Je suis arrivé à Inflexions en 2005 à la demande du général Thorette, chef d’état major de l’armée de terre, qui m’avait fait part de ses inquiétudes éthiques face aux conditions suspectes de la mort d’un ennemi sans défense lors d’une mission. Qu’un tel questionnement ait pu bouleverser l’un des plus hauts gradés des armées m’avait profondément surpris, car je n’avais jamais observé cela dans ma vie hospitalière ou universitaire. L’existence de cette interrogation éthique sur des valeurs, dont je découvrais alors les prémices, s’est confirmée lors des dix-huit années que j’ai passées au sein du comité de rédaction de la revue.
Qu’une revue initiée par l’armée de terre devienne en quelques années une référence dans le domaine des sciences humaines tient du miracle. Mais le miracle n’est qu’apparent, car l’aventure Inflexions m’a révélé la richesse inconnue d’une pensée militaire très élaborée, qui n’a rien à envier à celle des civils. Réfléchir au futur et à l’élaboration des affrontements guerriers suppose de s’affranchir des idéologies simplistes et de se confronter à la complexité du réel. J’ai été sans cesse impressionné par la lucidité et par la richesse des argumentaires bien souvent inconnus dans les débats hospitaliers ou universitaires que je connaissais. Les conflits à partir de la défense d’intérêts catégoriels n’ont pas lieu dans ce cénacle militaire, à l’opposé de ceux observés à l’hôpital et à l’université, où chacun essaye de défendre plus ou moins visiblement une position ou un intérêt personnel. Cette liberté, ou plutôt cette absence de liens d’intérêt autres que ceux d’appartenance à une communauté destinée à protéger les intérêts collectifs, je l’ai également rencontrée lors de ma présidence du Comité consultatif national d’éthique ; la présence ou l’évocation d’un intérêt personnel dans une expression anéantissait immédiatement la portée de la position proposée.
Plus encore, le choix des thèmes des numéros d’Inflexions et des articles qui les composent, réalisés en toute liberté par les membres du comité de rédaction, pointe leur absence dans le débat public, social ou littéraire habituel. S’interroger sur les fondements de la société, l’honneur, le patriotisme, le fait religieux, le concept de « réforme » , l’autorité, la résistance, l’étranger, la mort du soldat, le sexe, le cinéma, la confiance, l’humour (l’armée n’en manque pas !), la nuit, la norme, la beauté, la route… n’est guère commun. L’originalité transdisciplinaire de ces numéros est bien loin de la réputation conservatrice du milieu militaire, tout en révélant la richesse de la réflexion, confrontée au réel de la vie et du monde, et qui se méfie des dérives idéologiques, de quelque nature qu’elles soient. Quelle est la profession, juridique, économique, médicale, éducative ou autre, qui accepterait, plus encore encouragerait, en son sein, un dialogue public avec une entité étrangère à ses préoccupations ? Je n’ai jamais vu une revue médicale partager ses articles avec ceux des malades, une revue juridique avec les plaignants… Inflexions est un lieu d’échanges rare et précieux ! Oui, un miracle.
Pendant les dix-huit années que j’ai passées au comité de rédaction, j’ai eu le sentiment de participer à une activité éditoriale inattendue, passionnée et passionnante, où l’écoute mutuelle est privilégiée. Le professionnalisme de sa rédactrice en chef, Emmanuelle Rioux, y est pour beaucoup. Je regrette parfois que ces dialogues soient inconnus du public, qui découvrirait une qualité d’intelligence, de respect, d’humilité aux antipodes des débats contemporains habituels. Il découvrirait qu’il subsiste encore dans un monde de plus en plus bouleversé, souvent sans repères, des personnes attachées à des valeurs universelles.
Vingt ans sonnent la fin de l’adolescence. Tenir la promesse de ces vingt premières années pour les vingt prochaines ne peut être que le souhait d’un civil qui a plus appris durant ces vingt ans que pendant les soixante précédents. Longue vie à Inflexions !