Une prophétie est une prédiction ou l’annonce d’un fait futur, fruit d’une conjecture, d’un pressentiment ou d’une révélation divine. Le Talmud (traité Chabbat 92a) enseigne qu’elle ne peut se dévoiler qu’à un humain intelligent, fort, humble, qui rassemble les vertus du sage et du pieux, et qui offre une incarnation à la parole divine. Le prophète est ainsi le porteur de la parole divine, celui qui manifeste la puissance de Dieu par l’accomplissement de miracles ou par la réalisation de ce qu’il annonce au nom de Dieu.
Dans le judaïsme, il a pour mission de rappeler l’alliance que Dieu a passée avec Abraham puis avec Moïse pour faire du peuple juif le peuple « élu », le peuple prophète, c’est-à-dire celui à qui est confiée la responsabilité de porter la parole divine à travers le temps. Tous les textes du canon biblique juif sont ainsi choisis sur une double attente : Miyad véladoroth, littéralement « immédiatement et pour les générations futures ». C’est-à-dire qu’une prophétie énoncée à un moment de l’Histoire doit porter la même vérité à chaque génération avec la même justesse et la même force, et ce jusqu’à la fin des temps. Ainsi, si Sarah est prophétesse, son mari, Abraham, aussi grand soit-il, ne l’est pas, car sa parole reste enfermée dans son contexte. Si ce peuple-monde obéit aux injonctions divines, alors il est placé sous Sa protection. Dans le cas contraire, il est puni. Le prophète est ainsi souvent dans une position d’opposition, d’agitation face au peuple ou au roi qu’il rappelle à ses devoirs, car ceux-ci ont une répercussion sur la marche du monde. La prophétie est donc un fondement du judaïsme. Maïmonide, le savant rabbin espagnol du xiie siècle, ne la considère-t-il pas comme l’un des treize principes fondamentaux de la foi ?
Et dans le judaïsme, la prophétie de la fin des temps est caractérisée par la venue du Messie, le triomphe de la connaissance universelle de Dieu, la reconnaissance du rôle du peuple d’Israël et la résurrection des morts. Cette aspiration à l’impossible pour un perpétuel dépassement, ou cet horizon vers lequel tendre mais qui s’éloigne d’autant que nous nous en approchons, permet l’établissement du Olam Haba, le monde à venir.
Cette vision eschatologique trouve son expression chez les prophètes qui annoncent des temps sans temps. Le Talmud (Makot 24b) raconte une histoire qui se déroule après la destruction du second Temple de Jérusalem : « Rabban Gamaliel, rabbi Eléazar, rabbi Josué et rabbi Akiba se rendirent à Jérusalem. Quand ils arrivèrent au mont du Temple, ils virent un renard qui sortait de son terrier situé sur le lieu du Saint des Saints. Les rabbins se mirent à pleurer alors que rabbi Akiba rit. Ils lui dirent : “Pourquoi ris-tu ?” Et il leur répondit : “Pourquoi pleurez-vous ?” Ils lui dirent : “Un lieu si saint dont on affirme ‘L’étranger qui s’en approchera mourra’ (Nb i, 51) ; ne devrions-nous pas pleurer alors qu’un renard sort du lieu le plus saint ?” Il leur dit : “C’est pour cela que je ris. Car je vois aujourd’hui s’accomplir le verset ‘Pour le mont Sion en ruines, traversé par les renards’ (Lamentations v, 18). Maintenant que je constate l’accomplissement de cette prophétie en voyant le renard sortir de son terrier, je sais que la prophétie de Zacharie qui dit ‘De vieux hommes et de vieilles femmes s’assiéront encore dans les rues de Jérusalem’ (Za viii, 4) se réalisera aussi, et c’est pour cela que je ris.” Les rabbins lui répondirent : “Akiba, tu nous as consolés !”. » C’est bien le temps qui démontre la véracité de la première prophétie et qui annonce que la seconde se réalisera également. La prophétie apaise et donne l’espérance qui ouvre la possibilité de ne pas abandonner, de persévérer dans le temps. Elle est le moyen de ne pas être enfermé dans les contingences du moment, de voir au-delà de la peine et de la souffrance, de s’évader du temps présent pour rejoindre un temps plus juste et plus clément.
Le temps est mentionné dans la Bible à plusieurs reprises : le « temps de notre liberté » pour Pâque, le « temps de notre joie » pour Souccot (la fête des Cabanes)… En hébreu il se dit Zman, et cette racine est également en lien avec le mot « invitation ». Dieu « invite » à avoir un lien avec lui, un temps qu’il sanctifie avec Son peuple comme dans la bénédiction du vin les jours de fête : « Tu sanctifies Israël et les temps. » C’est bien le temps que nous bénissons à chaque fête comme l’instrument de la rédemption et de la délivrance. Et ce temps est fixé par l’Homme grâce au calendrier. Il le détient entre ses mains, ou tout au moins a-t-il la possibilité de se faire le maître de la décision sur le temps, car de la parole des hommes émerge telle ou telle fête, le shabbat, le nouveau mois ou le nouvel an : « Le temps de Dieu que vous proclamerez seront des dates saintes » (Lévitique, xxiii,12).
Le lien idéal entre le temps et la prophétie se fonde sur le shabbat, le jour qui symbolise le choix des Hommes de témoigner de leur fidélité à la parole divine en s’extrayant du temps normal et en cessant toute création. Oui, ce jour-là, l’Homme fait une coupure avec le reste du monde et donc avec le temps qui passe. Ce temps, qui n’est pas « consommé » comme d’habitude, selon la si belle expression de Bossuet, est un moment pour se ressourcer afin de se libérer de la pression du temps et retrouver la possibilité d’être à l’écoute de la parole des prophètes.
Alors que dans l’Antiquité le temps était cyclique et porteur des mythes, le judaïsme en offre une conception linéaire dont la valeur religieuse est matérialisée par le rythme calendaire. Le calendrier juif est luni-solaire, c’est-à-dire que les mois ont vingt-neuf ou trente jours, mais qu’afin de rester en contact avec le calendrier solaire, un treizième mois est ajouté tous les trois ans environ. Et si la Lune passe d’un état plein à sa disparition puis à sa renaissance, c’est une façon de nous assurer que si nous pouvons nous éloigner de l’Éternel, il est toujours possible de revenir à Lui.
Il y a le temps de l’Homme et le temps de Dieu, avec des séquences qui se chevauchent, s’opposent, se complètent et s’enchaînent, comme le dit l’Ecclésiaste (iii, 1-9) : « II y a un temps pour tout, et chaque chose a son heure sous le ciel. Un temps pour tuer et un temps pour guérir, un temps pour démolir et un temps pour bâtir, un temps pour pleurer et un temps pour rire, un temps pour se lamenter et un temps pour danser, un temps pour jeter des pierres et un temps pour ramasser des pierres, un temps pour embrasser et un temps pour repousser les caresses, un temps pour chercher et un temps pour perdre, un temps pour conserver et un temps pour dissiper, un temps pour déchirer et un temps pour coudre, un temps pour se taire et un temps pour parler, un temps pour aimer et un temps pour haïr, un temps pour la guerre et un temps pour la paix. » Oui, le temps est la trame de la vie humaine, donc de la prophétie, c’est-à-dire de la parole divine.
Afin d’aller du départ d’Égypte au don de la Loi sur le mont Sinaï, nous comptons les jours l’un après l’autre, selon l’ordre biblique : « Vous compterez pour vous, à partir du lendemain du shabbat, du jour où vous aurez offert solennellement la première gerbe, sept semaines complètes. Jusqu’au lendemain du septième shabbat vous compterez cinquante jours, et vous me présenterez une nouvelle offrande » (Lévitique xxiii, 15 et 16). C’est à une forme d’élévation, marche après marche, jour après jour, temps après temps, que ce décompte nous invite. Une progression où chaque jour est un nouveau défi et ouvre l’horizon du jour suivant. Saurons-nous aboutir au cinquantième jour ? La prophétie nous l’assure, car elle ouvre cette espérance. Parfois, une seule parole de confiance ouvre tous les possibles. Chacun est capable, un jour, d’avoir les mots justes qui vont ouvrir tous les possibles à ceux dont nous acceptons la charge, car nous sommes tous des prophètes potentiels, si le temps l’impose. Oui c’est la parole qui fixe le temps. Et la prophétie, qui est la parole divine, détermine le seul temps qui vaille : le temps à venir.