N°9 | Les dieux et les armes

Haïm Korsia

Ni par le nombre, ni par la force mais par l’esprit

Le métier des armes pose une question existentielle, à la limite de la foi et de l’engagement citoyen, que nulle équation ne peut résoudre. Pourquoi des femmes et des hommes acceptent ce que personne ne peut envisager sans peur, à savoir mourir ou pire, donner la mort ? C’est pourtant ce que choisissent tous ceux qui servent dans les forces armées, et plus largement, dans les forces de l’ordre et chez les pompiers.

Certes, personne n’envisage sa mort, et beaucoup de nos militaires ne verront jamais le front, même si avec les opex1, la donne a légèrement changé. Mais il n’en demeure pas moins que les militaires de certaines unités savent dès l’engagement qu’ils porteront le feu et peut-être la mort, et qu’ils risqueront leur vie et la stabilité de la famille qu’ils bâtissent pourtant.

Déjà dans la Genèse, lorsque le patriarche Jacob doit retrouver son frère Esaü qui voulait le tuer, il a peur. Les commentaires affirment « qu’il a peur d’être tué et qu’il est pris d’angoisse à l’idée d’avoir à tuer ».

Et pourtant, le don le plus précieux que le croyant reçoit de l’Éternel est la vie, et il doit défendre ce cadeau. C’est ce que rappelle la Bible qui revendique la paix comme système idéal, mais affirme en même temps l’obligation de faire régner la justice et d’appliquer les sentences, par la force si nécessaire, de faire la guerre afin de se protéger d’éventuelles attaques si besoin. Et puis l’un des noms de Dieu lui-même n’est-il pas « l’Éternel des armées », comme s’il prenait la tête des forces qui combattent en son nom, ce que Moïse dira clairement dans l’Exode (xiii, 14) : « Dieu combattra pour vous » ?

Mais cette posture où Dieu seul donne les coups n’est pas la situation que l’humanité a connue et connaît encore lorsque les guerres éclatent. La Bible nous donne alors des pistes pour comprendre comment l’engagement d’un homme est légitime s’il défend ce qui lui est cher. Les exemples ne manquent pas, et je n’en prendrais que trois.

Tout d’abord, dans la Genèse, Abraham est appelé au secours par son neveu, car ce dernier est pris dans une guerre entre deux alliances de royaumes. Abraham envoie ses troupes et fait pencher la balance d’un coté. Lorsqu’il vient constater que la guerre a été remportée et que le droit a été rétabli, les rois qu’il a sauvés lui disent : « Écoute, voilà le butin, sert toi ! » Abraham dit : « Je ne prendrai rien, rien d’autre que de quoi payer les hommes qui sont venus avec moi ! Et tu ne diras point : j’ai enrichi Abraham. »

L’une des spécificités essentielles du militaire n’est pas de s’enrichir, ni de se servir, mais de servir. Abraham est le premier guerrier de l’histoire qui pratique l’ingérence afin de sauver son neveu et de rétablir la justice. Il nous donne la première règle que François Ier oubliera et qui lui coûtera sa liberté : toujours payer les militaires et toujours clamer qu’ils servent un idéal qui les dépasse.

Et puis, nous en avons parlé, lorsque Jacob se prépare à la rencontre avec son frère Esaü, cela se présente plutôt mal. Esaü arrive avec quatre cents combattants puissamment armés alors que Jacob s’approche avec ses douze enfants et ses quatre femmes. Il envoie d’abord des messagers car c’est le temps de la diplomatie, et il discute à distance avec son frère en lui adressant des présents.

Ensuite, il dispose son camp en formation militaire selon une logique proche de Clausewitz, puisque c’est la poursuite de la diplomatie par d’autres moyens, à savoir le combat. Puis, enfin, il se met à prier.

Et les commentaires disent qu’un homme ne peut prier que s’il s’est préparé d’abord à toutes les éventualités. À parler et négocier d’abord, à préparer la guerre ensuite, si besoin est, puis enfin à se tourner vers la prière comme ultime alternative. C’est peut-être aussi une autre spécificité militaire : on ne peut se contenter d’actions diplomatiques puis d’une planification d’opérations suivie d’action de force sans rien derrière, sans pouvoir se tourner vers quelque chose qui touche à l’espérance. Ceux qui ont la foi en Dieu diront vers Dieu, ceux qui on la foi en l’homme, se tourneront vers la notion des droits et du respect de l’homme, qui devient d’ailleurs une autre forme de religion. Et nous connaissons nombre de conflits qui ont donné une victoire militaire et une défaite politique par manque de vision de l’après.

Enfin le troisième passage mentionne mon très lointain prédécesseur, le grand prêtre oint pour la guerre, l’ancêtre de l’aumônier général, qui réunissait l’ensemble des hommes du peuple et, au lieu de les galvaniser, leur proposait de rentrer chez eux s’ils avaient une jeune épouse, une maison neuve ou une vigne nouvelle. Josué lui-même, un peu plus tard, va mener ses soldats près d’une rivière, leur proposera de boire sans précision, et tout ceux qui mettront le genou à terre rentreront en leur foyer.

En fait, un militaire qui partirait sans avoir l’esprit tranquille sur la société qu’il laisse derrière lui, sans avoir le sentiment d’avoir construit quelque chose, un monde qui a une probabilité de pérennité, ce militaire ne peut pas combattre sereinement. En effet, il n’a pas le sentiment de faire perdre à celui qu’il risque de tuer quelque chose qui lui est cher, puisque lui même ne s’est ancré ni dans l’économie, ni dans une vie familiale, ni dans une vie d’amour, ni dans une vie installée.

Pour Josué, l’analyse va plus loin, car il ne recherche pas un format léger, de type commando, mais plutôt des militaires qui n’abdiquent pas de leurs valeurs, y compris pour un bénéfice comme boire. C’est-à-dire des soldats qui sont prêts à ne pas gagner si cela doit se faire au prix d’une baisse du niveau éthique qui est le leur. Les hommes que Josué veut mener au combat sont ceux qui ne courbent l’échine devant rien ni personne et ne baissent les yeux que devant leur Créateur.

Mais plutôt que de conclure que ce que l’on va laisser derrière nous est trop précieux pour risquer de le perdre sur le champ de bataille, plutôt que de succomber à la tentation du pacifisme, le combat va être confié à ceux qui savent ce que perdre veut dire. Bien entendu, le Deutéronome (xx, 10) nous engage : « Quand tu t’approcheras d’une ville pour la combattre, tu l’inviteras tout d’abord à la paix. » Mais il ne faut pas en déduire un refus obstiné du combat car le Talmud va plus loin dans le refus de la non-violence et va même affirmer : « Si ton ennemi veut te tuer, devance-le pour le tuer » (Sanhédrin 72a). Et lorsqu’on sait combien une vie a de l’importance, puisque le même livre énonce que « celui qui sauve une vie sauve l’humanité tout entière » (Sanhédrin 37a), cela démontre que la pérennité de la société est aussi importante que la vie de chacun des citoyens.

Et c’est justement le cœur de la vocation de notre armée nationale qui s’incarne à Valmy, où fort opportunément le raisin de Champagne nous évita un combat difficile, armée du peuple par le peuple, armée de tous les citoyens qui se dressent en masse pour rejeter le joug de l’oppression. En masse, ou plutôt, tous ensemble. « Cinq d’entre vous repousserons cent et cent d’entre vous, dix mille ». Ce verset qui ne respecte pas la règle de neuf nous enseigne selon le maître champenois Rachi que la force d’un petit groupe n’est rien face au grand nombre qui croît et espère.

Ainsi, lorsque deux tribus du peuple d’Israël se trouvent heureuses juste en dehors de la Terre sainte, et refusent donc de livrer les guerres de conquête, Moïse les oblige à se battre avec leurs frères, même s’il accepte qu’elles reviennent ensuite s’installer en dehors des limites bibliques de la terre de la promesse. Il y a un enjeu majeur à fédérer toutes les énergies, toutes les religions, toutes les espérances autour d’un peuple qui combat. C’est ce que constate Maurice Barrès en 1917 dans Les Diverses familles spirituelles de France, cet ouvrage où naîtra l’idée des tranchées comme creuset d’une Nation, certes en guerre, mais enfin pacifiée dans ses luttes intestines entre laïcards et calotins, dreyfusards et antidreyfusards, juifs et chrétiens, maçons et fichés de 1904.

Nous sommes l’armée de la République qui sert la France sous le même uniforme avec toutes nos spécificités et différences spirituelles.

Et si la force est le métier des soldats, la force morale n’en est pas exclue. Le message biblique martèle de ne pas haïr l’Égyptien, pourtant symbole de l’asservissement, et la Pâque juive nous rappelle que les Hébreux ne purent se réjouir totalement de la sortie d’Égypte car ce fut au prix de la mort des Égyptiens engloutis dans la mer Rouge. Dieu dit même aux anges : « Mes créatures meurent et vous voudriez que je chante ? »

Aucun militaire digne de ce nom, digne de la France, ne se réjouira de la souffrance, de l’humiliation de son ennemi. Non pas uniquement à cause de notre tradition de chevalerie, mais par l’origine de sa mission qui lui vient du peuple et non pas de sa volonté propre. Et c’est en cela, entre autres, que l’apport des aumôneries est important. En effet, si la Bible énonce « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Lévitique xix, 18), peut-on pour autant mettre sa vie en danger pour sauver celle des autres, et parfois d’autres qui nous semblent très éloignés de nous et de nos valeurs, surtout dans un contexte d’opex ?

La base de réflexion, puisqu’il est entendu que chacun aura sa réponse ou sa non réponse à cette question, est que de l’engagement de certains dépend tout l’équilibre de la société, et par-delà, l’état du monde, car voudrions nous laisser à nos enfants un monde où régneraient l’injustice, l’iniquité, l’arbitraire, le désordre et la honte de voir le faible écrasé parce que personne ne se dresse pour le défendre ? C’est l’un des aspects émouvant de l’aumônier, lorsqu’il a touché le cœur des femmes et des hommes qu’il accompagne, de savoir leur porter l’enseignement des maximes des pères : « Lorsqu’il n’y a pas d’homme, toi, sois un homme ». Les militaires sont ceux qui se consacrent aux autres par leur engagement et qui portent l’altruisme au niveau d’un sacerdoce dont ils n’attendent rien si ce n’est l’honneur de servir.

Que ce soit servir Dieu ou servir les hommes, cette double espérance se retrouve lorsque l’homme s’occupe de son prochain, le porte et l’aide comme Dieu veut que nous le fassions.

C’est peut-être ce que dit la Bible : « Ce ne sera ni par le nombre, ni par la force mais par l’esprit, dit l’Éternel. »

Donnons au moins autant d’importance à l’esprit qu’à la stratégie, à l’espérance qu’à l’armement, à la foi en l’homme qu’à la foi en la technique.

1 Opérations extérieures.

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