N°32 | Le soldat augmenté ?

Yann Andruétan

À quoi rêvent les soldats électroniques ?

Entrée dans sa période classique au xxe siècle, la science-fiction doit beaucoup à deux philosophies politiques filles comme elle du siècle précédent : le libéralisme et le socialisme. Elle a donc conçu la guerre à l’image des idéaux de ces deux courants : elle la fascine et, en même temps, la dégoûte. Ainsi, aucun des héros de Jules Verne, le grand précurseur, ne sont des militaires, mais, pour la plupart, des scientifiques ou des explorateurs. Seules exceptions : les concepteurs de l’obus Columbia dans De la Terre à la Lune, mais ce sont des retraités, et Cyrus Smith dans L’Île mystérieuse, mais qui est plus ingénieur qu’officier du génie. À l’instar de l’écrivain, le héros « vernien » croit au progrès et est plutôt socialiste. Pour lui, la guerre est un fléau qu’il faut éradiquer. Certes Nemo veut se venger des Anglais, mais aussi supprimer la guerre, comme Robur, l’autre « génie du mal ». Verne annonce même le potentiel destructeur des armes modernes : sous-marin (Vingt mille lieues sous les mers, 1870), machine volante (Robur le conquérant, 1886 ; Le Maître du monde, 1904) ou encore obus (Les Cinq Cents Millions de la Bégum, 1879 ; Face au drapeau, 1896).

La science-fiction est d’abord un objet de distraction. Mais pas seulement. Hugo Gernsback, l’inventeur du mot dans les années 1930, aimait à dire que ses lecteurs seraient mieux préparés à l’avenir que les autres. Le genre ne cherche pas à prédire, mais à comprendre les enjeux pour notre temps des transformations à venir. Cette réflexion est très présente à la fin du xixe siècle et marque Jules Verne, Albert Robida et, plus tard, Herbert George Wells. Ainsi, certains auteurs, mais aussi des militaires et des scientifiques s’interrogent sur le pouvoir des nouvelles armes comme l’obus ou les machines volantes. La guerre civile américaine, celle de 1870 en France, puis celle qui oppose la Russie et le Japon ont montré leur pouvoir destructeur. Bien que sur un mode comique, Robida décrit un conflit futur où dominent l’arme aérienne et les bombardements. Dans Les Cinq Cents Millions de la Bégum, Verne évoque une bombe à éther qui gèle l’ennemi sur place et qui préfigure les armes de destruction massive. Wells, quant à lui, fait le récit des affrontements entre chars d’assaut bien avant la Première Guerre mondiale. De façon parallèle, Régis, un psychiatre, est persuadé dès les années 1905 que la guerre qui s’annonce provoquera de nombreuses pertes psychiques à cause du pouvoir destructeur et vulnérant des nouvelles armes.

La science-fiction s’est intéressée à la guerre, de façon parfois très indirecte, à travers quatre grands thèmes : la technologie, le rapport au temps et à l’information, l’amélioration du combattant et l’interface homme-machine.

  • Les marteaux de Vulcain1

Jusqu’à une époque encore récente, ce qui caractérisait l’Homme était sa capacité à imaginer, à produire et à utiliser des outils de plus en plus complexes. Dans cette conception progressiste de l’évolution, l’outil lui avait apporté un avantage indéniable, assurant sa domination sur la nature. L’arme symbolisait l’ingéniosité humaine, mais aussi le pouvoir de l’homme sur la nature et sur ses semblables2. Jusqu’à la Première Guerre mondiale, la technologie était donc bonne par essence. C’est l’époque du positivisme triomphant dont on retrouve l’écho chez Jules Verne, en particulier dans L’Île mystérieuse (1875), où le héros, Cyrus Smith, et ses compagnons vont créer à partir de rien tout le confort de la civilisation moderne. Mais la graine du pessimisme est en fait plantée avant même la Grande Guerre par HG Wells. La Guerre des mondes (1898) est sans doute le premier roman de science-fiction dans son sens moderne. Il décrit l’écrasement de l’humanité par des extraterrestres qui la réduisent à l’état de bétail. La technologie ne recèle-t-elle pas les germes de notre destruction ? Ce que les deux bombes atomiques ne feront que confirmer…

À la suite des deux conflits mondiaux, des philosophes et des intellectuels se sont interrogés sur la nature de la technologie et certains ont envisagé de limiter son pouvoir, voire de l’interdire. Pour Martin Heidegger, la technologie constitue un risque de rupture avec l’« Étant » et une possible domination des objets sur l’Homme. Hans Jonas, lui, voit dans l’innovation technologique une source potentielle de destruction et envisage d’interdire certains usages. Ce n’était pas la première fois que l’on pensait limiter l’utilisation de certaines technologies, notamment militaires. Au Moyen Âge, lorsque se popularisèrent l’arbalète puis les armes à feu, l’Église envisagea de les interdire. Les raisons n’étaient pas humanitaires. Le risque était de voir l’ordre social bouleversé : avec ces nouvelles armes, un roturier pouvait – il le fera d’ailleurs – tuer un noble sans même prendre de risque. Seul le shogunat Tokugawa au Japon, arrivera, au début du xvie siècle, pour des raisons relativement identiques, à interdire les armes à feu, et cela jusqu’à son effondrement dans la seconde moitié du xixe siècle.

La science-fiction voit le futur des armes comme un mélange entre l’armure et le char. C’est Robert A. Heinlein qui, dans Starship Troopers (Étoiles, garde-à-vous, 1959), imagine une armure intégrale qui protège le fantassin, lui apporte un surcroît de force et d’endurance, et lui permet de transporter plus d’armes et d’un calibre plus important. Cette armure autonome a contaminé l’ensemble de la science-fiction et de la pop culture. On imagine mal une guerre du futur sans fantassin équipé d’une telle protection. Elle incarne la fusion de l’homme, de l’armure et de l’arme. L’individu devient lui-même un char de bataille vivant. Cette armure de combat épouse son corps, en est une extension, et ce dernier devient une arme. Le soldat n’est plus celui qui porte une arme et donc la violence, mais devient ontologiquement cette arme. Jusqu’alors, celui qui voulait se rendre jetait son arme et son uniforme. Mais quand l’arme est l’extension du corps, peut-on l’abandonner ?

Malgré tout, et quoi qu’en pense le profane, la science-fiction, du moins une partie de ses auteurs, ne croit pas à la technologie pour elle-même. Au contraire, on y lit souvent une véritable méfiance envers elle. Ainsi, dans Dune, le chef-d’œuvre de Frank Herbert, on se bat au couteau parce que l’usage d’un champ de force rend impossible l’utilisation de lasers. Dans La Guerre éternelle de Joe Haldeman, l’invention, là encore, d’un champ de force neutralise les armes balistiques et à énergie ; les combattants s’affrontent à coups d’épée ou de massue.

Le recours à la technologie n’est donc pas la solution vers moins de violence ou vers une transformation de celle-ci. Il finit même par en faire ressurgir des formes archaïques soit en neutralisant (obus versus cuirasse), soit en se surspécialisant (conflit asymétrique). Le robot utilisé comme combattant incarne cette impasse. Il est incapable d’affronter véritablement la menace, comme dans Star Wars ou Aliens, voire constitue lui-même une menace pour l’humanité en se retournant contre elle, tel le Terminator dans le film éponyme. D’un point de vue structural, il ne s’agit que d’un renouvellement du chef-d’œuvre de Mary Shelley : Frankenstein.

  • Glissement de temps sur Mars
  • Le médium est plus important que le message.

Dans Aliens, le film de James Cameron sorti sur les écrans en 1986, un groupe de combat de Colonial Marines est chargé d’enquêter sur le silence d’une colonie établie sur une planète lointaine. Ils vont découvrir qu’elle a été éradiquée par des monstres extraterrestres. L’équipement de ces soldats est étonnamment proche de ceux que nous connaissons aujourd’hui. Le choix du cinéaste est de faire vrai : les Marines portent des protections, leurs armes sont balistiques et certains possèdent un exosquelette pour transporter des armes lourdes ; ils utilisent même des robots de combat. L’un des points intéressants est l’usage de la technologie que fait le commandant de la section. Chaque Marine est doté d’une caméra, d’un système de positionnement, d’une radio individuelle et d’un moniteur biologique indiquant son rythme cardiaque. Cameron, encore une fois, ne fait qu’extrapoler des technologies existant à la fin des années 1980. Le lieutenant ne commande pas directement. Il reste à l’abri de son véhicule. Il perd la réalité du terrain et, finalement, tous ses hommes.

Les technologies de l’information créent l’illusion que nous vivons les choses dans le même temps, qu’il existe une synchronie des émotions. L’usage du téléphone portable comme des réseaux sociaux permet de partager immédiatement paroles et images. Comme le lieutenant avec ses Marines, on peut savoir en permanence où se trouvent nos proches. Mais existe aussi un effet ascendant moins bien évalué. En août 2009, un attentat a été perpétré sur l’aéroport de Kaboul. Les familles en furent informées par les images avant même les personnels militaires présents sur place ! Si ces derniers n’avaient pas l’impression d’être en danger, ce sont les messages angoissés de celles-là qui les ont affectés.

Ce que montre la science-fiction – elle ne fait qu’extrapoler –, c’est l’illusion que le médium et le message ne font plus qu’un. Certains auteurs imaginent d’ailleurs l’évolution finale de l’homme : une somme d’informations s’incarnant dans différents drones. Les individus pourraient même se dupliquer et partager une multiplicité de points de vue.

Comme le montre Cameron dans Aliens, la tentation est finalement de contrôler, ou au moins de brider, l’autonomie du combattant grâce à la technologie. Depuis la Première Guerre mondiale, l’initiative a été en partie laissée aux échelons les plus proches du combat. Ce ne sera peut-être pas le cas dans la guerre du futur.

  • Tout est relatif

La guerre transforme ceux qui la font. Les médias, la téléphonie comme les réseaux sociaux fournissent l’illusion que nous pouvons partager en temps réel nos émotions. Les choses commencent à vaciller lorsque le décalage horaire est important ou quand, comme dans un sous-marin, les contacts ne sont plus possibles. Qu’en est-il lorsque l’éloignement se compte non pas en milliers de kilomètres mais en années-lumière ? Joe Haldeman illustre la désynchronie progressive entre les combattants et la société. La Guerre éternelle se déroule entre l’espèce humaine et une mystérieuse race extraterrestre dont on découvre la nature à la fin du roman. Les humains sont capables de voyager dans l’espace en empruntant des raccourcis dans l’espace-temps. Leurs vaisseaux se déplacent à la vitesse de la lumière. Ils sont donc soumis aux distorsions énoncées par Albert Einstein : plus on s’approche de la vitesse de la lumière, plus le temps « ralentit » par rapport au référentiel. Ainsi, quand le héros, le soldat Mandela, effectue sa première mission d’une durée de deux ans, il s’en écoule plus de vingt sur Terre. Et lorsque sa carrière s’achève, mille ans sont passés. Il est devenu un étranger, presque un extraterrestre. La Terre est désormais une ruche constituée de clones issus d’un unique individu. Une transformation radicale qui a entraîné la paix puisque l’adversaire possède une société comparable : les raisons de se battre ont disparu.

Depuis quelques années, la plupart des armées occidentales engagées sur des fronts lointains ont mis en place des dispositifs de fin de mission, des sas, dont la fonction est de permettre aux combattants de se réaccorder avec le temps du quotidien. Mais le risque n’est-il pas, à la longue, de sacraliser ce moment et d’isoler les deux temps en voulant empêcher toute porosité ? Il y aurait le temps de la guerre et le temps de la paix, qui s’excluraient mutuellement et dont il ne faudrait pas parler puisque le sas serait fait pour cela. Le risque est d’exclure progressivement, comme le montre Heinlein, Haldeman, mais aussi Star Wars, une partie de la population de la guerre au nom de la paix, ce qui revient à saper les fondements de la démocratie.

  • Substance mort

La possibilité de transformer un simple soldat en guerrier est sans doute aussi vieille que la guerre. Les anciens Celtes comme les Scandinaves savaient entrer dans des états de fureur guerrière. Les Romains poussaient le fameux barritus autant pour se donner du courage qu’effrayer l’ennemi. Et Ardant du Picq, lorsqu’il évoque la force morale d’une armée, montre bien que le problème n’est pas tant d’avoir les meilleures armes ou une supériorité numérique ; il faut posséder un peu plus que cela.

Lorsque les scientifiques ont pris conscience que tout dans le cerveau était seulement une affaire de chimie et que l’on pouvait agir sur elle, il n’y a plus eu qu’un pas à franchir pour imaginer modifier le comportement d’un humain et donc d’un soldat. Avant l’invention de la chimie moderne, la plupart des substances utilisées par des forces armées en campagne avaient deux buts : soigner et « anxiolyser ». La Royal Navy a par exemple beaucoup eu recours au gin mélangé au jus de citron pour éviter le scorbut. L’alcool est aussi un relativement bon anxiolytique, car il diminue la sensation de peur. Dans Batailles, Hervé Drévillon décrit à la bataille d’Iéna une armée russe avinée3. La limite de son usage est qu’il provoque une somnolence qui nuit à l’efficacité du combattant. Ce qui relativise les récits rapportant des assauts menés par des combattants totalement ivres et donc incontrôlables…

Le combat moderne a rendu nécessaire d’augmenter l’attention du combattant et de diminuer sa vulnérabilité à la fatigue. L’entraînement physique en est la conséquence ainsi que les recherches sur les amphétamines, comme la Benzédrine des pilotes anglais lors de la Bataille d’Angleterre. Ces molécules, utilisées dans les deux camps lors de la Seconde Guerre mondiale, étaient censées aiguiser l’attention du soldat et le maintenir éveillé. Si elles possèdent effectivement ces capacités, elles ont pour effets secondaires de créer une accoutumance et une addiction puissante, ainsi que de modifier le psychisme de son utilisateur. Pierre Clostermann rapporte dans Le Grand Cirque (1948) l’usage qu’il faisait des barbituriques pour combattre le stress avant une mission.

La science-fiction use largement de la chimie. Le soldat du futur est un drogué, comme chez Haldeman. Grâce aux molécules, il ignore la peur et ne ressent ni douleur ni fatigue. Dans Zone de feu émeraude, de Lucius Shepard, œuvre à la limite du genre, les soldats sont drogués afin d’affronter l’horreur des combats. Et les combattants homosexuels subissent une castration chimique le temps de leur engagement pour ne pas éprouver de pulsions sexuelles.

Le conditionnement, sous une forme ou sous une autre, est lui aussi sans doute aussi ancien que la guerre elle-même. Il s’agit de construire un ennemi contre lequel le simple soldat ait envie de se battre. Dans le combat moderne, il faut en plus le familiariser au champ de bataille. Pendant la Seconde Guerre mondiale, les Anglais et les Américains ont tenté de conditionner certains de leurs officiers à la haine de l’ennemi et à l’ambiance du champ de bataille. Dans des war schools, ils visionnaient des films de propagande et étaient soumis toute la journée à des bruits d’arme et d’explosion… Ce fut un échec. Le taux de stress était tel que beaucoup furent déclarés inaptes au combat et même réformés !

  • Les dieux venus du Centaure

Jules Verne veut croire que le progrès technique amènera un progrès de l’humain qui supprimera les guerres. C’est le propos des Cinq Cents Millions de la Bégum au travers de l’utopie hygiéniste de Franceville. Dans Fondation (1951), Isaac Asimov fait dire à son héros/prophète/démiurge, Hari Seldon, que la violence est le dernier refuge de l’incompétence. La guerre doit cesser par le simple progrès qui, en fait, annonce la fin de l’histoire. Dans ces conditions, la guerre est-elle encore possible et si oui contre quel ennemi ? Il ne peut s’agir d’un ennemi rationnel. Le progrès supprimant toute source de malentendu et permettant d’éliminer la violence dans le règlement des conflits, comme le propose Asimov avec la psychohistoire, l’adversaire ne saurait être humain. Il ne peut être que radicalement autre : extraterrestre.

L’extraterrestre incarne l’altérité dans sa plus grande radicalité. Il se fond dans une figure paradoxale qui allie à la fois le barbare, destructeur de civilisations et prédateur, et le surhomme, imposant sa loi à l’inférieur. Les Martiens de Wells en sont l’illustration la plus parfaite. Ils veulent asservir l’humanité en détruisant la civilisation, mais ils sont aussi les derniers représentants d’une culture ancienne et brillante. Pour représenter cet Autre ultime, l’extraterrestre est le plus souvent identifié à un insecte (Starship Troopers), une méduse ou un poulpe (La Guerre des mondes). Des espèces objets de répulsion et qui véhiculent un imaginaire qui les rend inquiétantes parfois jusqu’à la phobie. Quand l’extraterrestre est humanoïde, existe la possibilité d’une entente comme dans Le Jour où la Terre s’arrêta de Robert Wise (1951) ou encore Star Trek, la série créée par Gene Roddenberry (1966) où les ennemis d’hier deviennent les alliés d’aujourd’hui.

Dans Le Cycle d’Ender (1977), Orson Scott Card développe le concept de hiérarchie de l’exclusion. Il catégorise les différentes espèces humaines et extraterrestres par rapport à un type idéal : l’humain terrien. Il y a ainsi les humains de la Terre, les humains venant d’autres planètes colonisées, les autres espèces avec lesquelles on peut communiquer et celles avec lesquelles aucune communication n’est possible. Il est considéré comme moral de combattre et même d’éradiquer la dernière catégorie, ce qui sera le cas avec les doryphores.

Face à ces ennemis, la guerre est toujours une guerre d’extermination. Les extraterrestres veulent conquérir la Terre ou ses colonies. La violence peut alors s’exprimer sans entrave. Qui pense aux émotions d’une fourmi lorsqu’il l’écrase ? Il n’y a plus de retenue et toute critique est une trahison. Chez Heinlein, il n’y a jamais ni compassion ni interrogation sur le sens du conflit. La stratégie est évidente : il ne peut y avoir que disparition de l’un ou l’autre. C’est sur ce point qu’il faut lire Starship Troopers au second degré. Comme tous les Américains de sa génération, Heinlein a été marqué par la Seconde Guerre mondiale et, en libertarien, il s’interroge en fait sur ce que peut imposer une société au nom d’une cause perçue comme juste. Il montre comment la guerre transforme la société totalement et jusque dans ses fondements. Ce n’est plus de la politique, mais bien de la biopolitique au sens de Foucault, puisque dans La Guerre éternelle le pouvoir impose aux citoyens la nature de leur choix sexuel au nom de l’effort de guerre. La société terrienne se transforme à tel point qu’elle devient radicalement autre à son tour. L’avertissement de Nietzsche hante ces pages : ne combats pas les monstres parce que tu deviendras un monstre… La société humaine – l’est-elle encore ? – finit par ressembler à son adversaire, ce qui annule les raisons de la guerre.

Le lecteur, comme le combattant humain, se trouve déculpabilisé de sa propre violence. Il n’y a plus d’empathie possible puisque rien chez l’adversaire ne nous rappelle à nous-mêmes : aucune « mêmeté » ou identité. Mais il s’agit aussi d’une mise en abîme : jusqu’à quel point la violence est-elle légitime ? La conclusion du roman d’Haldeman sonne comme un avertissement : l’ennemi, aussi détestable et haïssable soit-il, peut devenir un allié et même un ami.

  • Les machines à illusion
  • Chevalerie du futur

S’il est difficile et coûteux d’entretenir de grandes armées, si on ne peut être assuré de l’efficacité des soldats ou de leur emploi, et si la menace d’un conflit classique sur le territoire national est très peu probable, pourquoi ne pas préférer à l’avenir des soldats d’élite ? Les commandos, par des actions discrètes et secrètes, neutraliseront les structures de commandement de l’adversaire ou même ses chefs. Il n’y a donc plus de nécessité à entretenir plusieurs milliers d’hommes. Et même si le matériel des commandos est coûteux, le faible volume de ces unités rend cela supportable. On limite même les pertes et donc leur portée dans l’opinion publique. On supprime jusqu’à l’idée même de guerre !

Une certaine littérature s’en est fait largement l’écho ; le plus connu des auteurs de ce courant est sans conteste Tom Clancy. Et la science-fiction s’est elle aussi emparée de ce thème. La guerre future serait l’affaire de guerriers appartenant à une caste dont la fonction serait de protéger la société. Par un curieux détour, ces auteurs font l’apologie d’une société qui doit plus à l’Antiquité qu’à la modernité.

Le meilleur exemple est sans conteste Star Wars. Ce monument de la pop culture véhicule une idéologie inquiétante. La guerre est le domaine des Jedi qui incarnent une élite à la fois guerrière et mystique ainsi qu’une force de police. Ils ne rendent de comptes à personne et la justification implicite à cet état d’exception est qu’ils incarnent le Bien. Ces chevaliers possèdent des pouvoirs surnaturels, la Force. Les trois premiers épisodes ont pour objet le récit de la prise de pouvoir par l’empereur derrière lequel se cache l’opposé maléfique des Jedi. Pour épargner la société du poids de la guerre, on a recours à la production de soldats en masse. D’un côté, les combattants sont des clones d’un être unique produit à des millions d’exemplaires dont les Jedi assurent le commandement. De l’autre, il s’agit de robots doués de conscience. La spéciation est donc poussée à son extrême : le soldat n’est plus un citoyen, mais un outil pouvant être produit à volonté.

Dans Star Wars, la guerre est un spectacle où la seule émotion est celle de l’excitation jubilatoire. À aucun moment un personnage ne s’interroge sur le bien-fondé ou l’éthique de la guerre. Envoyer des clones à la mort, détruire des centaines de robots de combat ne provoque jamais un doute. La psychologie est réduite et pour le moins monolithique. Star Wars incarne le degré zéro de la réflexion polémologique. L’aristocratisation de la fonction guerrière, incarnée par des surhommes (et des surextraterrestres), écarte les émotions. Le guerrier n’éprouve rien quand il exerce la violence. Star Wars illustre le risque des guerres futures : l’anonymisation des combattants permet d’amoindrir le choc des pertes ; on ne peut d’ailleurs parler de pertes puisque tous les combattants sont identiques et interchangeables.

  • Les marchands d’illusion

Le Cycle d’Ender a marqué le genre. Orson Scott Card y décrit une guerre contre un ennemi radicalement autre et insectoïde : les doryphores. Des enfants sont sélectionnés dès leur plus jeune âge pour leur intelligence et leur sens de la stratégie afin de devenir les futurs officiers de l’armée terrienne. Ender est le plus brillant d’entre eux. Il élabore en simulateur une stratégie qui détruit entièrement les doryphores. Or il s’agissait d’une véritable bataille. Ender le découvre et se trouve écrasé par la culpabilité de ce « xénocide ».

J’ai déjà évoqué le rapport à l’ennemi et à l’autre que développe brillamment Scott Card dans son roman et ses suites. Mais il s’interroge aussi sur le rapport au virtuel et au réel. Ender conçoit sa stratégie d’éradication parce qu’il pense qu’il s’agit d’un jeu, d’une illusion. Le jeu a plusieurs fonctions : la socialisation, le plaisir, l’apprentissage… Mais il permet aussi d’apprendre à faire la guerre. Il n’existe pas à ma connaissance d’étude anthropologique sur le sujet, mais il est frappant de constater la permanence dans les cours de récréation des jeux de « prédation » (on poursuit et on attrape un camarade) ou de camouflage (il faut se cacher). Le jeu tient une place fondamentale dans l’entraînement du soldat qui simule des affrontements urbains dans des villages reconstitués. Le but est clair : conditionner le combattant aux réalités du terrain. Dans le même temps, certains jouent à l’airsoft, une réplique d’arme parfois très réaliste, ou vont se grimer en taliban en affirmant qu’il ne s’agit que d’un jeu. Aux États-Unis, certains services de recrutement sont allés jusqu’à utiliser des jeux de guerre populaires sur console pour attirer de jeunes recrues. L’idée était d’établir une proximité entre le jeu et la vie de soldat, mais aussi de laisser penser que l’excitation du jeu est la même au combat !

Fonder la critique du virtuel sur sa virtualité n’est pas à mon sens pertinent. Certes, le virtuel n’est pas le réel. Mais le cerveau fonctionne en quelque sorte de façon virtuelle. Il ne crée pas un modèle du monde à partir des sens. C’est plutôt l’inverse qui se produit : la représentation précède la sensorialité, qui ne sert qu’à tester la validité du modèle. Le jeu est justement un espace intermédiaire entre le réel et l’imaginaire qui permet de tester et d’intégrer le « comme si ». Le plus troublant avec les représentations virtuelles est leur capacité par l’immersion à créer ou à inhiber les affects. Le recruteur qui use d’un jeu sait parfaitement que les candidats savent faire la différence entre le virtuel et le réel. Mais il sait aussi qu’ils veulent ressentir l’exaltation du jeu pour de vrai ! À l’inverse, quand elle devient technique, la représentation permet de mettre à distance les émotions et de ne rien ressentir face à l’horreur.

  • Tomber mes larmes dit le soldat

La science-fiction a toujours échoué à décrire le futur. Et quand elle y parvient, c’est bien malgré elle. Si on prend comme référence ce qu’imaginaient les auteurs des années 1950-1970 pour les années 2000, soit nous devrions posséder des voitures volantes et vivre sur la Lune, soit la Terre aurait été bouleversée par une guerre nucléaire et serait peuplée de mutants… Les guerres contemporaines sont d’ailleurs un défi à toute tentative de prévision. Les quelques auteurs qui se sont risqués à l’exercice de la guerre-fiction, Tom Clancy par exemple, imaginaient l’affrontement de divisions blindées dans les plaines allemandes dans une débauche de technologie guerrière. Or l’ennemi d’aujourd’hui se bat avec des armes créées au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et connues pour leur rusticité.

Ce qui est nouveau, et que personne n’avait véritablement envisagé, à l’exception peut-être de Philip K. Dick ou encore de John Brunner, c’est l’éruption dans la guerre de technologies purement civiles. Les adversaires du monde occidental pourraient-ils mener leurs actions sans Internet ou téléphone portable ? La technologie a débordé l’art de la guerre de façon inattendue. Ce qu’aucun écrivain n’avait non plus imaginé, c’est le retour de l’individu. Heinlein comme Haldeman sont prisonniers d’une représentation de la bataille héritée de la Seconde Guerre mondiale : de gros bataillons où le soldat est anonyme. Or, aujourd’hui, le nom de chaque soldat tombé en Afghanistan, au Mali ou en Centrafrique, par exemple, est connu, comme ceux des terroristes auteurs des attentats à Paris en 2015. Il n’y a plus de soldat inconnu !

Pour le soldat du futur, le risque est d’être réduit à un objet enfermé dans une armure de combat, conditionné par divers moyens neurobiologiques et finalement remplaçable. L’affect occupe donc une place centrale parce que la plupart des enjeux tournent autour de lui. Ender, pensant avoir affaire à une simulation, commet un xénocide parce qu’il ne ressent rien face à l’ennemi ; Mandela est conditionné pour n’avoir aucun sentiment au combat ; Rico éprouve même du plaisir à tuer ; et les Jedi ne semblent pas vraiment concernés, seul compte leur duel millénaire contre les forces du mal.

L’ennemi du combattant du futur n’est ni la technologie ni un adversaire de plus en plus déterminé et dont la seule arme véritablement efficace serait le fanatisme. L’ennemi est désormais intérieur. Après avoir lu S.L.A. Marshall et ses très discutables conclusions sur l’efficacité du soldat au combat, les militaires américains ont revu leur méthode d’entraînement et d’aguerrissement pour dépersonnaliser la recrue et en faire un guerrier. On a imaginé construire le guerrier parfait grâce au progrès et à la suppression des émotions génératrices de mal-être, d’inefficacité et causes d’attrition. Or il faut aussi un temps pour les larmes !

1 Pour les lecteurs profanes et qui s’interrogeraient sur les titres, ces derniers sont tous issus de l’un des plus grands auteurs de science-fiction, Philip K. Dick, à qui on doit notamment Blade Runner.

2 Il suffit pour s’en convaincre de voir la scène finale de la première partie de 2001 l’odyssée de l’espace (Stanley Kubrick, 1968), où le clan d’hominidés jusqu’alors dominé par d’autres clans et les bêtes sauvages prend le contrôle du point d’eau grâce à une arme, un caillou en l’occurrence.

3 Hervé Drévillon, Batailles. Scènes de guerre de la Table ronde aux tranchées, Paris, Le Seuil, 2007.

Faut-il laisser pleurer le sol... | A. Éon
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