N°15 | La judiciarisation des conflits

Elrick Irastorza

Éditorial

Depuis la fin des années 1970, après une pause d’une quinzaine d’années lui ayant fait prendre quelques distances avec les dures réalités des affrontements armés et leurs conséquences, l’armée de terre n’a cessé d’être engagée de par le monde pour remplir des missions de stabilisation le plus souvent sous couvert des Nations Unies, de l’Union européenne et de l’otan. D’une façon générale, le niveau de violence de nos engagements est resté très contenu par rapport aux grandes hécatombes des décennies précédentes, mais l’appréhension de la mort du soldat s’est faite d’autant plus forte au fil de nos évolutions sociétales que la dilution de la menace et l’éloignement des théâtres d’opérations enlevaient au sacrifice patriotique une bonne partie de son sens.

C’est une des raisons qui ont conduit à la professionnalisation des armées à partir de 1996. Le dernier Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale prend acte que « la France a remporté le défi de la professionnalisation », précise à nouveau leurs missions et leurs formats aux armées, tout en réaffirmant la primauté du droit. Le cap ainsi fixé, tout aurait pu sembler limpide sans la mise en cause, quasi simultanément, de chefs au combat et le sentiment diffus d’une intrusion du juge dans la conduite tactique des opérations qui s’en est suivi. En réalité, à une réorganisation structurelle et fonctionnelle très anxiogène, mais admise au demeurant, venait s’ajouter, dans un contexte passionnel, une inflexion inattendue et plutôt mal comprise : peu importe qu’il remplisse ses missions dans un contexte par nature dangereux et incertain au péril de sa vie et de celle de ses hommes, en cas de revers de fortune, le chef militaire sera « désormais » passible des tribunaux.

En fait, le soldat français n’est pas au-dessus des lois : il l’a appris, il le sait parfaitement ; mieux, il en est convaincu ! D’ailleurs, comment ne ferait-il pas siens ces propos du général de Gaulle dans Le Fil de l’épée : « Celui-ci fait profession d’employer les armes, mais leur puissance doit être organisée. Du jour où il les prend, voilà donc le soldat soumis à la règle : elle ne le quitte plus. Maîtresse généreuse et jalouse, elle le guide, soutenant ses faiblesses et multipliant ses aptitudes, mais aussi elle le contraint, forçant ses doutes et refrénant ses élans. Ce qu’elle exige le fait souffrir jusqu’au fond de sa nature d’homme : renoncer à la liberté, à l’argent, parfois à la vie, quel sacrifice est plus complet » ?

Nous savons tous très bien où est la ligne entre l’interdit et le licite. En tant que citoyen d’abord, mais aussi, bien sûr, en tant que soldat, car partout où il y a un soldat français s’appliquent les règles du droit international, celles de la République française, nos règlements et autres guides techniques ou de procédures qui le plus souvent procèdent de la loi, ainsi que nos codes éthiques si bien résumés dans notre code du soldat. Nous appliquons des règles qui nous obligent tout autant qu’elles nous protègent dès lors que nous accomplissons les diligences normales compte tenu de nos compétences, du pouvoir et des moyens dont nous disposons ainsi que des difficultés propres aux missions que nous confie le président de la République, garant de l’indépendance nationale, de l’intégrité du territoire et du respect des traités, chef des armées.

D’un côté de la ligne l’acceptable et le défendable, notamment en cas de divergences d’appréciation sur les « diligences normales », de l’autre l’inacceptable et l’indéfendable !

Reste à définir, au cas par cas, les diligences normales, et c’est bien évidemment là que se trouve le nœud gordien : qui dira si le chef de section était fondé à prendre le cheminement qui a mené sa section au cœur de l’embuscade ? Qui dira si le choix des moyens ayant conduit à la destruction de l’ennemi au prix toujours moralement inacceptable de pertes collatérales imprévisibles était pertinent ?

Mais dans ces conditions, ce débat soulève bien d’autres questions encore :

  • La mission est-elle toujours sacrée ?
  • La notion même de sacrifice suprême, pourtant inscrite dans la loi, a-t-elle encore un sens aujourd’hui ?
  • Combien de temps encore nos démocraties trouveront-elles dans leurs rangs des jeunes hommes et femmes capables d’accepter, d’abord pour eux-mêmes, cette perspective du sacrifice au service de la sécurité et de la prospérité de leurs concitoyens, le stress du danger, l’incertitude au combat et surtout, en cas d’infortune, la perspective infamante pour eux-mêmes et leurs familles d’avoir à répondre devant les tribunaux de s’être tout simplement efforcés de remplir leur mission en conscience ?

L’enjeu est d’importance. Ce numéro d’Inflexions n’a pas d’autre ambition que de nourrir le débat et, qui sait, de l’apaiser. En effet, une prise de conscience et une prise de responsabilités collectives pourrait le ramener à de plus justes proportions, le soldat admettant parfaitement, quant à lui, comme le soulignait le général de Gaulle, que la contrepartie logique de l’« empire de la force » soit l’acceptation de la règle : « C’est pourquoi, s’il gémit souvent de la règle, il la garde, bien mieux : il l’aime et se glorifie de ce qu’elle lui coûte. “C’est mon honneur !”, dit-il. » Et cette règle, qui nous oblige, est au cœur de l’enseignement délivré dans nos écoles de formation initiale.