N°54 | Le temps

Patrick Clervoy

La difficulté à envisager l’avenir

Il est impossible d’être spectateur du moment présent de notre existence parce que chaque pensée relative au présent nous a déjà entraîné dans le temps suivant. Tel un fleuve, le temps s’écoule. Inexorablement – six siècles avant notre ère, Héraclite déclarait que l’on ne pouvait pas entrer deux fois dans le même fleuve. Rien n’est fixe. La transformation est la règle. On a tendance à l’oublier.

Le présent est fugitif ; il s’évapore aussitôt qu’on le nomme. Le passé n’existe plus ; on ne peut pas le corriger. Le futur n’existe pas encore, mais il nous préoccupe parce que nous savons que nous pouvons en partie le prévoir et l’infléchir. Notre conscience est ainsi focalisée sur son anticipation.

Une étude psychologique a montré combien notre appareil psychique est mis en défaut lorsqu’il s’agit de nous projeter dans le futur. En 2013, trois psychologues américains ont publié dans la revue Science les résultats de leur enquête qu’ils ont intitulés « L’illusion de la fin de l’histoire ». La notion de « fin de l’histoire » est ancienne ; on peut la résumer par l’idée qu’il y a, dans chaque domaine, un moment où toutes les choses cesseront de se développer. C’est l’hypothèse d’un achèvement, d’un temps à partir duquel il n’y aura plus de progrès possible. La « fin de l’histoire » est une étape qui marque, pour une civilisation ou pour une culture, l’arrêt de sa transformation. C’est l’éventualité d’un moment où tout ce qui devait advenir serait advenu. C’est cette notion, bonne ou mauvaise, on ne le sait pas encore, que les trois chercheurs ont explorée. Leur étude montre qu’en ce qui concerne l’Homme, à titre individuel, l’idée d’une fin de l’histoire est une déformation psychologique qui perturbe son jugement.

  • L’incapacité à prédire nos changements

À chaque moment de notre vie, nous nous considérons comme arrivés à la fin de notre histoire, comme si notre état présent était un état définitif. Jordi Quoidbach, Daniel Gilbert et Timothy Wilson l’ont mis en évidence en interrogeant par questionnaire dix-neuf mille personnes âgées de dix-huit à soixante-huit ans qu’ils ont séparées en deux groupes. Ils ont demandé à chacun de réaliser un autoportrait psychologique : décrire ses traits de personnalité, détailler ses valeurs morales et ses goûts culturels. Ensuite, ils ont demandé au premier groupe de décrire ces mêmes paramètres tels qu’ils étaient dix ans plus tôt, et au second comment ils s’imaginent être dans dix ans. Le but était d’obtenir, pour les comparer, trois autoportraits de chaque personne : au présent, au passé et au futur.

L’information majeure de cette étude a été que, quel que soit leur âge, tous estiment qu’ils changeront peu en comparaison des mutations qu’ils ont déjà réalisées. En clair : nous nous comportons comme si nous étions au point de « fin de l’histoire » de notre vie, comme si nous n’avions plus de potentiel d’évolution.

Quelques exemples. Les personnes âgées de vingt ans estiment qu’elles auront les mêmes goûts alimentaires lorsqu’elles en auront trente, alors que les personnes âgées de trente ans, elles, reconnaissent que les leurs ont beaucoup changé en dix ans, mais considèrent qu’ils n’évolueront pas ou très peu dans les années suivantes. Les trentenaires pensent qu’ils auront toujours les mêmes amis dans dix ans, alors que les quadragénaires indiquent avoir perdu le contact avec la plupart des amis fréquentés dix ans plus tôt. Toutes les personnes interrogées affirment que, dans dix ans, elles seront prêtes à payer deux fois plus pour continuer à écouter leurs musiciens préférés, alors même qu’elles sont réticentes aujourd’hui à envisager de payer ce supplément pour écouter les musiciens qu’elles appréciaient il y a dix ans.

La conclusion est que, d’une manière générale, chaque personne sous-estime sa capacité à changer au fil des ans. Nous sommes incapables d’imaginer que nous serons dans le futur différents de ce que nous sommes aujourd’hui. Nous négligeons l’idée que nous nous serons transformés pour nous adapter.

  • À quoi sert l’illusion de la fin de l’histoire ?

Nous sommes devant un constat : nous évoluons en permanence. C’est le caractère adaptatif des êtres vivants. En parallèle, nous constatons un phénomène paradoxal : alors que nous pouvons avoir conscience des changements survenus dans notre personnalité, dans nos valeurs et dans nos priorités sociales, nous sommes incapables de concevoir que nous allons changer tout autant dans le futur.

On peut regarder l’illusion de la fin de l’histoire comme un phénomène négatif, considérer que c’est un aveuglement qui nous induit en erreur dans les décisions que nous prenons aujourd’hui parce que nous orientons nos actions vers l’illusion de ce que nous serons dans le futur et que nous ne pouvons que nous tromper. À l’opposé, on peut envisager ce phénomène comme nécessaire pour maintenir une tension psychique vers l’avenir. Si on nous expliquait aujourd’hui que nous serons très différents dans le futur, sans connaître ces différences, nous serions tétanisés, dans l’impossibilité de faire des choix, incapables d’engager une action plutôt qu’une autre, parce que nous ne saurions prendre une décision sans avoir une image possible de l’avenir, et que le seul avenir imaginable est la projection dans le futur de ce que nous sommes aujourd’hui.

  • Avoir confiance dans ses capacités d’adaptation

L’avenir est comme un mirage qui s’estompe à mesure que l’on s’en approche et qui se reporte plus loin pour dessiner une nouvelle image. Nul ne peut dire s’il sera pire ou meilleur. La seule certitude est qu’il sera différent de ce que l’on peut imaginer aujourd’hui. Max Gallo ne reconnaissait qu’une seule loi dans l’histoire : la surprise. Les biologistes, eux, n’admettent qu’une loi de la nature : la continuité de la vie à travers sa transformation. Dans l’idée de changement, il y a un optimisme de fond : nous avons les capacités à nous adapter aux surprises.

Dans son roman La Parabole du semeur, Octavia Estelle Butler écrit : « Tout ce que tu touches, tu le changes. Tout ce que tu changes te change2. » Si on suit les réflexions précédentes, la personne qui aura fini la lecture de cet article ne sera plus la même que ce qu’elle était lorsqu’elle l’a débutée. On peut supposer qu’elle aura appris quelque chose qui lui sera utile. Conclusion : laissons les bonnes surprises advenir !


1Voir l’article du même auteur « La pandémie et la difficulté à envisager le futur », publié le 23 juin 2020 sur le blog Idées pour aujourd’hui et pour demain des éditions Odile Jacob.

2O. E. Butler, La Parabole du semeur, traduction française, Paris, Le Diable Vauvert, 2020.

Ce que vivre hors du temps nou... | F. Mattens