N°12 | Le corps guerrier

Patrick Clervoy

Le miroir de l’âme

Tout est signe. Il faut déchiffrer. Que le regard se porte sur le corps du guerrier, alors se montrent des choses à lire, à comprendre, à interpréter. Seulement le sens ne se livre pas immédiatement. Il faut une attention qui se pose autant sur le détail qu’à sa marge, une attention qui observe autant ce qui saute aux yeux que ce qui échappe.

  • Être et avoir un corps

Le corps n’est pas une simple chose, ni à définir ni à décrire. C’est d’abord, pour chacun, la somme des expériences qu’il a accumulées au fil de son histoire personnelle. La représentation du corps se forme dès les premières perceptions du nourrisson. Au fil des jours, l’enfant puis l’adulte conjugue ce qu’il fait à ce qu’il ressent. Cet apprentissage ne connaît pas d’achèvement et, jusqu’au terme de la vie, notre quotidien se tisse avec notre corps.

Nous pouvons le définir comme l’appareil par lequel nous faisons l’expérience de notre vie dans le monde : par mon corps je prends la forme d’une structure anatomique et je suis animé de son fonctionnement physiologique. Je peux me nommer, dire « moi », grâce à ce corps qui devient le mien. Il est la substance concrète, la chair, par laquelle je suis identifié comme une personne. Dire « je prends corps » signifie que j’en prends possession en même temps que je m’incarne.

Être : il est la manifestation par laquelle je suis précipité dans l’expérience réflexive où je me perçois vivant, conscient et autonome. Avoir : j’en reconnais ses propriétés et ses limites ; ainsi il devient moi comme je deviens lui. Ce corps procède de moi autant que je procède de lui. Il n’existe que parce que je l’anime de ma vie – et pas seulement sous la forme d’une volonté consciente – et, réciproquement, je ne vis que parce que mon corps le permet. La relation à notre corps touche au point aveugle de notre existence, ombilic de notre rapport au monde, à soi et aux autres. Il est investi comme un espace complexe à la fois intime, méconnu et sacré. Cela explique la diversité des registres de signes émis par le corps et la gamme infinie de leurs interprétations.

  • Le corps médiateur de la relation sociale

Le corps est le phénomène par lequel se manifeste ma présence dans le monde. Il est unique et me fait unique. Il fait que je deviens moi et que les autres deviennent les autres. Par lui je suis individualisé et distingué de l’autre. C’est ainsi que ce corps devient le médiateur avec lequel je communique avec mon environnement. Il est la forme de ma réalité sociale. Il en est le miroir.

Le corps est un média. Par les poses qu’il prend comme par ses mouvements, il délivre un message. Le visage, les mains, les postures « parlent » un langage silencieux et ambigu. Une mimique peut appuyer un mot, une autre peut en inverser le sens. Les mains s’animent pour convaincre. Une posture penchée accompagnée d’une inclinaison de la tête peut marquer la bienveillance, une posture inverse peut marquer du dédain.

Dès qu’il s’anime, le corps parle. Mais ce langage sommaire touche deux limites : la trahison et le malentendu. La trahison parce que le corps peut laisser apparaître des sentiments ou des intentions que l’auteur aurait souhaité masquer, comme une rougeur ou un tremblement. Le malentendu parce que pour chaque personne, en fonction de sa culture, un geste peut porter une signification singulière qu’un autre peut mal interpréter.

Le milieu militaire est saturé de codes comportementaux, de ces gestes simples et prescrits qui peuvent sembler être une caricature de comportements. Cela remplit la fonction d’homogénéiser le plus possible les individus qui entrent dans la composition d’un groupe. Par les codes stéréotypés qu’il apprend puis répète à l’envi, le corps de chaque soldat rappelle à l’autre qu’ils font partie d’un même groupe, qu’ils sont solidaires : par extension qu’ils appartiennent au même corps.

  • Regarder au-delà des enjeux militaires

Le guerrier est celui qui s’engage à faire don de sa vie si son devoir l’exige. Il renonce à la liberté de disposer de son corps parce qu’il en offre l’existence à la société qu’il défend. Dès lors qu’il en fait l’engagement, son corps est l’objet de beaucoup d’attentions. Il a d’abord été examiné sous toutes les coutures puis, dans la routine de sa vie militaire, il est soigné, préparé, entraîné. Il est ainsi contenu dans des gestes et dans des protocoles prescrits étroitement. Mais si apparemment ce corps est traité comme celui de tous les autres, il persiste chez chaque soldat une relation étroite entre sa personne et son corps qui est le lieu où s’écrivent, codées et cryptées, les marques des événements psychiques traversés. Le corps invite à voir, à déchiffrer, à interpréter, à comprendre et à écouter. Il est volume et il est surface. Il affiche des indices. Aucun signe n’est universel ; chacun est à rapporter à la culture de celui qui le montre comme à la culture de celui qui le regarde.

  • Ce qui recouvre le corps

Le premier niveau de lecture est celui de l’uniforme. On n’est pas encore à percevoir les choses de l’âme, mais on en est au seuil. Dans l’armée, l’habit fait un peu le moine. L’uniforme montre les choses arrangées : insignes, galons, parements, décorations. On y lit très vite les coordonnées de celui qui est devant nous, mais uniquement celles qu’il consent à dévoiler.

Le corps qui porte l’uniforme, c’est le soldat vu à la parade, c’est-à-dire au temps où il doit se montrer magnifique et sans faiblesse. C’est le guerrier au défilé, présenté au milieu des autres, identique dans sa forme et dans ses mouvements. C’est le moment de l’ordre serré où s’effacent les individualités et s’affiche la force du collectif. Là s’arrête le regard public. Au-delà, ce qu’il y a à voir est réservé. Cela ne se montre que dans la fraternité virile de la chambrée, dans l’intimité affective ou dans le bureau du médecin. C’est de ce troisième lieu que nous allons maintenant poursuivre notre regard : ce que le médecin voit, écoute, déduit et parfois comprend.

  • Lisible à fleur de peau

Enveloppe du corps, la peau garde la trace des marques reçues : les cicatrices. On en distingue deux catégories. Tout d’abord celles régulières des interventions chirurgicales, un trait propre plus ou moins long et ponctué des marques des sutures. Ces marques disent l’histoire du corps mais rien de particulier du guerrier, sinon l’usure. Elles portent témoignage des aléas du vieillissement. De ces cicatrices, le soldat parle avec gêne et crainte : la gêne de celui qui s’excuse de ne pas être parfait et la crainte de ne pas recevoir les aptitudes espérées. Ensuite les cicatrices des blessures accidentelles et celles remarquées d’entre toutes : les blessures reçues en service. Celui qui en est marqué les porte comme un élu, oscillant entre l’humilité et la fierté. Ces cicatrices sont irrégulières. Le médecin les repère immédiatement. Il sait alors qu’il peut nouer avec le patient un temps sensible centré sur le récit de l’accident ou du combat. C’est un moment clé, une transition de l’examen physique à la prise en charge psychologique des blessures morales, invisibles, du vétéran.

La peau est également un support sur lequel on peut déposer des signes ou des images. La pratique du tatouage est de toutes les époques. Dans les armées, il est, comme les décorations, un code, un récit crypté. Il faut être initié pour en comprendre le sens profond. De la période contemporaine, et seulement pour ce qui est spécifique au milieu militaire, il faut noter ce qui relève de l’hommage aux morts. Les soldats américains qui ont perdu des camarades au combat se font tatouer l’image d’une tombe faite du fusil le canon planté en terre, le casque posé sur la crosse et la paire de rangers au pied de cette croix improvisée. En France, les survivants du combat subi dans la vallée d’Uzbin en Afghanistan, en août 2008, ont eu spontanément une attitude similaire. Ils ont voulu, tôt après l’épreuve, porter un signe qui les gardait unis en les distinguant des autres : ils ont choisi de se faire tatouer sur la ligne latérale du cou huit étoiles en souvenir de leurs camarades perdus.

La peau peut également porter les marques de gestes désespérés. La face interne des poignets de certains soldats affiche des traits parallèles, marques de scarifications réalisées à l’adolescence. Autant de traces écrites sur le corps d’une enfance chaotique marquée par les carences affectives, les vécus d’abandons, les épreuves d’une vie que le jeune ne voulait ou ne pouvait pas vivre, sinon dans une révolte contre soi.

  • Le courage au combat

L’ordalie est une conduite par laquelle, jetant son corps dans les aléas du risque, le soldat met à l’épreuve son destin. Il provoque sa chance. Il défie son malheur. Les conduites à risque sont fréquentes chez beaucoup de jeunes : pilotage de bolides, consommation d’alcool, de drogue… Le milieu militaire leur offre des occasions supplémentaires telles que les manipulations d’armes à feu et de dispositifs explosifs. Parce que le métier des armes est dangereux et parce que son devoir au combat est d’engager sa vie, le soldat entretient avec le risque un rapport singulier fait d’un mélange de fascination et de maîtrise. Ces deux notions sont imbriquées. La fascination produit une quête du danger associé aux armes et au combat, puis l’entraînement conduit le soldat à la maîtrise de son corps et de ses actes.

La notion de risque ne recouvre pas totalement celle de danger. Le risque représente la mesure objective d’un péril, tandis que le danger en serait la perception corporelle. Le soldat sent le danger. Il l’éprouve viscéralement. Son ventre se noue, ses palpitations s’accélèrent, sa respiration se raccourcit. Les effets d’une situation de danger sur le corps sont connus sous le terme de stress. Jusqu’à un certain seuil, il existe des personnes qui aiment ces sensations corporelles, qui en jouissent. Là se pose le problème complexe pour le commandement de gérer cette relation entre un risque mesuré et la quête de sensations extrêmes. Les Grecs de l’Antiquité étaient attachés à cette nuance : le soldat doit être inspiré par la dikè et la timè, la maîtrise de son corps devant le danger et l’action permanente de sauvegarder sa vie le plus loin possible dans le combat. Voilà ce que vocifère d’une façon caricaturale l’instructeur des jeunes Marines dans le film Full Metal Jacket : « Lifeless, a Marine is useless. » Un soldat mort est inutile, c’est pour cela qu’il doit rester en vie ! Il faut donc tenir ce paradoxe que le soldat doit accepter que son corps soit engagé dans la bataille sans qu’il ne « joue » individuellement ce risque. Cette notion est illustrée par un épisode de la bataille de Platée (479 av. J.-C.). Un soldat avait l’année précédente survécu à la bataille des Thermopyles : atteint de cécité, il fut écarté des combats. Il perdit les honneurs que Sparte réservait à ses guerriers. Aussi, lorsque l’occasion se représenta l’année suivante de combattre les Perses, il se jeta comme un furieux dans la bataille où il périt après avoir vaincu nombre d’ennemis. Cependant, Sparte ne lui décerna pas les cérémonies rituelles dévolues aux guerriers morts, estimant qu’en combattant sans maîtrise, il s’était conduit sans courage. Le corps est consubstantiel à la notion de courage. D’ailleurs, étymologiquement, ce mot dérive d’un terme désignant un organe du corps : le cœur.

  • Les substances qui agissent sur le corps

Parce que le corps y est valorisé, cultivé, chéri, le milieu des armées est exposé au dopage et aux addictions. Le corps n’est pas une île. La perception d’être et d’avoir un corps peut être modifiée par l’ingestion de substances qui en modifient le fonctionnement.

Il y a les substances qui améliorent les performances. Tel Narcisse piégé par l’image de son reflet, le guerrier peut être captif des images des magazines de culturisme affichant des corps huilés et bodybuildés. Il se donne intensivement à la musculation. Sur les sites des déploiements extérieurs, dans les casernements les plus sommaires, il existe toujours un coin où traînent des bancs et des haltères de fortune. Le dopage est un leurre. Sur les théâtres opérationnels, beaucoup de substances interdites de commerce en France se trouvent à bon marché dans les échoppes des contingents d’autres pays. Aujourd’hui ce phénomène reste limité ; à terme, il peut poser des problèmes sanitaires.

Les stupéfiants comme le cannabis et la cocaïne sont des produits qui induisent des états d’euphorie et d’excitation. Sur le plan psychologique, ces substances sont pour les soldats doublement attractives : elles constituent un danger et leur consommation est une transgression. Elles apportent un sentiment de maîtrise et de détachement. Par la consommation de drogues, les soldats échappent à l’ennui et à la langueur que leur impose leur condition. Les Américains ont commencé leur aventure vietnamienne avec le cannabis et l’ont poursuivie avec l’héroïne. L’opium et ses dérivés sont une mauvaise rencontre pour les guerriers. Déjà Ulysse eut du souci avec le loto, une fleur amnésiante qui rendait ses marins lascifs et indolents. C’est aussi le problème de la rencontre avec les productions locales, comme le khat à Djibouti. Chaque région du globe recèle une herbe, une fleur, un champignon ou un cactus qui offre une ivresse, des hallucinations sonores et colorées, un détachement serein, un état hypnotique accompagné de douces rêveries. Pour le guerrier, grandes sont les tentations d’échapper ainsi aux risques des opérations militaires et aux contraintes de sa vie professionnelle. Ces substances répondent au besoin d’échapper un temps à la morsure de la nostalgie, au mal du pays, à la séparation prolongée d’avec les proches. Si cette consommation était unique, comme une aventure exotique sans lendemain, cela ne serait au fond pas bien grave. Mais la drogue joue avec le corps infiniment plus que ce qui est visible et perceptible. Sous l’emprise du toxique, le soldat pense qu’il est plus fort. Il croit qu’il maîtrise sa puissance et il éprouve une fausse sensation de détachement et de sérénité. Mais insidieusement, la drogue inocule dans son corps l’aliénation qui va l’accrocher à elle. Le gaillard est vaincu par une molécule. Il tombe dans la tyrannie du besoin et celle du manque. Son corps n’est plus à lui, ni même offert à l’idéal du sacrifice. Il est voué à la quête obsédante de la substance interdite. À la fin de ce parcours, il peut y avoir la déchéance et la mort. Plusieurs vétérans l’ont connue ainsi.

  • L’alcool, poison corrupteur de la fraternité

L’alcool est une substance autorisée, mais son piège est tout aussi insidieux. Son absorption conjugue une gamme développée d’effets psychologiques. À faible dose, il est euphorisant. Un verre seulement et celui qui le boit se sent déjà mieux que bien. Un peu de gaieté… Qui serait inquiet de ce fait sinon un grincheux au discours anti-alcoolique ? L’alcool est aussi désinhibiteur. Il est l’antidote de la timidité et de la crainte. Il rend audacieux le peureux. Voilà qui peut intéresser un guerrier qui redoute de se montrer pusillanime devant ses camarades. À dose plus élevée, il est anxiolytique. L’angoisse se dissout dans l’alcool, mais en apparence seulement, car elle guette le buveur aussitôt qu’il redevient à jeun. Enfin l’alcool est hypnotique. Il rend le sommeil à celui qui l’a perdu. Il efface les cauchemars des vétérans. Une tentation forte pour le militaire, même après son temps de service.

L’alcool peut intervenir très tôt dans la carrière d’un soldat, surtout s’il fait déjà partie de ses habitudes sociales au moment de son engagement. L’alcool est un liant. Autour d’un verre, autour d’une table, il est la liqueur avec laquelle s’ébauchent les premières affinités. Boisson offerte, boisson partagée, il est l’aliment symbolique autour duquel dans l’échange se bâtit la communauté fraternelle. Malheureusement, pour certains, il ne peut y avoir de pacte fraternel sans alcool. Les départs, les arrivées, les promotions sont arrosés. Les « pots » se succèdent au cercle, au mess, à la « popote ». Ainsi, en 1998, en ex-Yougoslavie, Mostar était un camp qui regroupait un peu plus de deux mille personnels issus de vingt nationalités différentes, membres ou partenaires de l’otan. On y comptait une centaine de lieux autorisés de consommation d’alcool, quatre cents si on ajoutait les postes improvisés. La plus petite unité élémentaire avait le sien, qu’elle nommait du nom charmant de « boui boui ». La popote est le lieu topologique qui concrétise la communauté du petit groupe. En ces lieux, l’alcool apaise les corps alanguis ou tendus de chacun, en même temps que s’entretient l’esprit de corps. Beaucoup de ceux qui boivent sont dupes des pièges de l’alcool. Quelques-uns n’en seront pas quittes pour autant. L’alcool reste aujourd’hui un problème majeur de nos armées. Au final, le tribut sanitaire et psychologique payé par l’institution et par quelques-uns est exorbitant s’il est regardé avec un recul de dix ou vingt ans. Ce que nous en mesurons est très largement sous-évalué.

  • Tuer son corps

Le suicide est aussi une pathologie sous-évaluée. La réalité des chiffres pourrait être le double, voire le triple, des statistiques officielles. En temps ordinaire, il y a moins de suicides au sein des armées que dans la population générale ; c’est le fait de la sélection médico-psychologique préalable à l’engagement.

Ce phénomène est plus documenté dans les pays étrangers qu’en France. Pour donner l’exemple de la guerre des Malouines, il a été dénombré à ce jour deux cent quatorze suicides chez les vétérans de ce conflit qui avait duré soixante-douze jours et pendant lequel les Britanniques avaient perdu deux cent dix hommes. Il y a aujourd’hui plus de décès par suicide que de morts directement liés au combat. Les Anglo-Saxons comparent cette hécatombe des vétérans par suicide à une taxe (toll) payée en vies humaines plusieurs années après le combat. On dit que la mortalité par suicide des vétérans de ce conflit qui date de 1982 est au moins cent fois plus élevée que pour la population générale. Peut-on généraliser ce constat ? Dans le contexte des conflits actuels, la réponse est affirmative. Cela donne une importance fondamentale à la prise en charge médico-psychologique au long cours des vétérans, même si la mise en place de tels dispositifs est difficile.

Il y a aussi le suicide du guerrier en opération. En 2003, il a été observé un taux de suicide au sein de l’armée américaine triple de la moyenne nationale. En 2007, l’armée américaine a fait de la prévention du suicide un axe prioritaire ; des crédits considérables – plus de cinquante millions de dollars – ont été alloués aux études, aux soins et à la prévention du suicide.

Des suicides et des conduites graves d’automutilation ont également été observés au sein du contingent français des Casques bleus en ex-Yougoslavie. Cela rejoint le constat des Norvégiens concernant leurs troupes basées au Liban. Le contexte particulier des missions d’interposition, avec l’interdiction de riposter et le désarroi éprouvé à rester passifs devant la perpétration de crimes de guerre a été mis en avant comme facteur de l’usure psychologique des combattants.

Pour construire le premier échelon du dispositif de soutien psychologique d’un soldat en opération, les forces américaines s’appuient sur celui qui lui est le plus proche : son camarade, familièrement buddy, le pote. Ce camarade est celui qui connaît le mieux son binôme et qui peut le plus tôt détecter ses éventuelles difficultés psychologiques. Dès la période de préparation, ils reçoivent une information sur les troubles des conduites, particulièrement sur la dépendance à l’alcool et les états suicidaires. Cette information est ensuite périodiquement répétée, notamment lors de la phase de préparation au retour. Chacun est formé à détecter ces problèmes chez son binôme afin d’être son premier soutien et celui qui saura l’adresser au spécialiste susceptible de lui fournir le soin adéquat. Au retour, les binômes sont invités à rester en contact par téléphone et à régulièrement se rendre visite en famille. Si l’un perçoit que l’autre dérive, rompt le contact, perd pied dans son retour à la vie civile, il se déplace pour évaluer le désarroi de son camarade et lui proposer de l’amener vers un service de soins approprié. Esprit de corps et fraternité.

  • Quand le corps est le seul à parler

Les liens entre les affections psychosomatiques et les combats sont constatés depuis longtemps. Dès le xviiie siècle, il a été relevé que les militaires des villes assiégées avaient une propension à développer des ulcères digestifs. Lors du siège de Stalingrad, il a été constaté des lésions digestives et vasculaires chez plus de 60 % des soldats de la Wehrmacht. Le commandement les avait regroupés en bataillons d’ulcéreux et d’hypertendus.

Le guerrier en position de subir et de résister le paye d’un tribut psychosomatique parfois très sévère, comme des hémorragies par perforation d’ulcère ou des infarctus du myocarde. Il se produit ainsi de vraies blessures, internes, par maladie de stress. Ces blessures-là sont facilement reconnues par les commissions des anciens combattants, mais cela reste plus difficile pour les affections chroniques dermatologiques ou rhumatismales qui évoluent par poussées et qui s’aggravent au fil des années.

Ces liens entre le corps et la psyché sont les plus mystérieux à saisir. Il semble que le corps ait une mémoire indépendante du psychisme, plus archaïque, insaisissable. Le corps est le lieu obscur où restent inscrits les événements oubliés. Ces événements de guerre que le vétéran ne peut plus raconter, qui ont été effacés de son psychisme par l’oubli, son corps en affiche les traces sous une forme cryptée. Initié à déchiffrer ces codes, le médecin militaire avance au milieu de symptômes familiers. Appartenant au corps des guerriers, non étranger à leur univers puisqu’il le partage avec eux, héritier de l’expérience des anciens, il est celui qui se met à l’épreuve du dévouement que son devoir lui impose. 

Métamorphoses | F.-R. Legrier
M. Castillo | Le corps collectif du soldat...