Ne dites jamais à un auteur qu’il a le temps. Il va le prendre. Parce que c’est tout ce qu’il a. C’est tout ce qu’il a pu arracher au quotidien sauvage qui mange, à la vie qui dévore, à l’âge qui ravage, au trivial qui tue. Il a sauvé son temps, et le temps veut le tuer lui aussi. Mais l’auteur ne se laisse pas faire, il dégaine en premier. Il s’emploie avec acharnement à tuer le temps. C’est pour ça qu’il écrit. Alors vous qui lui avez dit que ce n’était pas pressé, vous n’aurez pas votre commande à temps parce qu’il aura toujours d’autres temps à fouetter. Comme tous les serial killers, il est méticuleux dans l’élaboration de ses crimes. Il tue le temps méthodiquement. Après tout, c’est de la légitime défense.
Ne dites jamais à un auteur que c’est urgent. Là, il va se braquer, monter sur ses grands chevaux de liberté, vous dire qu’il a besoin de marcher longuement tête nue sur des plages de silence, qu’il a besoin de méditer sur le langage des chiens et la rumeur du vent pour oublier tout ce qui le hante à tue-tête tout le temps, ou plutôt pour se laisser envelopper par les éléments et bercer comme par les bras d’une mère. Pour ressentir l’amour du monde il a besoin de ne rien faire. Enfin, c’est ce qu’il prétend. Parce qu’en vérité il travaille tout le temps, trois cent soixante cinq jours par an, comme ses cousins les paysans.
Et comme les paysans il parle du temps, parce qu’il le hume et parce qu’il le sent. Et parce que dans la brume son corps tressaille et son écriture tremble. Dans la grisaille, l’auteur, ravagé de nostalgie, plonge dans des états mélancoliques qui le paralysent et l’empêchent de se raconter. Puis, dès qu’il va mieux, aux premiers rayons du printemps, il tombe amoureux et il sait qu’il n’aura pas non plus le temps d’écrire. L’auteur a besoin de vivre ses sentiments à plein temps. Mais pour autant, alors même qu’il traverse des tempêtes et des tourments, il y a toujours un endroit de son esprit qui sourit en douce, en pensant aux beaux textes que ses déchirements lui offriront plus tard… Mais quand ?
Ne demandez jamais à un auteur combien de temps il a mis pour écrire quelque chose. Il n’en sait rien. Certaines heures du jour et de la nuit n’ont pas la même valeur. Il est des instants qui valent triple et certaines heures méritent d’être perdues. Si vous voulez acheter le travail de l’auteur, ce qui est bien louable, n’oubliez pas qu’il coûte cher le temps de vivre ! Les minuscules moments où il trouve dans son âme suffisamment de calme pour que les mots viennent. Ces rares moments où il n’est ni dévasté ni exalté surgissent parfois sans prévenir et il a besoin de se consacrer alors à ce qui est nécessaire pour lui, indispensable à sa vie : fabriquer ses objets de mots, si possible hors du temps, qui enfin ressembleraient à la réalité comme il la voit et comme il la ressent tout le reste du temps où il est un fantôme.
Car, pour lui, la vie vécue ne sert finalement à rien d’autre qu’à alimenter sa fabrication de texte. Pour aller du désir de texte jusqu’à l’objet manufacturé qu’il va laisser partir vers les gens, en bon artisan, il ne va plus compter son temps, ni en heures ni en mois ni en années de travail – sans compter le courage et le temps qu’il faut pour ne rien faire, laisser mûrir, ou laisser mourir. Revenir, relire, refaçonner, relire, recommencer, relire, douter, tout casser, refaire, décider que la première version était meilleure… Ou non, peut-être plutôt la quatorzième… Pour accéder enfin partiellement à son récit propre dans lequel le temps se déroulera enfin comme il l’entend.
Par conséquent, ne demandez jamais à un auteur de vous « écrire ça vite fait ». Il peut passer trois jours sur la rédaction d’un post-it à coller sur le frigo pour indiquer qu’il faut racheter du beurre. Lui seul sait qu’il y a mille manières de le dire et qu’une seule correspond à la réalité exacte du besoin de beurre qu’il ressent à ce moment-là et qu’il tient à exprimer au plus juste, tout en se posant la question de comment ce mot sera reçu par son destinataire. S’il n’y arrive pas, il préfère mourir. À l’inverse, on m’a parlé d’un auteur suicidaire qui n’est toujours pas passé à l’acte depuis vingt ans parce qu’il ne parvient pas à achever sa lettre d’adieux.
Imaginons un homme flottant à la surface d’un grand lac… Tout ce qui est sous la surface, c’est son passé sur lequel il flotte. Tout ce qui est au-dessus, c’est son futur, qui permet cette flottaison comme par une gravitation inversée. Parfois il plonge, parfois il vole. Et son présent ? C’est la surface du lac, qu’il peut envisager dans toutes les directions, à l’infini. Il peut nager à la surface sans jamais atteindre une berge. C’est le présent de l’écriture.