N°49 | La route

Olivier Kempf

Nager dans le flux

Parmi les définitions de la route données par le Littré, retenons celles-ci : « voie pratiquée pour aller d’un lieu à un autre », « route militaire : chemin qui a été percé pour faciliter les opérations militaires », « direction que l’on suit pour aller à un lieu », « chemin que fait ou doit faire un navire dans une direction donnée », « espace que parcourent les astres, les eaux». Nous proposons ici une définition un peu augmentée : « Itinéraire pour aller d’un point à un autre, parcourant des points de passage et permettant rapidité et économie des efforts. » Les précisions ajoutées insistent sur l’utilité de la route : c’est un objet social et humain, permettant à des humains de parcourir un espace donné pour rencontrer d’autres humains.

Le Littré nous enseigne autre chose : la route a d’abord été terrestre. Le mot vient du bas latin rupta, qui, au xiiie siècle, désigne « une grande allée percée dans la forêt ». La route est donc d’abord un chemin sinon de terre, du moins sur la terre ; elle a pu être aménagée et pavée – que l’on songe aux voies romaines dont les vestiges s’observent encore régulièrement au détour de nos campagnes. Mais ces routes se sont progressivement affranchies de la terre ferme : elles ont été maritimes, aériennes, même si le Littré ne les mentionne pas, et même spatiales (outre les objets célestes, convenons que nos fusées partent de sites de lancement pour aller se placer sur des orbites définies – et peu nombreuses – ; dans ce cas-là aussi il y a route).

Ce modèle de la route est globalement valable dans le cyberespace. Il y a ainsi des routes principales, des secondaires, des cantonales et des vicinales, sans même parler des grands et petits chemins, traverses et autres layons terminaux faiblement battus… Décrivons brièvement les voies principales. On les désigne par le mot de dorsales, qui peuvent être terrestres ou sous-marines. Le grand public a certainement entendu parler des câbles sous-marins, avec des représentations cartographiques nombreuses et actualisées. Curieusement, il est fort difficile d’obtenir des représentations équivalentes des dorsales numériques qui équipent la terre ferme. Elles sont pourtant aussi nombreuses et, surtout, elles irriguent beaucoup plus de ramifications pour tisser une toile au point serré, ce qui n’arrive pas sous la mer. C’est la première raison de cette non-représentation cartographique. Une difficulté à laquelle il faut ajouter une raison politique, les États n’ayant guère intérêt à faire connaître leurs réseaux. Comme autrefois, la connaissance de la carte est instrument de pouvoir, car la géographie sert d’abord à faire la guerre, même si elle ne sert pas qu’à cela.

Ces dorsales, terrestres ou sous-marines, relient des stations diverses : stations d’atterrage, points d’échange Internet, fermes de données. Dans ce dernier cas, les besoins en énergie sont énormes et ces lieux de stockage sont souvent localisés à proximité d’arrivées de lignes à haute tension. Il y a ainsi une certaine superposition entre les routes numériques terrestres et les infrastructures existantes : elles suivent les autoroutes, les voies ferrées ou encore, à distance, les lignes à haute tension.

Ces fibres, câbles et lignes informatiques paraissent donc continues. Survient déjà une première exception : d’autres réseaux peuvent supporter une route cyber. Un réseau électrique, par exemple, peut transporter de l’information numérique : c’est la logique des compteurs Linky, installés par edf chez la plupart des Français et permettant de mesurer continûment la consommation électrique. L’information est partagée par le particulier et l’exploitant. La ligne électrique qui aboutit chez vous est ainsi une route numérique. La route numérique n’est donc pas aussi spécialisée qu’on le pense au premier abord.

De même, certaines routes numériques ne sont pas matériellement continues, ce qui constitue, pour le coup, une différence de nature avec les autres routes terrestres – celles maritimes, aériennes et spatiales sont œuvres de l’esprit, traits posés sur la carte, concepts plutôt que réalités tangibles. En effet, beaucoup de communications cybernétiques utilisent les ondes : pensez-à votre ordiphone sur lequel vous pouvez sélectionner ici le Bluetooth, là le Wifi, celui-ci étant encore 4G, celui-là déjà 5G, quand tel ou tel appareil reçoit ses données d’un satellite sidéral… D’ailleurs, la plupart des terminaux (imprimantes, rétroprojecteurs, matériels audiovisuels…) sont désormais connectés par onde et la tendance va s’accentuer avec les réseaux de cinquième génération (5G) et de sixième génération (6G), déjà annoncée.

Mais surtout, la différence la plus structurelle tient à la façon dont les « objets » utilisent les routes. L’Internet est ainsi fait – et son protocole de communication est devenu un standard, au-delà même du monde de l’Internet proprement dit – qu’un message allant d’un ordinateur A à un ordinateur B ne va pas suivre une route unique mais une multitude, selon deux procédés. Tout d’abord, pour des raisons de duplication, donc de sécurité, la plupart des messages sont stockés à deux endroits différents, dans deux entrepôts de données distincts et si possible éloignés. C’est l’une des raisons qui expliquent qu’une majorité du trafic Internet mondial passe par les câbles transatlantiques : les applications américaines vont ainsi copier de l’autre côté de l’Atlantique tout message émis sur l’une de ses rives. Votre recherche Google – ou Qwant, puisque vous êtes attentifs à utiliser des logiciels européens – est ainsi enregistrée simultanément dans une ferme européenne et dans une autre ferme américaine.

Mais surtout, votre message va être transporté par paquets. Il est divisé à l’émission en un certain nombre de lots, chacun numéroté et avec les indications nécessaires (origine, destination, date et heure, ordre de reconstitution…). Chaque paquet va ensuite suivre son chemin qu’il va trouver tout seul, en fonction des disponibilités, c’est-à-dire de la fluidité du réseau. Par exemple, si vous envoyez une photo de votre voyage à Venise à votre grand-mère à Marseille, tel « bout » de la photo passera par Rome, tel autre par Tunis, tel autre par Zurich, Berlin ou Stockholm… et une fois arrivés, ils se recomposeront en une photo similaire à celle d’origine. Supposons que votre photo ait été divisée en dix bouts : elle aura suivi dix chemins différents pour aller de Venise à Marseille. La route numérique n’a plus qu’un lointain rapport avec notre vieille route ancestrale, tracée autrefois par les Romains, le plus souvent sur des traces parcourues par les premiers hommes1. Alors, l’objet ou le sujet du déplacement empruntait la route d’un seul tenant. Dans le numérique, c’est l’exception.

Plutôt que tenter d’isoler une route informatique, il faut parler des routes et de leur réseau si dense. Certes, les réseaux routiers, ferrés, aériens constituent également des toiles aux mailles plus ou moins serrées, qui doivent composer avec un certain nombre de contraintes géographiques (marais à contourner, vallée à franchir, zone de dépression météorologique, hauts-fonds marins…) mais aussi techniques : il n’est pas de route qui ne soit désormais équipée (signalisation au sol, barrières de sécurité, panneaux statiques ou diffusant des messages, mais aussi caméras, péages, contrôleurs aériens, sémaphores, phares, remorqueurs de ports, balises, radars…). Les routes sont ainsi contrôlées – si le langage courant parle des contrôleurs aériens, il ne doit pas oublier que toute infrastructure routière dispose d’un système de contrôle.

Sans surprise, cela est également vrai pour le réseau informatique. On observe ainsi une course à la taille qui entraîne une explosion du trafic des données. Voici donc un entassement des routes cyber, qu’elles soient physiques (les câbles, toujours plus gros et toujours plus nombreux) mais aussi par ondes (5G et bientôt 6G, mais aussi déploiement d’un réseau de milliers de satellites par Elon Musk). Alors que dans le monde classique, il y aura au maximum la juxtaposition de deux, voire de trois routes sur un même itinéraire (une autoroute et une nationale, voire une départementale, une ligne tgv avec une ligne ferroviaire classique, ou encore autour des villes la multiplication centrifuge des boulevards circulaires ; à Paris par exemple les boulevards des maréchaux, le périphérique et l’A86), le monde Internet connaît une profusion exponentielle de routes de toute sorte qui irriguent le Globe.

Il y a ainsi densification et ubiquité, au point que la notion d’infrastructure en réseau, souvent imagée par la toile d’araignée, disparaît. Dans le cyberespace, on n’identifie plus les routes. L’infrastructure cybernétique nous enveloppe désormais d’un tissu continu dont on ne distingue plus les mailles. Traditionnellement, la route supporte des flux : ils « empruntent » la route, ils cheminent dessus. Dans le cyberespace, la route a disparu pour se transformer en un océan de flux dans lequel on nage. Peu importe le chemin, seule compte la baignade.

Vous, comme individu, êtes désormais un être cyber, point d’aboutissement de toutes sortes de flux de données : votre ordinateur, votre ordiphone, votre voiture connectée, vos cartes de crédit, bientôt (grâce à la 5G) vos tissus connectés et tous vos objets connectés communiqueront entre eux, sans même que vous en soyez conscient. Ils échangeront des informations, ne serait-ce que l’identification et la localisation de l’objet connecté voisin. Ce flux de données sera immaîtrisable, car celles-ci se propageront d’un bout à l’autre de la Terre sans qu’il soit possible de les isoler. Cela pose d’ailleurs de graves considérations de sécurité, car jusqu’aujourd’hui, une hypothèse de base du domaine était que l’on pouvait réussir à isoler la donnée et les réseaux. Demain, cela sera impossible tant il y aura de flux de données. Il nous faut apprendre à nager dans le flux.

1 Lire à ce propos le passionnant G. Roupnel, Histoire de la campagne française, 1932, rééd. Presses Pocket, 1998, qui est toujours d’actualité.

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