Les curieux se posent la question : comment se déroulent les séances du comité de rédaction d’Inflexions. Ils imaginent sans doute un lieu de considérations élevées dans un cadre feutré. Ce serait une sorte d’orchestre interprétant de la musique de chambre où tous s’accordent en harmonie. Ce n’est pas du tout cela ! Mais ce n’est pas pour autant un chaos indescriptible, un brouhaha inaudible. Si je devais poursuivre dans l’image musicale, le comité de rédaction ressemble à un orchestre de jazz. Pas l’une de ces formations minimalistes se limitant à deux ou trois musiciens, mais pas non plus un Big Band de la grande époque du swing. D’ailleurs, Inflexions, ce n’est pas de la variété, même s’il s’agit de Cab Calloway ou de Count Basie. Si je devais choisir, ce serait un orchestre de Be Bop : un quintet ou un octet. Le leader du groupe propose un thème et un développement. Il peut être classique, comme dans un morceau de Be Bop : seize mesures, structure binaire ABAB comme Now the Time. C’est le thème des numéros « Courage ! », « Violence totale » ou encore « Valeurs et vertus ». Ou bien il prend quelques risques, développement plus long en trente-deux mesures, une structure plus originale (ABCD) ou même un rythme complexe en 9/8 comme Blue Rondo à la Turk. Inflexions s’intéresse alors à « La nuit » ou à « L’échec ». Parfois, c’est encore plus exotique, de la musique modale par exemple, avec un thème dissonant, étrange, ou un mode lydien comme le fameux Blue in Green. On parle alors de sexe, d’humour ou de cinéma.
Comme dans tout beau morceau de jazz, après l’exposition du thème, place au chorus, à l’improvisation. Chaque instrument peut prendre seize, trente-deux, soixante-quatre voire cent vingt-huit mesures. Improviser, ce n’est pas faire n’importe quoi ! À l’exception du free jazz, le musicien utilise le thème et la progression harmonique. Si c’est de la musique modale, il explore le mode comme le fait Bill Evans dans Peace Piece. Parfois, à l’instar de John Coltrane, il joue out, c’est-à-dire en dehors du thème, de l’harmonie. C’est exactement la même chose au sein du comité de rédaction. Chacun s’empare du thème et le développe à partir de ses compétences, de son expérience. Il peut aussi explorer les marges et aller dans les limites ou même être out. Mais comme dans le jazz, où chaque instrumentiste doit s’écouter et savoir passer la main à un autre (pour les connaisseurs : les deux notes finales de chaque chorus dans Milestones), à Inflexions chacun s’écoute et les hiérarchies s’effacent. Il n’y a pas d’instrument plus noble que les autres ; chacun, quels que soient son arme, son grade, sa qualité, qu’il soit civil ou militaire, est invité à prendre un chorus, parfois plusieurs ou pas. On y pratique avec gourmandise l’art de l’improvisation ou plutôt de la disputatio.
Le jazz est la seule révolution musicale du xxe siècle. Il irrigue et nourrit l’ensemble des genres et des styles musicaux. C’est la rencontre et la fusion de la musique populaire, celle des esclaves en Amérique du Nord (le blues, les spirituals), de la musique savante européenne (en particulier Bach, qui faisait douter Cioran l’athée). Là encore pas de hiérarchie, pas d’opposition ni de mépris. Mutatis Mutandis, c’est la même chose à Inflexions. Le militaire, le populaire et le savant fusionnent. On peut parler sérieusement de sexe ou de cinéma, disserter sur l’humour ou évoquer avec légèreté le sens de l’action des militaires. Pour paraphraser Érasme, ce qui compte, c’est de parler follement de choses sages et inversement. Le set se termine par la reprise du thème du morceau. Il ne s’agit pas de répéter, mais d’enrichir le thème de chacun des instruments. Lorsqu’il élabore Kind of Blue, l’un des albums majeurs du jazz (de la musique ?), Miles Davis donne quelques indications à ses musiciens (mode, rythme) et ils font le reste. Alors 1, 2, 3, 4, let’s Jam.
À écouter
Now’s the Time, Charlie “Bird” Parker,1945
(le morceau de Be Bop parfait).
Blue Rondo à la Turk, Dave Brubeck, 1959
(l’alliance du savant et du populaire).
Blue in Green, Miles Davis,1959
(s’il ne fallait conserver qu’un seul album
de jazz et, soyons excessif, de musique).
Peace Piece, Bill Evans, 1958
(un piano, deux mains qui explorent
le mode comme dans un raga indien).
My Favorite Things, John Coltrane, 1960
(la démonstration que l’on peut improviser avec une seule note).
Milestones, Miles Davis,1958,
par le sextet qui produira Kind of Blue.