traumatique (mauvaise humeur permanente, conduite à risques, ivresse…) sont interprétés uniquement à travers les liens du groupe primaire, l’individu se retrouve progressivement marginalisé. Aux conséquences délétères de son trauma initial s’ajoute la déconsidération du groupe qui, associée à des difficultés relationnelles familiales ou autres, conduit souvent à la dépression et parfois au suicide.

À cette méconnaissance des réalités médicales contemporaines vient s’ajouter le vide métaphysique causé par la sécularisation de la société et l’accoutumance au bien-être. Quel était le sens de mon engagement ? Pourquoi m’a-t-on fait faire ça ? Mon camarade méritait-il de mourir sous mes yeux à sept mille kilomètres de son pays ? Était-il nécessaire de tuer ce civil qui s’approchait trop près de mon véhicule ? C’est ici le rapport du soldat et de sa hiérarchie à la vérité qui est posé. Pourquoi ai-je risqué ma vie ou celle de mes subordonnés ? Quel sens donner à la mort ? Le rôle pédagogique des chefs sur l’explication de l’engagement, sa signification et sa légitimité, s’il est fondamental, semble néanmoins insuffisant.

En effet, le soldat confronté à la violence et à la mort échappe rarement au questionnement métaphysique, lequel devient en général plus aigu au fur et à mesure que croissent les responsabilités12. Ce questionnement est d’autant plus brutal qu’il a été souvent refoulé ou laissé de côté en temps normal. En cas de trauma psychique, l’angoisse créée par ce vide métaphysique, qui s’ouvre soudainement dans la conscience, peut conduire à l’irréparable.

Prendre en compte les contradictions générées par notre société dans son triple refus du réel, de la souffrance et de la mort : tel est le principal défi qui attend les armées si l’on ne veut pas que le corps du guerrier ne soit qu’une armure vide de sens.

  • La densification ou l’art de former un corps de guerrier animé par un mental solide et un esprit de conviction

Forger un guerrier, c’est prendre en compte tous les aspects, physiques, psychiques et philosophiques, qui concourent à l’équilibre de la personne. Pour l’armée de terre, il s’agit donc bien de former, d’entraîner et de suivre le personnel depuis la formation initiale jusqu’au retour à la vie civile, voire au-delà, comme cela s’avère souvent nécessaire. Cette démarche, articulée autour du concept de densification, doit être à la fois globale, progressive et adaptée. Globale, parce qu’elle vise le renforcement physique, psychologique et philosophique du combattant, pris comme un tout. Progressive, car elle doit impérativement prendre en compte l’état initial de l’individu et respecter son rythme d’assimilation. Adaptée parce qu’elle dépend du niveau hiérarchique auquel on s’adresse. A priori, dans des circonstances communes, les exigences physiques requises pour assurer la stabilité d’un officier supérieur en opération sont moindres que celles de la troupe ; la densification philosophique de cet officier devra, en revanche, apporter des réponses plus profondes à ses interrogations.

Parce qu’elle touche les trois aspects énoncés supra, la densification fait intervenir les spécialistes des trois domaines sous la responsabilité du commandement. Dans ce cadre, l’équipe constituée du chef militaire, de l’officier environnement humain, mais également du médecin et de l’aumônier, joue un rôle fondamental tout au long de la vie militaire de nos soldats et même après.

  • La densification physique : un préalable incontournable

Comme nous l’avons déjà souligné, tous les retours d’expérience contemporains attestent que si l’aguerrissement physique n’est pas un but en soi, il reste néanmoins la pierre angulaire de la formation du soldat. En effet, il doit progressivement, avec méthode et répétitivité, placer le soldat dans les conditions physiques les plus proches de celles du combat. Cette notion de progressivité est essentielle pendant la formation initiale, moment de fragilité pour le jeune engagé. Généraliser la présence d’un officier chargé de l’enseignement physique, militaire et sportif (epms) durant cette période est sans doute un bon moyen d’amortir une transition parfois difficile pour des jeunes gens peu habitués aux exercices physiques. De plus, l’aguerrissement doit être impérativement porteur de sens et ne saurait être un palliatif au manque de moyens ou à l’imprévoyance. Vécu comme un pis-aller, il ne peut, dans le contexte actuel, que susciter le rejet et créer un blocage psychologique.

Sans entrer plus dans le détail d’un domaine déjà bien maîtrisé par les forces armées, nous nous bornerons à rappeler ici un autre principe fondamental de l’aguerrissement qui est l’accoutumance au stress dans un environnement aussi proche que possible de la réalité des combats. À cet égard, le médecin chef Chaput rappelle que « le plus déstabilisant pour le combattant n’est pas le pire mais l’inattendu ». Se préparer à l’inattendu : voilà qui pourrait être le fil conducteur des exercices d’aguerrissement physique et moral tant il est vrai que les deux sont liés. Cependant, si l’aguerrissement physique renforce le moral, il ne dispense pas d’une bonne formation dans le domaine psychologique.

  • La densification psychologique :
    vers une formation et un suivi plus approfondis.

La densification psychologique est aujourd’hui essentielle, car elle s’adresse à des individus peu habitués à côtoyer la mort. Dans ce cadre, les dégâts sur le mental, issus des engagements de plus en plus durs rencontrés dans les opérations actuelles, risquent de se multiplier. Parmi ceux-ci, le trauma psychique rend le guerrier durablement inopérant, voire dangereux pour lui-même ou son entourage.

La densification psychologique est un thème peu familier dans l’armée de terre pour des raisons à la fois culturelles, comportementales et idéologiques. Culturelles d’abord, parce que les effets les plus délétères du stress et le trauma psychique sont méconnus au sein de l’institution militaire et considérés comme une affaire de spécialistes (le « psy » dans l’esprit des plus avertis !). Comportementales ensuite, car, dans l’esprit des militaires, la « virilité » de l’engagement guerrier exclut la défaillance conjoncturelle ou structurelle. Le trauma psychique est donc vécu non comme une pathologie mais comme la faiblesse d’un individu avec un phénomène miroir. Dès lors, on répugne à en parler. Idéologiques enfin, car reconnaître que des individus puissent revenir marqués du combat et que leur état psychologique, voire spirituel, nécessite des soins durables, c’est nécessairement revisiter la notion de « prix à payer » et donc les motifs de l’engagement13.

Si des progrès ont été réalisés à partir des enseignements des vingt dernières années, ceux-ci sont encore insuffisants. Certes, la Cellule d’intervention et de soutien psychologique de l’armée de terre (cispat)14 constitue une évolution très positive, mais elle est encore trop peu sollicitée ou parfois trop tard. Or, dans ce genre de situation, la rapidité des premiers soins, et donc la capacité à prévenir et détecter, est essentielle.

Au même titre que l’Attestation de la formation aux premiers secours (afps) permet à chaque combattant, quel que soit son grade, de se soigner ou de soigner un camarade blessé, les notions élémentaires liées à la connaissance et au traitement du trauma psychique doivent être enseignées dans les écoles de formation ou à l’instruction initiale des militaires du rang. Il s’agit de faire évoluer les mentalités pour ôter toute connotation négative à un phénomène qui peut toucher chacun. Connaître ses limites, c’est déjà être plus fort et se rendre capable de les dépasser.

Chez les militaires du rang, la vulgarisation des notions élémentaires liées au trauma psychique permettra à chacun d’en déceler les symptômes chez lui-même et chez les autres. Le binômage, ou battle buddy, prend ici toute sa signification. Pour les sous-officiers, cette connaissance est primordiale, car ils sont certainement les mieux placés pour repérer les signes d’un trauma psychique et pour participer à l’effort de densification psychologique de leurs hommes en instaurant un climat de confiance au sein de leur groupe. À titre d’exemple, le Combat Operation Stress Control (cosc) du corps des Marines, qui a pour but de donner les outils nécessaires au commandement, aux médecins et aux aumôniers, a édité un certain nombre de vignettes destinées aux sous-officiers pour leur apprendre à déceler les troubles de comportement chez leurs subordonnés.

Les officiers, quant à eux, dans le cadre du commandement à la française, ont aussi un rôle fondamental. Ils sont en effet responsables de l’entraînement de leurs hommes et peuvent, à condition d’en connaître les mécanismes, renforcer les structures mentales de la troupe. Ils ont donc besoin d’un « fond de sac » pour connaître la réalité des phénomènes de stress et pouvoir y remédier, ainsi que pour savoir évaluer les différents troubles du comportement et déceler un éventuel trauma psychique. De plus, ils doivent savoir dispenser les premiers secours et donc être instruits des techniques s’apparentant au defusing pratiqué par les spécialistes. Ces techniques visent à la catharsis des témoins avant le travail des psychologues professionnels. Ce travail initial ne s’improvise pas, il nécessite l’acquisition de compétences, l’entraînement et la familiarisation de la troupe à ce genre d’exercice comme une formation aux premiers secours psychologiques.

Enfin, les officiers doivent, en synergie avec l’officier environnement humain, le médecin et l’aumônier, initier un dialogue pour que chacun apporte le soutien indispensable aux soldats blessés psychiquement. Ce travail coordonné doit s’apprendre dans les écoles de formation initiale et d’application, puis se pratiquer systématiquement à l’entraînement. À ce titre, on peut envisager, en plus des debriefings tactiques, une discussion portant davantage sur le ressenti psychologique. Cette discussion, réalisée entre cadres, un commandant d’unité et ses chefs de section par exemple, à condition d’être menée correctement, permettrait sans doute une meilleure connaissance mutuelle et donc une plus grande confiance. Toutefois, au-delà de la formation et de l’entraînement, c’est toute la question du suivi du combattant qui mérite d’être reconsidérée.

Les travaux anglo-saxons sur les conséquences psychologiques des engagements en Irak ou en Afghanistan mettent en évidence que le simple retour en métropole, en absence de prise en charge, ne suffit pas à soigner les patients atteints de traumas psychiques. En effet, c’est souvent dans un délai de trois à six mois après le retour que l’on observe les premiers troubles de comportement. Ce constat montre qu’il faut que le suivi des blessés soit assuré le plus rapidement possible. Aux États-Unis, en 2005, le corps des Marines a mis en place un centre de suivi qui traite actuellement des cadres et Marines revenus à la vie civile15. En France, le suivi dans la durée des militaires pourrait être amélioré en travaillant dans les directions suivantes : une amélioration de la connaissance des cadres au moment où ils prennent leur commandement sur les éventuels cas de traumas psychiques passés dans leur unité ; une réflexion commune entre le service de santé et le commandement pour parvenir à concilier secret médical et dialogue de commandement ; une meilleure formation des protagonistes afin qu’ils aient une vision claire du périmètre d’action de chacun pour que le travail puisse se faire dans un climat de confiance indispensable au succès de la mission ; une collaboration plus étroite entre la cispat, les hôpitaux d’instruction des armées (hia), la cabat, les aumôneries et les corps de troupe pour entourer les blessés et favoriser leur retour au service.

La densification psychologique du combattant regroupe donc une phase préventive, c’est l’aguerrissement et la formation, mais aussi une phase curative qui doit permettre au soldat de se rétablir psychologiquement. Il s’agit d’« être et durer », une devise qui résume parfaitement les notions de présence à l’acte et de résistance à l’imprévu. Cependant, pour « être » totalement, il faut être dense physiquement et psychologiquement mais, plus encore, il faut se connaître intimement et être capable de donner du sens à son engagement. C’est la condition unique pour durer. Il s’agit donc de se densifier philosophiquement.

  • La densification philosophique : « Connais-toi toi-même »

Exposé à la mort, le soldat ne saurait faire l’impasse du précepte socratique qui signifie : « Sache que tu es mortel. » Or refouler le questionnement métaphysique sous prétexte qu’il appartient strictement au domaine privé, c’est prendre le risque d’amplifier la déstabilisation psychique du soldat. Certes, s’agissant d’un domaine aussi intime, il n’appartient pas au commandement de donner des réponses toutes faites. En revanche, il lui revient de favoriser ce questionnement en donnant toute leur place à ceux dont le métier est d’aider l’homme à grandir dans sa dimension métaphysique et spirituelle, laquelle est une « composante intrinsèque de l’homme »16. Dans ce domaine, les cours d’éthique, aussi nécessaires soient-ils, ne sauraient suffire.

D’expérience, il est avéré que ce questionnement ne peut s’accomplir que dans la construction de l’intériorité. Qui dit intériorité, dit silence ! Or celui-ci est manifestement devenu insupportable : un soldat au repos dans un camp en opex n’a souvent pas d’autres choix que de fréquenter les lieux dits de « convivialité », popotes ou salle de musculation, perpétuellement inondés de musiques tonitruantes, ou salle Internet. Dans un cas comme dans l’autre, il s’isole : physiquement présent, il est souvent mentalement absent, avec toutes les conséquences opérationnelles que cela implique.

On touche ici aux limites d’un système où la prise en compte du bien-être du soldat se réduit à la satisfaction de ses besoins matériels. En refusant consciemment ou non l’intériorité au guerrier, on le transforme inéluctablement en chair à canon et on annihile un siècle de progrès initié par Lyautey. L’enjeu est ici fondamental : il s’agit de la capacité de nos soldats à conserver leur humanité au milieu de la violence. Concrètement, on se rend compte que l’organisation des loisirs et du repos, loin d’être une fonction subalterne, contribue directement à la stabilité psychologique du soldat.

Lyautey avait mis en place des bibliothèques pour ses hommes, au grand dam de certains de ses pairs qui se vantaient de mieux connaître les noms de leurs chevaux que ceux de leurs soldats. Dans le même esprit, des mesures simples permettraient de prendre en compte ce besoin d’intériorité.

À l’entraînement, des groupes de réflexion peuvent être initiés de façon à permettre aux cadres comme aux soldats de s’interroger sur le sens profond de leur engagement au service de la patrie et, au-delà, sur la signification de la mort donnée ou acceptée. Ces exercices seraient davantage fructueux s’ils étaient réalisés dans un cadre adapté, c’est-à-dire à l’abri des préoccupations quotidiennes, favorisant le silence et la construction de l’intériorité.

En opérations extérieures, la conception des camps doit prendre en compte ce besoin de silence et de recueillement : lieux de culte, salles de lecture, salons ou espaces verts sont autant de lieux indispensables à la respiration de l’esprit.

Enfin, les morts ne doivent pas être escamotés mais honorés. Les honneurs ainsi rendus contribueront à donner du sens au sacrifice et non à affaiblir le moral des troupes comme certains ont pu le croire. 

1 Cf. Michel Goya, « Sous le feu. Réflexions sur le comportement au combat », cdef, Cahiers de la réflexion doctrinale, avril 2006.

2 Cet article est l’approfondissement des réflexions d’un groupe de stagiaires de l’armée de terre dans le cadre de leurs études au Collège interarmées de défense (cid). S’interrogeant sur le facteur humain au combat, ils ont travaillé en collaboration avec le médecin militaire Gérard Chaput et l’aumônier Christian Venard des écoles de Saint-Cyr-Coëtquidan sur le concept de densification, c’est-à-dire l’art de former un corps de guerrier animé par un mental solide et un esprit de conviction.

3 Le système Félin pèse vingt-cinq kilos pour un combattant équipé de sa protection balistique légère, de ses moyens de vision nocturne et disposant de vingt-quatre heures d’autonomie en vivres (une ration), eau (1,5 litre) et munitions (deux cent cinquante cartouches Famas). À cela, il faut ajouter les équipements collectifs (poste radio, poste de missiles, mitrailleuse).

4 Expression utilisée par saint François d’Assise pour désigner son corps.

5 Expression apparue dans les années 1960 pour caractériser le repli sur soi des adolescents pourvus d’un transistor.

6 « Cyberaddiction, nouvelle « toxicomanie sans drogues » », article disponible sur le site Internet http://psydoc-fr.broca.inserm.fr/toxicomanies/internet_addiction/cyberaddiction. htm

7 « Le vécu et la perception du deuil et des obsèques », partie B « La Mort : un sujet tabou », étude réalisée par le credoc en novembre 1999 et disponible sur le site Internet http://www.obseques-liberte.com/etude-credoc/pompes-funebres-sujet-tabou.html

8 Pourtant, en situation extrême, il arrive parfois que certains soldats en viennent à commettre des actes inqualifiables tels que pillages, sévices physiques sur des civils ou destruction de biens. Environ 10 % des militaires américains reconnaissent avoir commis de tels actes lors de leurs engagements en Irak. Cf. Patrick Clervoy, « Les Contraintes psychogènes en opération », 3e biennale de la recherche du service de santé des armées, école du Val-de-Grâce, juin 2008.

9 Cf. « Le Suicide contre la 101e aéroportée », dedefensa.org, 28 mai 2009.

10 Cent vingt et un cas de suicide dans les forces en 2007, en corrélation avec les ruptures familiales qui ont tendance à se multiplier avec le rythme d’engagement, d’après Patrick Clervoy (op. cit.)

11 Si le stress peut être assimilé à une pression exercée sur les enveloppes psychiques sans rupture de celles-ci avec retour à la normale dès l’arrêt de la pression, le trauma psychique, en revanche, s’apparente à un coup d’épée perforant ces mêmes enveloppes pour atteindre l’intime de l’être psychique, le « noyau originaire » (le « Das Ding » de Lacan, l’« objet perdu » de Freud). À la différence du stress, le trauma psychique laisse des séquelles pénalisantes s’il n’est pas soigné à temps.

12 Emmanuel de Richoufftz (général), Pour qui meurt-on ?, Éditions Addim, 1998.

13 Il est intéressant de noter qu’aucune étude statistique d’ampleur sur la santé psychologique des combattants n’a été jusqu’ici réalisée au sein des armées françaises.

14 Créée en septembre 2004, la cispat peut intervenir dans un délai de vingt-quatre à soixante-douze heures auprès du personnel ayant vécu un événement pouvant provoquer un trauma psychique.

15 Le corps des Marines a également créé en avril 2007 les Wounded Warrior Regiment (wwr), dont le but est d’« aider directement ou indirectement tout Marine, ou membre du service de santé de la Navy détaché dans les unités, ayant été blessé ou ayant contracté une maladie en service ». Cette aide non médicale est fournie tout au long des étapes de la guérison (traitement, convalescence, réinsertion). Les wwr assurent le décompte et le suivi des blessés, la gestion non médicale des dossiers (pension, rémunération, administration…), la coordination des actions des organisations caritatives, la gestion de la base de données Marine Corps Wounded Ill/Injured Tracking System (mcwiits), la transition avec le Department of Veterans Affairs, ainsi que l’aide à la réinsertion par la recherche d’emploi, la reconversion et la reprise des études.

16 Dans son « Témoignage d’un officier d’infanterie de marine », Karim Saa, de confession musulmane, insiste sur la nécessité de prendre en compte la dimension religieuse et spirituelle du soldat. Il témoigne aussi de ce que la foi permet d’appréhender la mort avec un certain recul.

Offert en sacrifice | C. Benoit
P. Clervoy | Le miroir de l’âme