N°18 | Partir

Yann Andruétan

« Partir, c’est mourir un peu… »

Nostalgies d’hier et d’aujourd’hui

Le roi de France, Louis le Grand, était inquiet. Ses meilleurs soldats, les plus craints d’Europe, ses gardes suisses, présentaient les symptômes d’un mal étrange. Lorsque résonnait le Ranz des Vaches1, un air de leur pays, ces valeureux mercenaires étaient pris de langueur, de mélancolie, pleuraient à l’évocation du charme de leurs vallées. Et devenaient inaptes à faire la guerre, incapables de se battre ! Il fallut interdire de jouer le Ranz dans les régiments concernés. Ce fut la première mesure d’hygiène mentale de l’histoire !

En 1688, Jean Hofer, un jeune étudiant de la faculté de médecine de Bâle, soutient sa thèse de médecine. De Nostalgia, « À propos de la nostalgie », un néologisme qu’il forge à partir du grec nostos, « le retour », et algos, « la douleur ». Autrement dit : le « mal du retour ». Par ce terme, Hofer tente de rendre, dans la langue savante, le sens de l’expression commune aux Suisses alémaniques et aux Allemands, Heimweh, littéralement le « mal du foyer ». Cette douleur du retour, c’est la douleur du retour rendu impossible par les circonstances. Le mal du foyer, c’est le désir inassouvi de pouvoir le retrouver.

La thèse de Hofer connaît un grand retentissement dans le milieu médical de l’époque. En ces temps d’effervescence intellectuelle et scientifique, cette maladie est une énigme pour les médecins. On croit d’abord que la beauté de la Suisse, son caractère doux et accueillant, seraient les causes de cette langueur. Puis on imagine que les variations d’altitude auraient une influence sur les esprits animaux. Ou encore que les Suisses posséderaient une disposition morale les rendant vulnérables à ce mal.

La Révolution éclate, la guerre suit. On lève en masse. Un chirurgien, le futur baron Percy, décrit les mêmes symptômes chez des Bretons qui viennent grossir les rangs des armées de la République. Point de Ranz des vaches, mais des soldats qui, eux aussi, dépérissent lorsqu’ils sont séparés de leurs camarades venus du même pays. Et comme les Suisses un siècle plus tôt, certains en meurent ! Mais quand ils ont la chance de rentrer chez eux, ou celle de trouver un camarade qui comme eux parle breton, alors leur état s’améliore.

La nostalgie va encore connaître de belles heures avec la conscription. On décrit alors des jeunes soldats qui soupirent après leur pays, notamment au cours de la Première Guerre mondiale parmi les soldats basques. De leur côté, les Anglais décrivent chez les prisonniers un dépérissement, un état dépressif qui peut aller jusqu’à la mort. Chez ceux qui tentent l’évasion, les cas de nostalgie sont très rares voire absents.

Il ne se trouve guère que quelques auteurs, antimilitaristes ou partisans d’une armée de métier, pour se demander si ce n’est pas le fait d’être assujettis aux obligations militaires qui pourraient entraîner un tel tableau clinique.

Peut-on imaginer qu’un chant, aussi beau soit-il, puisse causer autant de dégât sur le moral des troupes ? Pour l’anecdote, afin de décourager les soldats allemands lors du siège de Stalingrad, l’Armée Rouge diffusait des tangos réputés causer de la mélancolie… Un son, un paysage, une odeur peuvent donc avoir un effet sur la mémoire et les affects. Mais pour comprendre le phénomène, il faut chercher plus loin que ce « simple » effet neurophysiologique des zones profondes du cerveau.

Le Ranz pour les Suisses, comme leur langue pour les soldats bretons, sont autant de signes d’appartenance fondateurs d’une identité. S’adapter, c’est changer, accepter de se défaire d’anciennes habitudes et adopter de nouveaux comportements, de nouvelles pensées. Le jeune engagé, lorsqu’il part de chez lui et rejoint son affectation, doit s’adapter à un nouvel environnement. Il y a d’abord la confrontation entre la réalité et l’imaginaire de la vie militaire. Il faut affronter un monde où les règles, explicites et implicites, sont différentes. Il lui faut aussi accepter que les liens affectifs avec ses parents et ses amis soient distendus.

La nostalgie a valeur de refuge. Elle se rapporte au temps de l’enfance, un temps long, de sécurité, de satisfaction, de plénitude. Les histoires de nostalgie sont toujours liées à un terroir. Ce terroir, c’est la terre d’origine, le paysage et les mots de l’enfance.

Un dernier point : la relation entre la nostalgie et la « culture » militaire. Les militaires sont des déracinés. Ils ont fait le choix de quitter leur famille pour une école de formation parfois située loin de chez eux. Les mutations se font ensuite dans la France entière et outre-mer. Ou inversement, c’est un homme ou une femme originaire des départements ou des territoires ultramarins qui quittent leur famille et leur culture.

Le soldat nostalgique par le souhait qu’il émet de retrouver sa patrie peut être en but à l’incompréhension ou même à l’agressivité de ses supérieurs. Dans certaines unités qui accueillent un important contingent de militaires venant de territoires d’outre-mer, les cérémonies collectives, les traditions ont une fonction d’apaisement nostalgique ; c’est le cas dans la plupart des unités d’infanterie de marine.

Et si les Suisses du roi de France avaient pu prendre le tgv Versailles/Genève le vendredi soir pour revenir le dimanche ? Si les Bretons de Percy avaient eu un portable pour garder, avec leur langue natale, un contact régulier avec ceux de leur pays ? La technologie a rapproché les gens donnant parfois l’illusion d’abolir les distances. Mais la nostalgie n’est pas, seulement, une affaire de distance. Elle est le désir de ne pas se séparer d’un âge d’or : l’enfance, la famille, le terroir, tout en sachant que ce temps est révolu et que le retour est impossible.

1 On retrouve des résonnances de cet air dans l’opéra Guillaume Tell de Rossini.

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