N°54 | Le temps

François Mattens

Ce que vivre hors du temps nous apprend de notre relation à l’autre

Le temps est une ressource limitée. Et notre perception de cette limitation a une portée considérable sur la façon dont nous prenons des décisions et faisons des choix. Face à un dilemme, nous évaluons souvent le temps dont nous disposons pour réfléchir et peser les options, ce qui peut créer un sentiment d’urgence ou de pression. Individuellement, nous apprécions notre liberté à l’aune de notre capacité à faire nos propres choix, qu’ils soient personnels ou professionnels. Ce rapport à la liberté est bousculé le jour où ce référentiel qui régit notre quotidien disparaît. C’est ce que nous avons vécu avec Deep Time1, une expédition scientifique qui a emmené quinze personnes lambda sous terre durant quarante jours afin de vivre sans aucun repère temporel et tester les limites chrono-
biologiques d’un groupe social.

Il y avait certes déjà eu par le passé des expériences scientifiques et des individus qui s’étaient volontairement coupés de tout référentiel temporel pour étudier les effets de l’isolement sur le corps et sur l’esprit. En 1962, par exemple, le spéléologue Michel Siffre s’était isolé dans une grotte glacée pendant deux mois, et avait étudié ses réactions physiologiques et psychologiques. Trente ans plus tard, en 1993, Maurizio Montalbini, un sociologue italien, avait fait de même en plusieurs périodes pour un total de trois cent soixante-six jours. Tous en sont ressortis avec des séquelles plus ou moins perceptibles. Deep Time fut une expérience inédite, d’une part, du fait de la douzaine de disciplines scientifiques impliquées (sociologie, éthologie, psychologie, neurobiologie, nutrition…), mais également, d’autre part, par son format réunissant quinze équipiers, huit hommes et sept femmes, de vingt-cinq à cinquante ans, de milieux socio-économiques représentatifs de la population française.

C’est fin 2020 que mon ami et camarade de la Société des explorateurs français Christian Clot m’a proposé de participer à Deep Time. Je n’ai pris que quelques heures de réflexion pour lui répondre par l’affirmative avec cette phrase : « J’ai toujours rêvé de donner mon corps à la science de mon vivant. » Après plusieurs mois de tests physiques et psychologiques, me voilà donc le 14 mars 2021 devant la grille d’entrée de la grotte de Lombrives, dans l’Ariège, avec quatorze autres personnes sélectionnées parmi plusieurs centaines de candidats.

Nous sommes tous prévenus : aucun contact avec l’extérieur, aucune possibilité de savoir quel jour nous sommes… Une seule règle nous est fixée : vivre à notre propre rythme, dormir quand nous en ressentons le besoin, ne jamais utiliser de réveil ou chercher à se faire réveiller et surtout ne jamais réveiller quelqu’un d’autre. Nous sommes officiellement des « timeconautes », qui allons faire un voyage dans le temps !

  • Le lien social plus fort que le besoin biologique

Des recherches précédentes ont montré que notre rythme circadien2 influence nos préférences sociales et nos comportements relationnels. Les personnes ayant un chrono type du matin (les « lève-tôt ») sont plus enclines à interagir socialement et à entretenir des relations en début de journée, tandis que celles ayant un chrono type du soir (les « couche-tard ») préfèrent les interactions sociales en soirée. Ces inclinations peuvent avoir des répercussions sur la compatibilité des relations et sur la formation de réseaux sociaux.

Or, dans la grotte, les journées de vingt-quatre heures n’avaient plus aucune signification ; nous parlions dès lors de cycles veille/sommeil, un référentiel temporel sui generis. Après sept à huit cycles d’euphorie où le groupe s’est adapté tant bien que mal et a mis en place une organisation, la désynchronisation et la perte de la notion du temps ont fait leur effet. Lorsque vous vous leviez le matin – votre matin –, vous pouviez croiser des camarades qui allaient se coucher et d’autres qui déjeunaient. Les décalages entre les rythmes de chacun n’ont alors fait que croître. Ainsi, la plus longue période de veille sera de cinquante heures, la plus longue nuit de trente-deux heures et le plus long cycle de plus de soixante-douze heures ! Comment s’organiser sans pouvoir se donner une heure de rendez-vous ni définir d’échéance ?

Au fur et à mesure des cycles, nous avons pourtant réussi à réaliser des tâches communes grâce à une resynchronisation du groupe fondée sur la collaboration et l’envie d’être ensemble. En effet, autour d’objectifs communs et de valeurs partagées, les liens sociaux se sont renforcés entre nous. Cela a eu pour conséquence d’ajuster nos cycles circadiens sur les autres et de pouvoir travailler3 en équipe. Preuve en est que l’Homme est un animal social capable de modifier ses besoins biologiques pour interagir avec d’autres, en allant parfois jusqu’à des cycles de plus de soixante-dix heures ! Cette expérience a démontré que nos relations avec les autres jouent un rôle crucial dans notre bien-être émotionnel, mental et physique. Les liens sociaux nous fournissent des opportunités d’apprentissage, des ressources pour faire face au stress et un sentiment d’appartenance à un groupe ayant un objectif commun.

Les repères temporels demeurent ainsi essentiels pour structurer notre vie quotidienne. Ils nous aident à orchestrer nos actions avec celles des autres, à établir des routines et à anticiper les événements futurs. Ces repères sont intégrés dans nos systèmes sociaux, culturels et économiques. En leur absence, les individus peuvent rencontrer des difficultés pour s’organiser, pour planifier et coordonner leurs activités, ce qui peut entraver leur capacité à accomplir des tâches et à atteindre leurs objectifs. Ce fut le cas durant l’expérience où nous avons, au moins jusqu’au vingtième cycle, eu d’énormes difficultés à nous mettre au travail, à établir des processus et des méthodes de coordination. Tout cela engendra une démotivation générale jusqu’au sursaut social, une troisième phase, qui s’enclencha à partir de ce vingtième cycle, marqué par une resynchronisation générale.

Cette expérience a confirmé qu’un groupe est bien plus fort que la somme des individus qui le compose. C’est bien notre intelligence collective, ce formidable levier libérateur de créativité et d’engagement, qui nous a permis de faire face à de nombreuses situations inédites et déstabilisantes. Totalement coupés du monde, nous n’avions en effet pas la possibilité de faire appel à l’extérieur ou de « googliser » quoi que ce soit pour trouver une réponse à nos interrogations. L’expédition a également confirmé que la diversité des profils constitue une source de complémentarité des savoir-faire4 indispensable pour résoudre des problèmes nouveaux. Enfin, la constance du dialogue5 a évité que les relations ne se dégradent, même dans des conditions de vie spartiates.

  • La mémoire, première victime de la perte du temps

En psychologie, on parle de typologies mémorielles que l’on peut définir de la manière suivante :

- la mémoire sensorielle, la plus immédiate, qui permet une perception très courte (de l’ordre de quelques secondes) des stimuli sensoriels, que ce soit visuels, auditifs, olfactifs… ; c’est la première étape du processus de mémorisation ;

- la mémoire de travail, qui est limitée en capacité (environ sept éléments) et en durée (quelques dizaines de secondes sans répétition) ; il s’agit de l’information dont nous sommes conscients à un moment donné ;

- la mémoire à long terme, qui stocke les informations pour une durée potentiellement illimitée. Elle est généralement divisée en deux sous-catégories : la mémoire explicite ou déclarative, qui est celle des faits et événements que nous pouvons consciemment rappeler et verbaliser, et la mémoire implicite ou non déclarative, qui est celle que nous ne pouvons pas verbaliser consciemment, comme les habiletés motrices (par exemple, savoir comment faire du vélo) ou les associations conditionnées ;

- la mémoire prospective, celle des futurs événements ou tâches à réaliser, comme se souvenir de faire les courses après le travail.

Ces différentes typologies de la mémoire ne fonctionnent pas de manière isolée, mais interagissent pour former notre expérience globale.

Durant toute l’expérience, nous devions noter et établir un compte rendu de nos activités et interactions pour fournir aux scientifiques les moyens d’analyser nos comportements et nos habitudes. Nous pouvions le faire en temps réel, mais bien souvent il se réalisait en « fin de journée » (en fin de cycle) ou avant d’aller se coucher. Il fallait donc faire appel à notre mémoire, ce qui s’est révélé être une tâche plus ardue que prévu. De prime abord, nous n’avions pas l’air d’être affectés dans notre capacité à puiser des souvenirs immédiats, mais très rapidement nous nous sommes rendu compte de la difficulté et de l’effort nécessaire pour nous rappeler des événements survenus à peine quelques minutes auparavant. Dès lors, pour vérifier notre propre mémoire ou combler ses absences, nous faisions très souvent l’exercice en groupe en posant les questions suivantes : ai-je mangé avec toi à midi ? te souviens-tu avec qui nous étions ? es-tu certain que ce n’était pas plutôt hier ?

Cette perte de la mémoire de travail a perduré plusieurs jours après la sortie de la grotte. Heureusement, le cerveau étant une machine remarquable d’adaptation, la capacité à la mémorisation est revenue peu à peu.

  • De l’acceptabilité sociale à ne rien faire

Quand vous êtes hors du temps, vous avez la possibilité de sortir de la « dictature de l’urgence »6, du culte de l’instantanéité, de l’optimisation du temps et de l’efficience. En perdant nos repères temporels, nous perdions aussi le sentiment de culpabilité que nous connaissons quand nous prenons le temps. Et en ralentissant le rythme, nous avons constaté que nous portions une meilleure attention à la tâche à réaliser et à ses conséquences, et que nos compétences s’en trouvaient décuplées. De plus, l’absence de connexion et le sevrage numérique ont dégagé énormément de temps de cerveau disponible, nous permettant de nous concentrer plus intensément et plus longtemps.

Avec le recul, et ce d’autant plus à la reprise d’une vie normale hors de la grotte, nous nous délections de cette non-activité déculpabilisée et libérée de toute pression sociale, de cet état ayant très mauvaise réputation qu’est l’ennui. Mais un ennui constructif. Il nous a permis d’être en éveil, de prendre du recul et d’être créatifs. Il nous a poussé à fabriquer des choses pour la communauté comme, par exemple, du mobilier pour améliorer le quotidien), à réfléchir à des idées que nous n’avions jamais pris le temps de creuser ainsi qu’à lire. Ces conditions vous permettaient de lire d’une intensité comme jamais connue auparavant. Vous pouviez vous plonger dans un livre puis relever la tête et vous surprendre à avoir lu deux cent cinquante pages sans aucune interruption. Tout simplement parce que vous n’aviez que cela à faire, aucun facteur exogène ne venait perturber votre lecture. « S’ennuyer, quel bonheur ! », comme le dit le psychiatre et docteur en neurosciences Patrick Lemoine7.

  • Décider et agir sans hiérarchie et sans temporalité

De nombreuses cultures et sociétés à travers l’histoire ont expérimenté des formes d’organisation sans hiérarchie traditionnelle ou avec des structures de pouvoir minimisées. Ce fut le cas durant ces quarante jours passés sous terre où notre gouvernance s’est rapprochée de celle de certaines communautés indigènes, comme les tribus amérindiennes et aborigènes, qui ont des structures sociales horizontales plutôt que verticales – les Iroquois, par exemple, avaient un système de prise de décision fondé sur le consensus, où les leaders étaient essentiellement des médiateurs.

Ainsi, durant toute la durée de l’expérience, jamais un chef n’a été désigné ou ne s’est autoproclamé tel, mais des leaders successifs et interchangeables ont émergé. Plutôt que de faire usage d’autorité en se référant à une logique hiérarchique, chacun a su faire preuve de recul pour laisser le groupe évoluer, se montrer humble face aux problèmes rencontrés, partager ses expériences et surtout faire confiance à la communauté pour obtenir le meilleur de chacun.

Au-delà des problèmes du quotidien, nous avons parfois été confrontés à des prises de décision cruciales pour l’évolution de notre expérience : gestion de notre nourriture, de nos ressources en eau ou encore de la production d’électricité. Malgré des avis divergents, nous sommes toujours parvenus à prendre une décision consensuelle sans avoir recours au vote pour trancher. Le secret réside dans le fait que nous avions le temps ! Le temps de débattre, le temps de confronter les points de vue, le temps de convaincre l’autre ou que l’autre abandonne avant vous. Cette illusion d’un temps illimité nous a permis in fine de toujours trouver un point de convergence dans la prise de décision commune. À l’aune des débats que nous connaissons dans notre pays, de la remise en question de l’autorité politique et de nos institutions, une question émerge : le manque de temps ne serait-il pas l’ennemi de la démocratie et du vivre ensemble ?

  • Se repérer dans le temps malgré tout

Durant toute l’expérience, nous n’avons eu de cesse d’assouvir notre besoin de connaître le temps grâce à des subterfuges plus ou moins efficaces : détection des passages des chauves-souris, fabrication d’une clepsydre de fortune… Le référentiel temporel était par exemple nécessaire, pour ne pas dire indispensable, pour notre autonomie en énergie. En effet, afin de pouvoir recharger nos piles et nos appareils scientifiques, nous avions à disposition deux vélos fixés à une batterie permettant de produire de l’électricité. En calculant notre consommation « quotidienne », nous avions évalué que chacun de nous devait pédaler environ une heure par cycle. Or, qu’est-ce qu’une heure quand vous êtes hors du temps… ? Comment dès lors recréer un référentiel ? Nous avons donc décidé que chacun effectuerait son tour de vélo avec un livre à la main – afin de faciliter la lecture, nous avons fabriqué un repose-livre en bois sur le guidon – et pédalerait pendant soixante pages.

Même si ne plus être assujetti aux échéances et aux urgences du quotidien permet de libérer la créativité et soulager notre charge mentale, il n’en demeure pas moins qu’à chaque instant nous nous demandions quel jour nous étions. Ce besoin de s’inscrire dans une temporalité est profondément ancré en l’Homme, indispensable pour ne pas sombrer psychologiquement – l’une des techniques les plus éprouvées de la torture psychologique n’est-elle pas de faire perdre la notion
du temps ?

On me demande souvent ce qui a été le plus difficile ou le plus agréable durant ces quarante jours. Tout en oxymore, ma réponse est que le plus difficile a été l’enfermement et que le plus agréable a été ma liberté. J’avais le temps sans pour autant y avoir accès.


1www.deeptime.fr

2Le rythme circadien est l’horloge interne du corps humain. Il s’agit d’un rythme biologique intégré prenant la forme d’un cycle d’environ vingt-quatre heures et régissant certains processus physiologiques comme le sommeil et l’alimentation.

3En complément de l’entretien de notre lieu de vie, nous avions des protocoles scientifiques quotidiens à effectuer pour évaluer les répercussions de l’expérience sur notre corps (perception du temps ; test olfactif, test de mémoire…) et trois missions complémentaires : cartographier la grotte, ramasser les déchets accumulés et référencer des milliers d’inscriptions appelées « glyphes ».

4Voir à ce sujet la chronique en ligne de Cyril Bouquet, professeur de stratégie et d’innovation à l’International Institute for Management Development de Lausanne, dans la Harvard Business Review France : https://www.hbrfrance.fr//chroniques-experts/2019/06/26409-le-secret-des-equipes-innovantes/

5Voir à ce sujet la chronique en ligne d’Éric Camel, pdg d’Angie, agence de conseil en stratégie digitale et éditoriale, dans la Harvard Business Review France : https://www.hbrfrance.fr//chroniques-experts/2019/06/26549-la-communication-interne-alliee-sous-estimee-dans-lengagement-des-salaries/

6G. Finchelstein, La Dictature de l’urgence, Paris, Fayard, 2011.

7P. Lemoine, S’ennuyer, quel bonheur !, Paris, Armand Colin, 2007.

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