N°43 | Espaces

Michel Drouet  Jean-Nicolas Tournier

L’infiniment petit : l’enjeu des nanomatériaux

Dans le film de Richard Fleiseher, Le Voyage fantastique (1966), des militaires et des scientifiques sont réduits à la taille de cellules afin de sauver la vie d’un scientifique détenant des secrets vitaux. Tout au long du film, ils vont devoir affronter des dangers divers, notamment une attaque par le système immunitaire de leur hôte.

Le corps humain est en effet un espace où s’affrontent continuellement différentes espèces de bactéries et qui doit faire face à de nombreuses agressions. Son système immunitaire et les bactéries saprophytes livrent une guerre contre les diverses agressions extérieures : bactéries, virus, mais aussi toxiques. Il n’y a qu’un pas à faire pour imaginer qu’il devienne un champ de bataille où l’agresseur ne serait plus biologique mais au service d’un ennemi de notre pays – la grande peste de 1348, qui réduisit d’un quart la population européenne, fut apportée par des navires génois fuyant le siège de Caffa : afin d’abréger les combats, les assiégeants, des Mongols, avaient lancé des cadavres contaminés par le bacille de la peste par-delà les murailles. Mais les usages militaires ne se limitent pas aux seuls agents pathogènes et certains possèdent même des vertus bénéfiques.

L’exploration des propriétés de l’infiniment petit n’en finit pas d’apporter son lot régulier de surprises. La compréhension des règles de la physique applicables à la biologie, c’est-à-dire entre des échelles du micromètre (un millième de millimètre) au nanomètre (un millionième de millimètre), émerge à peine, pendant que les outils d’exploration de l’infiniment petit biologique ne cessent de progresser en qualité et en résolution.

Paradoxalement, les effets nocifs des micro et des nanoparticules inorganiques, telles que l’amiante et la silice, sont connus depuis longtemps par les pathologies qu’elles produisent chez l’homme, par exemple l’asbestose et la silicose. L’émergence de nouveaux matériaux et sous-produits de combustion de taille nanoscopique nécessite de réexaminer la question des nanomatériaux sous l’angle de la toxicologie. Par ailleurs, les propriétés intrinsèques de ces nouveaux matériaux peuvent être mises à profit en médecine humaine pour développer des traitements. Qu’en est-il dans les forces armées ? Quelle est l’évaluation du risque pour les combattants et quelles sont les perspectives actuelles en santé, notamment dans le domaine des contre-mesures médicales (cmm) contre les agents du risque nucléaire, radiologique, biologique et chimique (nrbc) ?

Cet article vise à mettre en lumière l’aspect dual de ces technologies émergentes de l’infiniment petit oscillant entre un côté sombre (Mr Hyde, celui de la toxicologie) et une potentialité lumineuse de Dr Jekyll.

  • Mr Hyde
  • Nanotoxicologie

Les définitions internationales des nanomatériaux (nm) ne se recoupent que partiellement. Selon la norme iso ts27687, ce sont de nano-objets dont les trois dimensions sont d’échelle nanométrique, c’est-à-dire présentant un diamètre inférieur à 100 nm. Pour la Commission européenne, ils correspondent à des agrégats/agglomérats de particules « dont au moins 50 % dans la répartition numérique par taille présentent une ou plusieurs dimensions externes se situant entre de 1 et 100 nm ». Il s’agit donc d’un ensemble hétérogène où l’on distingue des nanoparticules (np), lorsque l’on considère des nano-objets de structure tridimensionnelle équilibrée, des nanotiges ou nanoplaques et nanofibres où les trois dimensions diffèrent fortement.

Outre la taille, on peut classer les nm/np en fonction de leur composition ou de leur origine. On distingue ainsi des nm/np d’origine synthétique ou naturelle, variant selon leur forme cristalline et leur composition chimique ou selon l’existence de mouvements électroniques internes, et, pour ce qui est de la composition, des nm/np carbonés comprenant notamment les résidus diesel et de combustion moteur, des nm/np inorganiques ou organiques, notamment métalliques (et oxydes de métaux), et, par combinaison des trois types, des nm/np composites. On peut également identifier des np dégradables (polymériques-dendrimériques, lipidiques-liposomes et liposomes solides) et des np non dégradables (fullerènes, métalliques, puits quantiques).

On soulignera le caractère très étendu de la structuration nano dans le monde du vivant. Ainsi l’organisation du corps humain dispose de structures de taille nano hautement intégrées comme le tissu osseux, constitué d’ostéons élémentaires, ou des acteurs aussi fondamentaux que l’adn ou les protéines enzymatiques, qui sont également considérés par certains comme des nanostructures.

La toxicité potentielle des nanomatériaux est apparue progressivement, accompagnant une utilisation de plus en plus importante de ces structures et aboutissant à l’émergence d’une nouvelle discipline : la nanotoxicologie. Fondées sur de nombreuses expériences in vitro, moins fréquemment sur des modèles précliniques, impliquant des cohortes épidémiologiques dans le cadre des pollutions environnementales, de nombreuses études interrogent les interactions des nm/np avec les tissus biologiques et cherchent à relier propriétés physicochimiques et réponse toxique. Doivent être pris en compte la taille, la forme, la nature de la surface, le caractère hydrophile, la capacité d’agrégation, la présence de surfactant et de solvant… Ainsi, paradoxalement, la réduction de taille s’accompagne d’une augmentation de la toxicité.

Certains comportements évoquent les virus, mais la toxicité des nanoparticules ne peut être évaluée à partir de leur nature chimique et de leur concentration massique ni de la dose administrée. Les nm/np peuvent franchir la barrière cutanée, être inhalés, être injectés par voie intraveineuse ou intrapéritonéale avant de se distribuer dans certains organes, conservant ou non leur structure, et être éventuellement excrétés. Des toxicités aiguës ou chroniques ont été observées. Parmi les mécanismes pathologiques, le déclenchement d’un stress oxydatif irréversible a été montré après franchissement de la barrière cutanée ou des muqueuses par les nm/np, ainsi que l’existence de dénaturations protéiques, de blocages de la chaîne énergétique mitochondriale et de la phagocytose. Ces lésions élémentaires pourraient aboutir à des pathologies asthmatiques ou cancéreuses.

  • Nanotoxicité et environnement militaire

La motorisation du champ de bataille est une donnée ancienne dont les conséquences en termes de pollution environnementale et de risque pour la santé du combattant ont été jusqu’à récemment minimisées ou plutôt ignorées. La problématique sanitaire résultant de la généralisation de l’utilisation de moteurs diesel en secteur civil est actuellement un domaine très sensible au plan sociétal. À ce stade, les enquêtes ciblant les populations des aires géographiques fortement urbanisées et polluées relèvent des perturbations de type inflammatoire, prothrombotique ou hémolytique. En préclinique, les np diesel pourraient favoriser la formation de plaques amyloïdes. Il faut savoir que ces dernières seraient impliquées dans des maladies neurodégénératives comme la maladie d’Alzheimer. Les recherches ne font que débuter…

En contexte militaire, il faut prendre en considération le caractère multipollué de certains environnements dont l’accessibilité doit être, et est déjà de fait, restreinte. Ainsi les champs électriques hautes fréquences spécifiques utilisés par les armées, qui font l’objet d’une réglementation très stricte, peuvent, dans certaines configurations, être mis en œuvre dans un milieu fortement pollué par les dep (diesel exhaust particle). C’est le cas de certains bâtiments de la Marine nationale. Ce constat a justifié des travaux de recherche explorant de possibles synergies pouvant incriminer des mécanismes d’orientation préférentielle des nanoparticules dans le champ électromagnétique, de facilitation du franchissement des barrières biologiques pluricellulaires, des phénomènes de dissipation, d’induction d’effet vibratoire… Les résultats obtenus à l’Institut de recherche biomédicale des armées (irba) montrent une action réelle des np sur la fluidité membranaire et sur la biodistribution au sein de l’organisme, avec perméabilisation/effraction avérée de la barrière hémato-encéphalique susceptible de se traduire par une toxicité cérébrale.

Les nanoparticules sont également présentes dans les aérosols issus d’armements utilisant des propergols solides composites comme propulseurs : lance-roquettes à usage unique, missiles mer et stratégiques… Sont particulièrement à prendre en considération les np d’alumine qui accompagnent le dégagement de chlorure d’hydrogène gazeux. Les servants pourraient être ainsi exposés de façon aiguë ou chronique, programmée voire accidentelle, à ces polluants contenus dans les aérosols chauds produits lors des mises à feu. Il importe donc là aussi de bien caractériser les risques sanitaires encourus à court et à moyen termes, et de disséquer les mécanismes de cytotoxicité des gaz et des particules en cause afin d’en réaliser une maîtrise parfaite par des mesures préventives et par une définition optimale des périmètres d’utilisation. Des travaux dans le domaine ont été initiés à l’irba et se poursuivent actuellement, qui tendent à montrer l’existence de phénomènes inflammatoires ainsi que de potentielles atteintes génotoxiques pulmonaires. Il est à noter que la toxicité de l’aluminium sur le système nerveux central est bien documentée – maladie d’Alzheimer et syndromes parkinsoniens.

  • Dr Jekyll
  • Des outils prometteurs pour la protection et le traitement des militaires

Les nanoparticules peuvent aussi être utilisées pour leurs propriétés physicochimiques et de taille pour des applications dans le domaine des contre-mesures médicales en matière d’agents nrbc. Ainsi, des travaux récents ont permis de montrer la capacité des np de dioxydes de cérium cristallisées sous forme d’octaèdres tronqués à dégrader les organophosphorés en phase liquide et en décontamination cutané, en prenant comme première cible un pesticide, le paraoxon, particulièrement toxique et utilisé à des fins d’assassinats dans les années 1980 en Afrique du Sud. En effet, le problème majeur face aux armes chimiques est la décontamination. On peut se protéger relativement aisément de la radioactivité, ce qui n’est pas le cas avec les organophosphorés ou d’autres neurotoxiques dont la rémanence est importante. L’utilisation de np permettrait un procédé d’usage simple et rapide.

Dans le domaine de la radiotoxicologie, il a été démontré en préclinique que l’utilisation des nanotechnologies pouvait faciliter la mise en œuvre des cmm pour la décorporation des actinides, puisque l’administration par voie orale de capsules de Nano dtpaTM présentait la même efficacité que l’administration par voie intraveineuse du Zn-dtpa, le traitement de référence. Encore une fois, l’idée est de concevoir des techniques d’usage simple : la voie orale plutôt qu’intraveineuse difficile à mettre en œuvre dans un contexte de contamination.

Les nanoparticules sont également étudiées et utilisées dans deux grandes applications pour la prévention et le traitement des maladies infectieuses : la vaccinologie, avec l’amélioration et la compréhension des mécanismes physico-chimiques de la délivrance des vaccins, en utilisant les np comme adjuvant, et l’adressage et la délivrance ciblés de molécules thérapeutiques (antibiotiques, anticorps…).

  • Vaccinologie

Les armées ont adopté très précocement la vaccination comme mode de protection contre les maladies infectieuses – Napoléon avait compris la supériorité qu’il pouvait tirer d’une troupe en bonne santé. Si les vaccins actuellement disponibles permettent de prémunir les militaires de la majorité des agents existant en métropole, ce n’est pas le cas pour nos forces de souveraineté ou celles déployées en opération extérieure. Il existe donc un besoin de développement de nouveaux vaccins contre des agents aussi divers que ceux du risque biologique agressif (charbon, peste, virus Ébola, Lassa) ou du risque naturel (paludisme, dengue, chikungunya, grippe pandémique…).

Une des limites technologiques de la vaccinologie est la possibilité de développer des réactions immunitaires soit contre des antigènes intrinsèquement faiblement immunogènes, soit avec une amplitude suffisante pour induire une réponse mémoire et donc une protection de longue durée. Dans cet objectif, des substances dites « adjuvantes » sont ajoutées dans tous les vaccins qui ne sont pas constitués de bactéries ou de virus atténués pour permettre une bonne réponse vaccinale. Mais actuellement, seuls les sels d’aluminium (hydroxyde et phosphate d’alumine) et certaines émulsions lipidiques ont obtenu des autorisations de mise sur le marché. Les modes d’action de ces adjuvants sont mal connus, et les adjuvants aluminiques sont mal acceptés sociologiquement en France, malgré un excellent profil de tolérance toxicologique et des milliards de doses utilisées à travers le monde. Il existe donc une place pour leur amélioration. Les nanoparticules font figure d’excellent candidat, dans la mesure où la variété des substrats chimiques possibles, fonctionnalisés ou non, biodégradables ou non, permet d’imaginer des particules qui peuvent porter des antigènes et qui sont capables de les adresser spécifiquement aux cellules immunitaires. Elles pourraient alors jouer le rôle de transporteurs, de vecteurs et d’activateurs de l’immunité.

Les np représentent donc un grand espoir d’amélioration des prophylaxies vaccinales en matière de lutte et de contrôle des maladies infectieuses naturelles, de même que celles du risque biologique provoqué.

  • Vectorisation de molécules thérapeutiques

Les nanoparticules présentent l’avantage de pouvoir servir de contenant à l’échelle nanoscopique de molécules thérapeutiques, qui seront ensuite délivrées directement dans les cellules cibles (antibiotique, antiviral, antiparasitaire). Il a ainsi été mis au point des np capables de délivrer des molécules antibiotiques enfermées dans des particules biodégradables ou dotées de nanopores. Ce mode de dispensation des médicaments offre de nombreux avantages. D’abord, les quantités de molécules administrées sont réduites au minimum, ce qui permet de limiter leur effet toxique sur l’hôte. Cela réduit également les effets toxiques dans l’environnement, ce qui est particulièrement important pour lutter contre l’émergence de souches résistantes aux antibiotiques. Ensuite, la libération des molécules peut se faire de manière ciblée, sur les cellules qui sont aussi celles choisies par le virus ou la bactérie. Les infections des poumons peuvent ainsi se traiter par des particules aérosolisées contenant des antibiotiques ; les infections osseuses, particulièrement difficiles d’accès aux thérapeutiques, peuvent être mieux soignées. Enfin, la libération de l’agent thérapeutique peut se faire de manière retardée et prolongée, limitant le nombre de prises médicamenteuses et facilitant l’observance thérapeutique.

Ainsi, une très grande variété de nanoparticules est actuellement testée. Il existe une très grande diversité des combinaisons chimico-physiques possibles, permettant de s’assurer de la stabilité et de la porosité des particules. Il est aussi possible de faire varier leur taille, leur charge électrostatique, la « décoration » de leur surface par des motifs les rendant furtives et/ou ciblant des tissus. Les combinaisons sont donc infinies et l’exploration du potentiel thérapeutique des np en médecine ne fait que commencer.

  • Conclusion

Les nanomatériaux font désormais partie de l’environnement usuel du combattant, tant les applications dans le domaine de la défense sont nombreuses. Cette diffusion n’est pas sans questionner sur de possibles conséquences sanitaires. Cette présentation succincte fait apparaître le caractère fondamentalement ambivalent de ces matériaux de l’infiniment petit. Menaces environnementales pour la santé du combattant inhérentes à la mise en œuvre par ce dernier de son armement, leur maîtrise parfaite devra être assurée. Mais ils sont aussi sans aucun doute des vecteurs d’innovation technologique favorables à la protection du combattant. Matériaux du futur, les nanostructures permettent ainsi d’envisager un large spectre d’utilisation, de la vaccinologie à la protection active de tenues nrbc de nouvelle génération capables de dégrader les agents de guerre chimique ou biologique après les avoir piégés grâce à l’intégration dans les fibres textiles de nanostructures telles des nanotubes/fibres réalisés en matériaux semi-conducteurs. Il ne reste donc aux différents acteurs impliqués qu’à s’organiser dans la vigilance pour que la parole ne soit donnée qu’au Dr Jekyll.

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