N°39 | Dire

Yann Andruétan

Le son du silence

Il faut parler, ne rien laisser au silence. Nous sommes aujourd’hui invités par les médias, par nos proches, à tout dire. Se taire est suspect parce que laissant penser que quelque chose est dissimulé. Combien de patients viennent consulter un psychiatre ou un psychologue en débutant la consultation par : « On m’a dit de venir parler. » Il y a une injonction à « libérer la parole », pour reprendre une expression à la mode. Comme si dire était plus important que de se taire. Et ce quelles qu’en soient les conséquences.

Depuis vingt ans, la psychiatrie militaire appartient aux spécialités dites « de l’avant » dans les armées, aux côtés de la chirurgie et de la réanimation. C’est un progrès. La présence d’un psychiatre est désormais admise et même réclamée par les chefs comme par les soldats. Dès qu’un événement potentiellement traumatique se produit, le psychiatre ou le psychologue se déplace et organise un débriefing. Le psychotrauma, espt, ptsd – on ne sait plus très bien comment le nommer –, est devenu une blessure comme les autres. Les vétérans des guerres précédentes avaient leurs amputés et leurs gazés, les conflits modernes ont leurs traumatisés. La prééminence du trauma est telle que l’on ne peut plus penser l’événement, grand, petit, monstre ou sphinx, sans penser la trace qu’il peut laisser sur l’esprit. Le traumatisé est devenu le grand témoin des faits et semble ajouter de l’authenticité à la parole. La question est : le trauma ne vient-il pas déplacer d’autres discours ou n’en rend-il pas d’autres inaudibles ?

  • Hello Darkness

En 1755, le tremblement de terre de Lisbonne a profondément marqué le Portugal, mais aussi l’Europe entière. Voltaire l’a décrit dans son Candide. Des pages savoureuses, mais éloignées de la réalité, dont l’intérêt tient dans la description des réactions de la population. Or les conséquences psychologiques de cette catastrophe ne sont pas évoquées, à l’exception de celles du roi, qui semble avoir souffert par la suite d’une agoraphobie l’empêchant de vivre dans des lieux fermés. Voltaire raconte en revanche comment la population de Lisbonne cherche des boucs émissaires et notamment l’un d’entre eux soupçonné d’être juif.

Aujourd’hui, il est une évidence qui ne suscite pas d’interrogation : un événement, a fortiori une catastrophe naturelle comme à Lisbonne, a des conséquences psychologiques. Mais comme toutes les évidences, celle-ci mérite qu’on s’y attarde un peu. L’événement marque au premier sens du terme. Ainsi l’histoire d’une vie est d’abord faite de l’agencement, de la « mise en intrigue », comme l’écrit Paul Ricœur, de ce que nous avons vécu. Des faits petits ou grands, qui n’ont de signification que personnelle. Nous sommes faits de l’étoffe de nos souvenirs, des traces mnésiques des événements vécus. Une trace universelle, à tel point que lorsque la mémoire fait défaut, on se réinvente une vie, une histoire.

Souffrir de cauchemars qui rappellent des combats passés est parfois le signe d’un trauma ; c’est tenu aujourd’hui comme un fait. Avant les années 1850, revivre des événements anciens, surtout pour de vieux soldats, était de l’ordre de l’ordinaire. Shakespeare fait dire à Mercutio dans le monologue du premier acte de Roméo et Juliette que les vieux soldats sont réveillés par les souvenirs de combats passés1 ; les coloniaux rentraient des tropiques avec la malaria et avec des cauchemars. Pourquoi 1850 ? Parce que c’est à cette date que, pour la première fois, des neurologues anglais décrivent chez des victimes d’accidents de train des symptômes où nous reconnaissons le psychotrauma.

Aujourd’hui, le trauma est considéré par beaucoup comme une réponse normale à un événement extraordinaire. Le terme normal est à souligner, parce qu’il montre que le trauma est une norme, alors que statistiquement ce n’est pas le cas. Or qui dit norme dit normalité et donc réponse globale. Il n’y aurait qu’une réaction possible à l’horreur : le trauma. Mais est-il pertinent de réduire les écrits de Jorge Semprùn ou de Primo Levi à la seule expression d’un trauma ? Peut-être tous deux ont-ils souffert de tels troubles, mais leurs écrits sont plus importants car ils nous éclairent sur la nature humaine.

  • I come to talk with you again

Pour comprendre les enjeux autour du trauma psychique, il faut revenir à l’invention du ptsd. Le terme même d’invention peut paraître étonnant concernant une entité clinique : on n’invente pas une maladie, on la découvre, on l’identifie et on la décrit ; on ne construit pas une maladie. Néanmoins, il y a dans l’histoire du ptsd une part de construction sociale et politique.

La blessure psychique est un souci ancien dans l’armée américaine. Dès 1916, cette dernière avait envoyé un observateur auprès des Français et des Anglais pour s’inspirer de leur doctrine de prise en charge psychologique sur le terrain. Et en 1940, ému du nombre important de pensions pour névroses de guerre, son service de santé avait mis en place sur le terrain une structure très serrée de psychiatres – comme le prouve le documentaire de John Huston Let there be Light (Que la lumière soit), il était en avance dans le traitement des psychotraumas. Or, au début des années 1970, des vétérans du Vietnam ne sont pas satisfaits des soins que l’administration leur apporte. Avec des psychiatres civils engagés comme eux dans la condamnation de la guerre et la lutte contre la poursuite de l’engagement vietnamien, ils organisent un circuit de soins parallèle à celui mis en place par l’armée, afin de permettre aux anciens soldats d’échapper à l’administration. Il s’agit de se libérer de la contrainte d’une version « officielle » de la guerre.

Beaucoup de ces vétérans décrivent des symptômes que les psychiatres vont nommer Vietnam War Syndrom – s’ils avaient lu ce qu’Abram Kardiner décrivait dans les années 1940, ils auraient reconnu la névrose de guerre identifiée depuis 1907. En nommant ainsi le syndrome, se crée un lien entre le Vietnam et une maladie. L’idée est bien de lier la guerre à la folie par une causalité directe. Si le lien est avéré, alors et comme pour n’importe quelle blessure imputable au service, cela ouvre droit à pension.

Mais pour qu’il y ait reconnaissance, il faut une maladie identifiée ou indentifiable. Or, si la névrose de guerre ou la névrose traumatique sont connues de la psychiatrie militaire, les vétérans refusent d’entrer dans ces catégories qui, selon eux, ne disent rien de leurs souffrances.

Dans les années 1970, la psychanalyse est entrée dans une longue phase de décadence aux États-Unis et se trouve contestée dans les universités américaines. En effet, les sciences cognitives connaissent alors une explosion conceptuelle, d’autant plus qu’appliquées à la thérapie elles font la preuve scientifique de leur efficacité, tandis que, parallèlement, Freud et son enseignement sont attaqués, notamment par les mouvements féministes qui reprochent au médecin viennois d’avoir abandonné sa première théorie du trauma pour celle du fantasme. Au début, Freud pensait que l’hystérie avait pour origine un réel abus sexuel, mais ne pouvant imaginer qu’il y ait eu autant d’abus dans la bonne société viennoise, il élabore bientôt l’idée qu’il s’agit en fait d’un fantasme, réprimé et refoulé dans l’inconscient, faisant retour par les symptômes hystériques. Pour les féministes, il a délibérément occulté la réalité sordide des abus sexuels ; l’hystérie freudienne n’existerait donc pas et il n’y aurait que des femmes traumatisées par des abus subis dans l’enfance.

Les revendications des vétérans et celles des féministes vont se rencontrer et, par un travail de lobbying intense, aboutir à la création du Post Traumatic Stress Disorder (ptsd) ou état de stress post traumatique. Le concept s’affranchit de la théorie en se concentrant sur les mécanismes supposés : le stress intense subi par l’individu lors de l’exposition traumatique. Ainsi vétérans et féministes obtiennent gain de cause : les premiers ont droit à une pension et les secondes peuvent utiliser le ptsd comme preuve d’abus sexuel.

En 1990, on estimait que 30 % des vétérans du Vietnam souffraient d’un ptsd. Le chiffre est impressionnant, d’autant plus que le service de santé américain se félicitait en 1968 du très faible taux, environ 2 %, d’évacuation pour des raisons psychiatriques. Mais en 2000, certains historiens s’étonnent de ce chiffre et décident d’examiner les dossiers des pensionnés ; ils y découvrent que près de 10 % de ceux-ci se trouvaient en fait dans une base relativement protégée et n’avaient jamais connu le feu, et que 1 % n’étaient même jamais allés au Vietnam !

  • People hearing without listening

Notre époque semble vouer chaque événement au trauma. L’année 2001 est révélatrice. À la suite du 11-Septembre, les Américains redoutent une catastrophe sanitaire : plusieurs millions d’entre eux ont vu les tours du World Trade Center s’effondrer et des gens mourir en direct. Une étude est diligentée dans les jours qui ont suivi l’attentat, qui révèle un taux de ptsd proche de 30 %, alors que le taux moyen se situe entre 1 et 4 % ! Fin septembre de la même année, la catastrophe d’azf à Toulouse déclenche une intervention psychologique de grande ampleur : des cellules d’urgence psychologique convergent vers la ville, parfois avant même que les routes ne soient dégagées. Les Toulousains ne pouvaient qu’être traumatisés ; la réponse ne pouvait qu’être la prise en charge.

Avoir fait du trauma une blessure comme les autres a permis d’avancer sur la question de la reconnaissance en faisant de la personne atteinte une victime au même titre qu’un amputé par exemple. Le trauma peut désormais donner droit à la médaille des blessés. On mesure le chemin parcouru depuis l’époque où le commandement et le corps médical tenaient ces patients pour des simulateurs et que Patton giflait un soldat victime de Combat Exhaustion, ce qui, il est vrai, lui coûta son commandement en Italie.

Le trauma confère donc un statut. Il fournit un nouveau rôle et une explication pratique. Dans le célèbre feuilleton du soir Plus belle la vie, un personnage rentre d’Afghanistan. Tout au long des épisodes où il apparaît, il traîne sa mélancolie et tous laissent entendre qu’il souffre de ce qu’il a vécu là-bas ; mais à aucun moment n’est évoquée son expérience de ce qu’est une opex. C’est une sorte de reductio ad trauma, qui éteint toute parole.

L’usage social du trauma est donc de résumer l’horreur supposée dans une pathologie, le ptsd. Il est alors établi une relation de causalité linéaire qui fournit une explication simple. Le discours devient celui d’une victime traumatisée. Ainsi, en réponse à la tribune « Des femmes libèrent une autre parole » publiée dans Le Monde le 9 janvier 2018 – « Nous défendons une liberté d’importuner, indispensable à la liberté sexuelle » pour la version Web – une femme médecin critique cette opinion, ce qui est son droit, en expliquant doctement que les cent signataires ont sans doute été traumatisées dans leur jeunesse par un viol… Une position qui rappelle la mode de l’amnésie post traumatique aux États-Unis, où le simple fait de ne pas se souvenir était en soi le signe d’un déni, donc d’un trauma.

  • People talking without speaking

Dans L’Empire du traumatisme, enquête sur la condition de victime, Richard Rechtman montre qu’il existe une véritable économie morale du trauma et qu’avant d’être un objet de psychiatrie il est un objet social. En fait, le trauma transforme le récit de la catastrophe comme celui de guerre : il l’éteint. Il ne s’agit plus de raconter une expérience singulière, extraordinaire ; celle-ci se réduit au récit d’un trauma. Ce dernier normalise le récit et éteint tout commentaire possible. Il permet de réduire au silence, de généraliser là où il est toujours individuel.

Il devient aujourd’hui suspect de traverser un événement sans souffrir d’un traumatisme. Certes, c’est une réponse pratique à sa propre identification et qui répond à la question : « Comment ferais-je si j’étais soumis au même événement ? » Boris Cyrulnik a pourtant beaucoup insisté sur le fait que l’on pouvait traverser un ou plusieurs événements sans souffrir, et même y puiser une certaine force. Cela se complique quand on évoque un bourreau. Ainsi, lorsque le général Paul Aussaresses explique dans un entretien publié par Le Monde le 23 novembre 2000 avoir torturé et qu’il le fait sans culpabilité ni trauma, la chose choque pour le contenu de l’aveu, certes, mais également parce qu’il ne souffre pas.

Il ne s’agit pas ici de nier la souffrance. J’ai suffisamment rencontré de patients pour qui la vie était insupportable. Mais j’en ai rencontré d’autres qui s’accommodaient de leurs cauchemars. Ainsi, un ancien d’Indochine faisait des cauchemars réguliers depuis soixante ans. Il n’avait jamais consulté ni même pensé que cela pourrait être nécessaire. C’est son veuvage qui a rendu les choses intolérables et qui l’a décidé à franchir le pas.

La souffrance est toujours individuelle et celle du psychotrauma n’y échappe pas. L’illusion est de croire qu’il est possible de concevoir un dispositif pouvant le traiter ou le prévenir collectivement. Le malentendu réside dans le fait que les actions collectives en cas d’événement grave sont perçues comme un dispositif thérapeutique, ce qui n’est pas le cas. Dans les armées, le dispositif de fin de mission, le mal nommé « sas de décompression », n’a pas une fonction thérapeutique mais sociale, en permettant un temps intermédiaire avant le retour en métropole, puis préventive en informant.

Le trauma existe et sa reconnaissance constitue un progrès majeur. Mais son usage extensif peut faire craindre deux dérives. D’abord, il faut prendre garde à vouloir trop « psychiatriser » l’extraordinaire sans parier aussi sur les individus et leur capacité à surmonter l’événement. Le recours à la « psy » doit être une option et non une obligation. L’injonction à parler est bien souvent dévastatrice chez ceux qui souffrent et qui éprouvent beaucoup de difficulté à s’exprimer. Ensuite, il faut prendre garde à la réduction au tout-trauma qui gomme d’autres aspects, politiques, sociaux ou philosophiques. Le silence peut être interprété, malheureusement souvent, comme le signe du trauma. Le pire des exemples fut la mode des souvenirs refoulés, ultime avatar d’une théorie freudienne mal digérée, où le simple fait de se taire prouvait la présence d’un souvenir traumatique.

On assiste à un renversement aujourd’hui. Naguère, le fait d’avoir subi un trauma psychique faisait le statut de victime et pouvait amener à un statut de témoin. Désormais, le témoin est traumatisé et donc victime.

En affirmant que le trauma est une réponse normale à l’extraordinaire, on fait rentrer de force l’extraordinaire dans le normal. Tout événement possède un potentiel créateur parce que, par sa nature surprenante, il fait naître de nouvelles possibilités, de nouvelles opportunités. Il est donc par nature « anormal ». En normalisant toute réaction, en en faisant une catégorie, il est aisé alors de normaliser toutes les autres réponses, qu’elles soient d’ordre politique, social et même psychologique.

Dans L’Histoire de la folie à l’âge classique, Michel Foucault écrit que l’âme des fous n’est pas folle. L’esprit des traumatisés n’est pas fou non plus.

1 « Tantôt elle passe sur le cou d’un soldat et alors il rêve de gorges ennemies coupées, de brèches, d’embuscades, de lames espagnoles, de rasades profondes de cinq brasses, et puis de tambours battant à son oreille ; sur quoi il tressaille, s’éveille et, ainsi alarmé, jure une prière ou deux et se rendort » (Roméo et Juliette, acte I, scène 4).

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