Vingt ans d’Inflexions, douze ans de compagnonnage. Au moment où j’écris ces lignes, l’ambassadeur François Scheer n’est plus. Membre fondateur de notre revue, il devait contribuer à ce numéro anniversaire. Homme d’expérience, d’une vaste culture et d’une élégance rare, il était de ceux qui parlent toujours à propos et qui trouvent habilement le moyen de mettre fin aux débats qui, à s’éterniser, peuvent parfois devenir stériles. Sachant écouter les contradicteurs, mais défendant ses idées avec conviction, c’était un homme de compromis. Pas de ces compromis mous qui débouchent de l’assemblage des plus petits dénominateurs communs, mais de ceux courageux qui allient le meilleur possible au sens prononcé de la nuance. L’un de ses textes (« De la puissance en général et de la puissance militaire en particulier », n° 20), à mon avis des plus marquants, ouvrait le numéro du printemps 2012. Or, dans ce numéro, je publiais mon premier article, celui qui consacrait mon entrée dans le comité. Le contact était pris ; les fils se tissaient.
À l’époque, après une quinzaine d’années à user des fonds de treillis en corps de troupe, du Tchad à la Bosnie, de la Macédoine à la Côte d’Ivoire puis à l’Afghanistan d’où je n’étais pas rentré sans une certaine fatigue, physique comme mentale, je me trouvais pour la première fois en poste d’état-major, assistant militaire du major général de l’armée de terre. Perdu dans les couloirs parisiens de l’« îlot Saint-Germain », je découvrais la vie en soupente à travailler au profit d’un chef étoilé qui n’était rien de moins que le numéro deux de l’armée de terre. Or, le général Margueron, car c’était lui, m’a non seulement formé, transmettant au fil des jours de notre « binômage » l’essentiel de ce qu’il fallait savoir pour survivre en état-major, mais il m’a aussi fait découvrir Inflexions. Alors directeur de la publication, il m’a rapidement incité, guidé, conseillé puis motivé pour proposer ce premier article – « La grande invisible » –, qui a marqué pour moi le début de l’aventure. Puis ce fut l’entrée au comité de rédaction, là où s’affrontent les points de vue, s’échangent les idées et se bâtissent les argumentaires. Le général Margueron est de ceux qui étaient présents à la naissance de la revue, de ceux qui firent en sorte que le premier numéro ne soit pas mort-né ; j’estime que nous lui devons tous collectivement beaucoup. Ayant quitté le service actif il y a quelques années, il est toujours au rang des plus fidèles. Qu’il en soit ici chaleureusement remercié.
Ces douze années de compagnonnage ont été riches d’heurs et de malheurs, aussi. Au registre des seconds, les disparitions bien entendu (Jean-Paul Charnay au printemps 2013, Monique Castillo à l’automne 2019 et aujourd’hui François Scheer à l’automne 2024), mais aussi les départs (Jean-René Bachelet, Véronique Nahoum-Grappe, André Thiéblemont, Armel Huet, Benoît Durieux ou récemment Didier Sicard) ; je souhaiterais ici saluer les contributions significatives et l’investissement sans faille de tous. Au registre des premiers, le renouvellement constant des « plumes », militaires comme civiles, qui enrichissent le comité d’idées et de points de vue nouveaux. Les numéros qui voient le jour, trimestre après trimestre, et dont la naissance est chaque fois un moment d’émotion pour ne pas dire un miracle. Au registre toujours des belles réussites, me viennent pêle-mêle en tête le colloque sur l’autorité, organisé dans les locaux de l’École des hautes études en sciences sociales (ehess) en mai 2016, la parution chez Gallimard en janvier 2018 d’un livre dans la collection « Folio Histoire » regroupant vingt-quatre textes de la revue sous le titre Le Soldat. xxe-xxie siècle, ou le numéro sur l’humour militaire pour lequel plusieurs années ont été nécessaires entre l’idée initiale et la réalisation… Mais tout vient à point à qui sait attendre ! Et le mérite en revient tout particulièrement à Emmanuelle Rioux, notre rédactrice en chef, qui, ayant pris la suite de Line Sourbier-Pinter, assure avec un dynamisme peu commun et un enthousiasme communicatif la vie de la revue. Assistée de sa fidèle adjointe, aujourd’hui le major Karine Ferré, elle est la voix, le visage et sans doute un peu (beaucoup) l’âme d’Inflexions.
Alors que le chef d’état-major de l’armée de terre m’a fait l’honneur de me demander d’assurer la direction de la revue à la suite des généraux Frédéric Gout, Thierry Marchand, Benoît Durieux, François Lecointre, Jean-Philippe Margueron et Jérôme Millet, je mesure le chemin parcouru, tissage de fils continus dont les nœuds sont autant de numéros, et surtout l’immense opportunité d’avoir à poursuivre l’aventure. Rien n’est écrit, tout reste à faire : vertige abyssal devant la piste/feuille blanche, mais également la chance incroyable de cheminer par le biais de l’écriture. Suivre la piste… sur le fil.