L’album des 20 ans

Jean Michelin

Inflexions est un trésor

Je suis entré au comité de rédaction d’Inflexions en 2018, fermement convaincu que je n’y avais nullement ma place, d’une part, et fermement déterminé à démontrer le contraire, à moi et au monde entier, d’autre part. Pour ma défense, à cette époque, je n’avais pour tout bagage d’écriture sérieuse qu’une expérience opérationnelle un peu marquante et le livre que j’en avais tiré, au ras du casque, plein de gros mots et de quelques subjonctifs imparfaits. Il faut croire que, parfois, on se méprend sur cette revue, ce qu’elle représente et l’image qu’elle renvoie au monde extérieur.

La composition dudit comité avait néanmoins de quoi intimider : des chercheurs, des officiers généraux, des médecins, des diplomates, des historiens, tous de brillants esprits, et, au milieu, moi, moi qui n’avais que la vague conviction que j’étais plutôt doué pour raconter des histoires. D’ailleurs, l’un de mes anciens chefs, un officier auquel je voue une admiration sans bornes, un homme de lettres et d’esprit tout autant que d’action, m’avait dit alors que je lui confiais que l’on était venu me chercher : « Inflexions ? Ah, oui, le truc des intellos. » J’avais décelé dans le ton de sa réponse une part non pas de mépris, mais de distance prudente avec l’objet, comme s’il faisait référence à une citadelle dans laquelle on n’entrait jamais vraiment, un secret bien gardé, autant par ses auteurs que par ses lecteurs. N’empêche, j’étais toujours déterminé, mais un peu déçu.

Les habitués de la revue savent qu’il n’en est rien, évidemment. Enfin, sur ma place au comité, le verdict est peut-être toujours en cours, mais comme cela fait maintenant plus de six ans, j’imagine que l’on a fini par me garder. Sur ce que la revue recouvre, ce qu’elle représente et les espaces de réflexion qu’elle ouvre, en revanche, je suis contraint d’admettre qu’en dépit de mes inquiétudes initiales, rien n’était plus éloigné de ce que je redoutais initialement.

Mon premier souvenir d’Inflexions, c’est celui de mon premier article, dans le numéro « L’allié ». Fier de moi, à l’issue d’une réunion du comité où nous nous efforcions d’en élaborer le sommaire, j’avais dénoncé puis étais allé chercher un camarade diplomate pour plancher sur la perception qu’avaient nos alliés de nous, Français, dans les organisations multinationales. Camarade qui, je lui ai pardonné depuis, avait fini par me dire plusieurs mois après qu’en raison d’obligations professionnelles écrasantes à ce moment-là, il ne serait pas capable de rendre l’article dans les délais exigés par la rédactrice en chef. C’est donc vers elle que je suis revenu, tout penaud, pour lui dire que nous avions comme un problème à un mois de la date de remise des textes. Et Emmanuelle de me répondre, avec un sourire désarmant : « Eh bien tu n’as qu’à t’en charger de cet article, après tout, tu as passé du temps à l’otan ! » Et je l’ai fait. Péniblement, laborieusement, au point que j’hésite toujours à le relire aujourd’hui, en m’y attaquant par le seul angle dans lequel je me sentais vaguement légitime, celui du rapport humain, mais je l’ai fait. Quelques mois plus tard, le numéro paraissait, avec mon nom au sommaire. Je ne crois pas que cet article, et pas davantage les quelques autres que j’ai écris depuis – ils sont relativement peu nombreux, mais j’ai eu moi aussi, depuis, quelques périodes d’obligations professionnelles assez importantes – correspondent à l’idée que l’on se ferait d’un travail universitaire sérieux. J’ose même croire que c’est volontairement tout le contraire.

Et c’est justement ce qui donne à la revue son caractère unique. Depuis cet article sur l’allié, j’ai été amené à écrire sur le cinéma, sur la frontière américaine, sur les routes, sur le temps, sans jamais être bien certain de coller à ce qui était attendu, sans jamais non plus que l’on vienne me reprocher d’aborder les sujets sous le prisme difficilement quantifiable du ressenti, du vécu et de l’expérience. Parfois, parce qu’elle nous connaît tous assez bien je crois, Emmanuelle m’envoie un filin vers un sujet dont elle sait que j’aurai du mal à le refuser, quand bien même je commence systématiquement par pester abondamment de m’être laissé prendre une nouvelle fois.

Inflexions est une revue qui m’a amené à me mettre en difficulté dans les thèmes que j’ai pu y aborder, à m’emparer de sujets que j’aurais imaginés trop gros ou trop complexes pour moi, sans jamais que ma perspective ne soit jugée hors de propos. C’est aussi une revue qui m’a permis de rencontrer et d’échanger avec des gens que je n’aurais jamais croisés autrement. Et quand j’en suis un simple lecteur, comme c’est le cas en ce moment puisque mes fonctions actuelles à la tête d’un régiment m’ont éloigné temporairement des réunions du comité, elle me pousse à continuer à explorer de nouveaux champs, à affûter ma curiosité, à progresser.

Je crois que nous ne changerons pas la vision des gens qui la considèrent encore comme une citadelle inexpugnable de la pensée de quelques intellectuels hors sol. Mais je demeure convaincu qu’une revue qui laisse une telle place à des chercheurs, à des militaires, à des historiens, à des diplomates, à des médecins, à des architectes, à des sociologues, à des musiciens, à des peintres… et aussi, parfois, à un type qui aime bien raconter des histoires, est un trésor, auquel je suis fier d’apporter une petite pierre.

Quelle aventure ! | E. Rioux
F. Gout | Approche indirecte