L’album des 20 ans

Frédéric Gout

Approche indirecte

L’approche indirecte, voilà un terme tactique que j’affectionne tout particulièrement. Il incarne à la perfection la méthode, à la fois subtile et redoutablement efficace, qu’a employée Emmanuelle, la rédactrice en chef d’Inflexions, pour me convaincre de rejoindre le comité de rédaction de la revue. Tout commence, en apparence, de manière anodine, lorsque je suis affecté au cabinet du chef d’état-major de l’armée de terre (cemat). On me propose d’écrire un premier article. Un geste modeste, une demande simple, qui ne semble comporter aucun enjeu particulier. Mais rapidement, je me rends compte que cette occasion d’écrire n’est pas aussi innocente qu’elle le paraît. Quelques mois plus tard, une nouvelle sollicitation arrive, cette fois pour un deuxième article. Et voilà que la manœuvre devient évidente : chaque ligne rédigée, chaque paragraphe mûrement pensé, m’attache davantage à cette revue, jusqu’à ce qu’il devienne délicat de refuser la proposition suivante.

Puis, comme un épilogue attendu, la proposition tombe : intégrer le comité de rédaction. Ce n’est pas vraiment une question, mais une invitation déguisée. En apparence, une simple offre de rejoindre une équipe passionnante et stimulante intellectuellement. Mais je devine vite qu’au-delà de cette apparente légèreté, se cache une volonté bien plus stratégique. Le comité de rédaction n’est pas seulement un espace de réflexion, un simple lieu de débat d’idées : c’est un carrefour d’échanges et de réseau, certes fort agréable, mais également une invitation implicite à m’engager d’une manière plus pérenne. L’adhésion se fait sans grande résistance, presque naturellement.

À peine arrivé, je découvre un groupe où les personnalités sont aussi diverses que leurs parcours. Les échanges sont harmonieux malgré les contrastes, et mon intégration s’effectue en douceur avec certains, mais avec plus de difficultés auprès d’autres, car il faut apprendre à comprendre des codes nouveaux. Chacun doit trouver sa place, naviguer entre les attentes multiples, tout en s’imprégnant des subtilités d’un milieu régi par des traditions locales et des pratiques bien ancrées. Je ne suis pas un membre fondateur de la revue, et cela ne réside pas dans un manque de compétence, mais de connaissance intime des codes implicites qui régissent la dynamique du comité. Au fil du temps, je me sens de plus en plus à l’aise, et j’ai la chance de croiser des esprits aussi variés qu’enrichissants.

Le temps passe, et je constate, sans vraiment y prêter attention au début, que les membres militaires du comité vieillissent. Moi, qui étais un « jeune » parmi eux, je deviens progressivement un de ceux qui cumulent le plus d’années d’adhésion. Le général Thierry Marchand, conscient de cette évolution, et alors directeur de la publication, me propose de devenir son adjoint. Sans surprise, j’accepte cette nouvelle responsabilité, mais c’est à ce moment-là que je prends véritablement la mesure du fonctionnement interne de la revue. Ce qui semblait être un espace de simplicité et de fluidité se révèle être une mécanique complexe, un équilibre fragile de contrats tacites et de relations humaines parfois invisibles.

Puis, comme un coup du sort, le général Marchand, nommé ambassadeur au Cameroun, se voit dans l’obligation de passer le relais. Et là, sans surprise, c’est moi qui suis proposé par le cemat pour prendre la direction de la revue. Cette évolution semble presque naturelle, inévitable, au vu de mon ancienneté au sein du comité. Après tout, parmi les « anciens », je suis celui qui paraît le plus légitime pour prendre la tête (le directeur de la publication est toujours un général d’active). Je prends donc cette responsabilité avec sérieux, mais aussi avec enthousiasme. L’expérience, bien que stimulante, ne durera que deux ans. La raison est simple : mes nouvelles fonctions de directeur des ressources humaines de l’armée de terre depuis l’été 2024 rendent cette double casquette incompatible. L’équilibre entre la gestion de la revue et mes autres obligations devient trop complexe.

Ainsi, après deux ans à la tête d’Inflexions, je décide de revenir à ma place initiale, au sein du comité. Cette décision, mûrie et évidente, trouve sa raison dans la nécessité de me consacrer pleinement à mes nouvelles responsabilités, lesquelles ne me laissent guère de place pour un investissement total dans la revue. Toutefois, cette « retraite » n’est en rien une sortie définitive. Je reste convaincu que, même si mes obligations ne me permettent plus de m’investir à plein temps, il me sera possible de trouver quelques fenêtres de liberté pour apporter une contribution occasionnelle. La relève est assurée, avec de nouvelles générations, de jeunes talents qui apportent leurs idées et leur énergie, tandis que moi, fort de mes années d’expérience, j’interviens désormais avec plus de recul et une part de sagesse – enfin, si l’on peut dire ! Ainsi, après avoir pris les rênes, j’ai appris à jongler entre mes multiples fonctions, tout en restant fidèle à cet engagement intellectuel, mais désormais avec une approche plus calme, plus patiente.

Inflexions est un trésor... | J. Michelin
J. Staron | Une invitation à la réflexion...