Comment et pourquoi un pays de si haute culture que l’Allemagne a-t-il pu s’abandonner au national-socialisme ? La question, on le sait, ne cesse de tarauder les historiens, et cela des deux côtés du Rhin. Christian Baechler apporte à son tour une réponse, qui ne s’en tient pas à la seule période 1919-1945 habituellement privilégiée. Il expose de façon magistrale le récit des origines d’une « trahison », dont le long prélude est étudié avec la précision d’un entomologiste. Le choix des mots est, ici, essentiel à la démonstration. Les « élites » désignent une « bourgeoisie culturelle » qui, de son apparition dans le dernier tiers du xviiie siècle au milieu du xixe siècle, réserva à l’Allemagne les promesses de ses idéaux néo-humanistes, libéraux et modernistes. Ce groupe social spécifique de la société allemande – composé des juristes de l’administration et de la justice, des notaires et des avocats, des pasteurs des Églises territoriales, des enseignants des universités et des « gymnases » ainsi que des médecins – dépendant directement ou indirectement de l’État dans l’exercice de sa profession entend alors opposer le prestige de la culture à celui de la naissance et de la fortune. Cette aristocratie d’un nouveau genre se souciait bien évidemment de l’unité allemande, mais tout autant de libérer la société des rigidités héritées d’un Ancien Régime décrié. La question sociale comme celle du parlementarisme, notamment, furent posées en des termes éclairés, nourrissant une réflexion plus générale quant au rôle de l’État. Ainsi, la « bourgeoisie culturelle » fut une contributrice essentielle de l’effervescence politique de l’Allemagne jusqu’au Parlement de Francfort (1748-1749), qui marqua l’acmé de son influence.

Puis vint le temps d’un irréversible déclin et des premières trahisons. D’abord parce que le succès du système fédéral conçu par Bismarck pour faire obstacle au parlementarisme la contraignit à accepter une monarchie constitutionnelle, certes non parlementaire mais capable de réussir l’unification de l’Allemagne sous la forme d’un État-nation. Ce ralliement, politique aussi bien qu’intellectuel, en appela bien d’autres : ainsi l’abandon de l’idéal d’une société plus libre qui alla de pair avec la reconnaissance du nationalisme comme idéologie dominante. Hegel, en quelque sorte, triomphait de Humboldt. Qui plus est, l’essor de la société industrielle ajouta ses effets à cette crise existentielle.

On comprend dès lors pourquoi ces bourgeois cultivés et réfléchis accueillirent la Première Guerre mondiale avec enthousiasme. Le traumatisme de la défaite et du traité de Versailles fut à la mesure de leurs espoirs immodérés. Atteints dans leur patrimoine et leurs revenus, menacés chaque jour davantage d’un déclassement social psychologiquement insupportable, déconsidérés par la faiblesse de la République de Weimar, non moins affaiblis par la perte de la position privilégiée du protestantisme, ils durent renoncer définitivement à jouer ce rôle de guide et de porte-parole des aspirations profondes de la société qui avait été si longtemps le leur. D’ailleurs, voulurent-ils vraiment persévérer ? Le temps d’une nouvelle révolution, conservatrice, celle-là, célébrant le culte de l’action et de la détermination, en appelant à la satisfaction des instincts les plus élémentaires, était venu, comme celui du mouvement Völkisch qui pouvait maintenant, et sans coup férir, intégrer des interprétations racistes et antisémites au nationalisme allemand. Tout cela favorisa chez cette élite de la culture une forme de relativisme éthique et la prépara à accepter le nouvel ordre national-socialiste, voire même pour beaucoup à y participer. En réalité, l’effondrement moral fut total. Ce livre brillant donne à réfléchir et il invite à en relire un autre, La Trahison des clercs (Julien Benda), fort différent, mais dont la connaissance n’est pas moins utile pour comprendre ces temps modernes qui sont les nôtres.