Les collectivités humaines vivent à la fois dans un espace (local, national, continental ou mondial) et dans un temps (mythique, religieux ou sécularisé) qu’elles entendent maîtriser en naviguant entre le proche et le lointain, entre le passé, le présent et l’avenir. Banalité, dira-t-on ! Et pourtant, c’est elle qui saisit l’historien quand il ne se contente plus d’étudier le passé, mais qu’il tente d’explorer le temps vécu dans une société à travers des événements, des récits, des croyances, des mémoires : en somme, à travers des représentations collectives du temps qui passe. L’objet de cet article est de signaler, de ma fenêtre, quelques aspects de ce rapport de l’historien au temps, et particulièrement en France.
- Les anciens régimes
Aujourd’hui, dans notre monde occidental, la recherche en histoire est plus éclatée, plus disparate, plus « culturelle » qu’auparavant, et elle « se conçoit comme un dialogue où le présent n’est jamais absent », disait Philippe Ariès dès 1954, pour mieux signaler la part et le rôle de l’espace et du temps dans l’appréhension humaine du cours des choses et du monde1. Mais surtout, elle admet, grâce notamment aux travaux de François Hartog, que chaque société connaît des « expériences du temps » et qu’elle sait agencer à partir de celles-ci un « ordre du temps », c’est-à-dire une combinatoire qui fait dialoguer un « temps présent » vécu avec un passé mémorisé et un avenir en attente qui cherche une concordance entre héritage, projet et transmission2. Si bien que toute société est régie par un « régime d’historicité », qui est à la fois une modalité temporelle de la conscience d’elle-même et une volonté d’avoir prise sur la temporalité ambiante. Il revient à l’historien de démêler, à un moment T de l’évolution de l’humanité, les tenants et les aboutissants de ces contraintes et de ces ambitions spatio-temporelles dans tel ou tel groupe humain, avec l’aide d’autres spécialistes en sciences sociales, de l’anthropologue au philosophe et au théologien, du sociologue au linguiste, de l’archéologue au créateur.
C’est cette herméneutique et cette méthode qui ont fait avancer de siècle en siècle la réflexion sur le devenir et sur son histoire. Avec Platon et quelques autres, les Anciens – je reprends encore la nomenclature de François Hartog – avaient appris à distinguer dans Chronos une temporalité vécue, linéaire et cyclique à la fois, qui juxtaposait un temps des dieux et un temps des hommes, l’un et l’autre conçus pour affronter le Destin. Ils avaient appris aussi à repérer le Kairos, cet instant inattendu qu’il faut saisir pour agir, tout en entretenant l’exigence de la Krisis, la faculté de jugement. Chez eux, Chronos, Kairos et Krisis étaient liés et tenter de saisir leur circonvolution était le propre de l’Homme. Et Thucydide ajouta même que ce propre de l’Homme l’avait conduit à inventer l’Histoire, tenue pour une « prêtresse de vérité ». Cette sagesse-là, toute de mesure et d’intelligence, sera partiellement démentie par l’avènement d’un temps judéo-chrétien et ne sera en partie redécouverte qu’à la Renaissance.
Car en Occident, deux grandes religions monothéistes ont convié les enfants d’Israël et les frères dans le Christ – ces derniers devenus les plus nombreux et rassemblés dans une Église qui, depuis l’empereur Constantin, au ive siècle, savait agir sur le Pouvoir – à magnifier la souveraineté de Dieu par la Foi et les Œuvres pour ancrer le temps humain sur l’infini, annoncer un Jugement dernier, promettre un Salut éternel tout en laissant régner sur terre la Providence divine. Ce temps-là fut à la fois une Parole et une Écriture, une Révélation et une Promesse, comme l’ont dit tant de chrétiens depuis ce saint Augustin qui chercha à rendre commensurables le temps de la Révélation et celui de l’Homme dans La Cité de Dieu et les Confessions, ou depuis ce Jacques de Voragine qui, au Moyen Âge, décrivit dans sa Légende dorée comment Dieu savait enchanter le monde à travers le temps3. Notons au passage que cette Révélation a pu forger sans aucun fidéisme la conscience d’historiens et de philosophes contemporains : à preuve en France, parmi beaucoup d’autres, les catholiques Henri-Irénée Marrou ou René Rémond et le réformé Paul Ricœur4.
Les Modernes, eux, ont ensuite élaboré des philosophies de l’histoire sécularisées qui toutes, au contraire, ont fait du Progrès et de son accélération, l’un et l’autre régis par l’Homme, le moteur d’une Histoire non providentielle et si bien raisonnée qu’elle a pu être gratifiée elle aussi d’une majuscule. Depuis Alberti découvrant la mise en perspective et Condorcet éclairant l’Homme nouveau, depuis Hegel, Auguste Comte, Michelet ou Marx, ils ont façonné une légende des siècles où la Liberté, la Science, la Raison et l’Instruction, le Capital, le Travail et le Marché, le Peuple et le Prolétariat révolutionnent le temps hérité et entretiennent une temporalité émancipatrice puisque le progressisme détient seul la clé de l’avenir. Si bien qu’au début du xxe siècle, par exemple, une connaissance des « temps sociaux » a été élaborée avec Durkheim, Halbwachs ou Gurvitch, qui a appris à rapporter le temps vécu par l’individu à celui de la vie collective, aux mutations des forces productives, aux crises économiques, aux conflits sociaux : au mal-être ou au mieux-être des acteurs5.
Les historiens ont participé autant que ces sociologues à cette sécularisation progressiste du temps. Ils l’ont fait néanmoins en entendant Bergson quand celui-ci chercha à penser aussi l’imprévisible et qu’il distingua le Temps mesurable, où l’on découpe des points de repère et des périodisations supposés signifiants, de la Durée plus fluide qui restait, elle, une donnée immédiate de la conscience, une perception intuitive du temps capable de mieux percevoir les élans ou les accidents dont celui-ci est porteur. Ils ont suivi aussi l’école des Annales décrivant dès les années 1930 une évolution de l’histoire humaine qui distinguait trois courants dans le flux temporel, trois états dont il fallait étudier l’articulation : le rythme rapide et quasi accidentel de l’événement ; le rythme à moyenne vitesse de la conjoncture ; celui encore plus lent voire immobilisé de la longue durée6. Ce qui était une nouvelle et féconde remise à neuf du jeu habituel de l’historien : délimiter des ruptures et des continuités, du contingent et du structurel, sans mettre en doute la linéarité du temps.
Toutes ces certitudes antiques ou modernes, devenues des philosophies du devenir et des discours de la méthode historique, ont été mises en cause à partir des années 1980 quand un nouveau cours du monde a répandu ses sables mouvants jusqu’à ennoyer l’ancien « régime d’historicité ». Ce qui est advenu sous l’effet de ce que François Hartog, après l’historienne américaine Lynn Hunt, a nommé le « présentisme ». Lequel, ajoute-t-il, sera peut-être dépassé à son tour par la prise de conscience d’un changement climatique menaçant la Nature et l’Homme au point, pensent certains, d’ouvrir une nouvelle ère.
- Le présentisme
Oui, le temps change, et cette certitude bouscule les esprits et les sociétés. Ainsi Francis Fukuyama a-t-il cru pouvoir annoncer en 1992 une « fin de l’Histoire » avec en point d’orgue la chute du mur de Berlin et, depuis lors, la promesse d’un triomphe universel de la démocratie. Ainsi Samuel Huntington a-t-il senti en 1996 que désormais les conflits et les violences naîtraient moins d’un affrontement entre des blocs idéologiques, comme pendant le xxe siècle des guerres mondiales et des totalitarismes, mais éclateraient entre des puissances religieuses, ethniques, scientifiques et culturelles nouvellement émergentes, à l’instar de l’islam redevenu combatif et de la Chine en voie de toute-puissance. Ces deux effets d’annonce, souvent discutés et discutables, ont eu le grand mérite de faire admettre qu’en effet le temps changeait de registre7.
« Culte de l’urgence » ou « sacre du présent », on ne compte plus, dès lors, les approches inquiètes d’un présent indistinct et de son environnement menacé. L’un et l’autre sont perçus et vécus par chaque individu et chaque groupe humain à travers ce que nos sociétés occidentales nomment tout à trac l’actualité et l’instantanéité monotones ; la litanie des médias et l’empire des gafam8 ; l’obsession de la publicité et de la communication ; le flot des images, des sensations, des mensonges et des néologismes9 qui rôdent dans le cyberespace ; la « globalisation » et la marchandisation à tous crins ; l’innovation à jet continu et, déjà, l’intelligence artificielle ; le « flux tendu » des activités et des messages ; la violence, la guerre et la haine omniprésentes et multiformes ; la civilisation devenue un catalogue de différences et de déconstructions ; l’espérance judéo-chrétienne en déliquescence et l’Homme nouveau qui n’arrive pas10… Avec, pour aggraver ce constat en France, l’impression de renier le passé national et de sortir de l’Histoire en subissant trop passivement cette avalanche de nouveautés.
La sociologie et la psychologie sociale ont pu du coup établir que les temporalités psychologiques, professionnelles, sociales ou politiques s’entrecroisaient sans cesse aujourd’hui et que leur zébrure imposait un temps personnel, familial et collectif plus indécis que naguère ; un temps sans antériorité ni trajectoire où s’effacent les héritages, les rites de passage, le rapport entre les générations et les hiérarchies sociales, civiles et culturelles, où les désirs, les impatiences et les inquiétudes peuvent tenir lieu de moteur et de règle.
Dès lors, la doxa postmoderne est que le présent se suffirait à lui-même. Tout se passe, a noté Zaki Laïdi, comme si « le présent autarcique voulait se substituer à l’idée de récit structurel de l’Histoire globale ou du récit statique de l’Histoire révélée, propre à toute communauté historique. […] Il nous invite à nous inscrire non plus dans un récit temporel, mais dans un réseau où l’espace dilaté aux frontières du monde aurait anéanti les dernières barrières de l’Histoire ». Plus de passé qui pousse, plus d’avenir qui guide : la certitude qu’il y a un cours du monde est mise en doute ; le vécu, le spatial, le réseau, l’immédiat s’imposent, dans une sorte d’état de dépaysement du sens et d’apesanteur temporelle sans autre horizon d’attente qu’une globalization déjà souveraine.
Si bien que nous sommes peut-être en train de vérifier ainsi, sans le savoir ou l’admettre, une intuition de Tocqueville des environs de 1840 : l’homme démocratique, disait-il, pris dans son narcissisme et son souci d’égalité, succombera à un activisme entretenu par la monotonie répétitive du présent et par une quotidienneté sécurisante ; la vie personnelle et la vie sociale deviendront insensiblement, pour peu qu’elles soient inscrites dans un cycle de production et de consommation à la hausse, « une longue succession de petits actes très uniformes » et se révéleront incapables de faire l’Histoire. Si bien que, poursuivait-il, l’homme démocratique, enfermé dans ses intérêts et craignant de perdre ses avoirs, préfère reproduire l’acquis, bégayer le même, plutôt que d’affronter la nouveauté et l’événement qui préfigureraient un avenir. Dès lors, concluait-il, « le temps de la société démocratique qui se veut linéaire et progressif pourrait bien se révéler être, en réalité, un temps de l’oscillation, de la stagnation, dans lequel l’Homme va et vient sur lui-même, et où, tout en se remuant sans cesse, l’humanité n’avance plus. Au lieu du temps de la liberté, un non-temps, celui de la possession. Et non pas le temps d’une société humaine qui se posséderait elle-même, en choisissant sa propre voie, mais celui d’une humanité possédée par son propre reflet, prisonnière de lui, et suivant mollement le cours de sa destinée »11.
Le « présentisme » met évidemment à mal la temporalité progressiste. Celle-ci, il est vrai, avait déjà été justement dénoncée au vu du cortège de guerres mondiales, de crimes contre l’humanité, de génocides et de massacres, de crises en tous genres, de violences chroniques et de dictatures assassines qui depuis 1914 avait ravagé la planète : oui, le devenir a été démenti par des millions et des millions de morts, la promesse sécularisée n’a pas été tenue. Mais, inversement, l’immobilisation du temps à l’heure du présent autorise – sans nouveaux morts, heureusement – des vagabondages rétroactifs, idéologiques, militants et justiciers, qui nient d’autres vérités historiquement établies. À preuve, ces chercheurs américains qui lisent l’histoire des États-Unis à rebours, du présent au passé, et l’idéologie du chercheur tenant lieu de preuve, en arguant d’un esclavagisme et d’un racisme supposés innés de leur pays pour donner comme point de départ de celle-ci non plus le May Flower et ses pèlerins arrivés d’Angleterre en 1620, mais le débarquement en 1619 en Virginie des premiers esclaves africains12.
- L’échelle mobile
Entre le progressisme si tragiquement démenti et le « présentisme » si tempétueux, et parfois porteurs de contre-vérités, les historiens ont dû se frayer un chemin depuis le dernier quart du xxe siècle, et ils ont su améliorer leurs travaux par des mises en abyme qui ont activé la réflexion sur l’événement, l’espace, la mémoire et le présent, jusqu’à mettre en évidence une échelle plus mobile du temps et une nouvelle forme d’« expérience de l’histoire »13.
En France, l’un d’entre eux, Pierre Nora, a été particulièrement stimulant. En 1980, le cnrs a créé un laboratoire de recherche ad hoc, l’Institut d’histoire du temps présent (ihtp), et depuis lors cette « histoire du temps présent » cherche sa voie, non seulement par la mise à l’étude des dernières décennies (par exemple la guerre d’Algérie14, l’évolution de la ve République ou le tournant mondial de 1989) sur lesquelles le témoignage surabonde mais les archives habituelles ne sont pas disponibles et qu’il a fallu démarquer de l’histoire « immédiate » des journalistes, mais aussi par la prise en compte des réminiscences et des réactivations du passé dans l’actualité15. Et une revue, Vingtième Siècle. Revue d’histoire, a été lancée en 1984 pour mettre davantage l’historien face à « ce présent énigmatique, provocateur et sélectif [mais qui] lui répète la seule question qui le passionne, celle du changement, de sa nature et de son interprétation à la lumière des continuités »16.
Un premier désenclavement de la recherche est venu d’une approche renouvelée de l’événement. Car ce « monstre » contemporain, comme disait Pierre Nora dès 1972, a remis sur l’établi les vieilles questions de la datation, de l’agencement des faits, et donc des ruptures et des continuités. Il a aidé à reconsidérer le jeu des échelles spatiales et temporelles17. Puisque l’événement moderne est immédiatement et massivement médiatisé et rendu public, ajoutait Pierre Nora, il « témoigne moins pour ce qu’il traduit que pour ce qu’il révèle, moins pour ce qu’il est que pour ce qu’il déclenche. Sa signification s’absorbe dans son retentissement ; il n’est qu’un écho, un miroir de la société, un trou ». Il se distingue mal de son « ombre portée », disaient d’autres historiens18. En somme, c’est une lanterne magique autant qu’un éclair, une diffraction plus qu’un fait brut, un miroir du temps autant qu’une scansion.
Ce nouveau statut de l’événement a permis de reconsidérer le cours historique de la temporalité en donnant d’abord au temps une meilleure élasticité dans l’espace géographique et social. Ce qui explique que puissent cohabiter aujourd’hui en histoire, et quels que soient le siècle ou la civilisation examinés, une Microstoria individualisée dans un espace cantonné et une histoire « mondiale » ou « globale » massifiée et aux rivages sans cesse élargis. Car, au gré des découvertes, des idées nouvelles, des conquêtes et des échanges de tous ordres qui ont fait reculer les horizons, il y a une vérité historique dans le jeu respectif et réciproque de la plus minuscule collectivité humaine vivant dans l’étroitesse d’un territoire et l’activité humaine élargie aux échelles d’un empire, d’une nation, d’un continent, du monde entier19.
En fait, il n’est pas un domaine de la recherche en histoire qui n’ait pas profité de cet avènement du « monstre » pour ragaillardir des pratiques et délimiter autrement des chantiers que l’école des Annales avait souvent négligés. Par exemple, en histoire militaire, la guerre, qu’elle soit locale, mondiale, asymétrique ou hybride, est certes lue comme toujours en termes de stratégie et de vaillance, mais elle l’est aussi désormais en termes de logistique matérielle et de mobilisation mentale, sous-tendues l’une et l’autre par l’économie et l’éducation ; en termes de géopolitique, devenue multipolaire et particulièrement houleuse de nos jours, autant que de puissance à l’ancienne enrégimentée et univoque. Si bien qu’aujourd’hui la guerre est décrite dans un mixage de l’art militaire, des forces combattantes et des sociétés saisies par l’événement et attentives ou non à son récit médiatisé et propagandiste. La bataille elle-même est prolongée par ses échos et ses ondes de choc, et elle peut conforter ou non les grands mythes, récits et romans religieux, impériaux ou nationaux. Des conflits éloignés peuvent être ignorés sur le moment par les opinions publiques et pourtant miner à terme leur paix apparente20… En somme, la temporalité du conflit armé se désordonne et se disperse dans l’espace, puis tente de se réordonner sous le feu de l’événement contemporain dans un va-et-vient rétrospectif et rétroactif à la fois : la guerre d’aujourd’hui aide à relire et à reconfigurer les guerres d’avant ; les guerres d’avant font réfléchir à une singularité relative des guerres présentes, comme on l’a vu récemment en Europe avec le conflit en Ukraine quand celui-ci a remis en scène le tyran agresseur, le peuple défendant héroïquement sa patrie, la recherche urgente d’alliances et d’aides extérieures, les piétinements de la bataille, le drame des victimes et des dommages civils.
Outre le retour sur l’événement, il est une deuxième raison à l’expérimentation par les historiens d’une échelle du temps plus mobile : l’installation dans la société, depuis les deux dernières décennies du xxe siècle, d’enjeux de mémoire, de batailles entre les mémoires, et d’un « devoir » de mémoire officiel, tous démultipliés confusément par les médias comme par les pouvoirs publics, les tribunaux ou l’école dans la vie des sociétés, sans doute pour conjurer ou compenser l’affaissement soudain du sens de la durée, des héritages, des identités et de la transmission : bref, sous l’effet ravageur du « présentisme ». Je ne détaille pas ce point ici, faute de place mais aussi parce que j’en ai déjà donné quelques aperçus dans Inflexions, à propos du souvenir des guerres et de la fièvre patrimoniale21.
En revanche, il faut noter que cette question mémorielle n’est pas maîtrisable par les historiens autant qu’ils le souhaitent. Car trois évolutions démultiplient et opacifient les embarras de mémoires22 et prennent à revers, ou de court, tous les acteurs, publics ou privés, individus, groupes, associés ou collectivités ; elles signalent une modification en cours de notre espace-temps sans nous donner encore la force de l’assumer ou d’y résister.
La première a été le passage du « devoir de mémoire » à une mise en accusation idéologique du passé et, pour la France, de son histoire qualifiée de « roman national » ; le passage de la force incontestable du « Plus jamais ça ! » crié par les témoins au mélange et à la confusion d’autres incriminations, avec notamment la question coloniale et celle de l’immigration prenant le relais des débats à propos de la Seconde Guerre mondiale, tandis que les politiques et les lois mémorielles sont de plus en plus contestées.
La deuxième évolution, c’est la prise de conscience, toute nouvelle, qu’il faut tenter néanmoins d’ajuster à toute force les assauts des mémoires sur la crise de la temporalité qui, on l’a vu, a saisi les sociétés et les États. Le signe le plus fort de ce brouillage de la perspective est le passage de l’acteur-témoin, naguère positif, à la victime interchangeable de crimes passés et sans autre avenir qu’une réparation par le procès ou l’indemnisation ; la dérive d’une mémoire collective comme récit des origines vers une mémoire qui saisit des individus apparemment assemblés mais toujours pluriels. Dès lors, le moteur des mémoires semble grippé : « présentisme » et déni des promesses d’un à venir, combinés avec la perte du sens de l’origine et de la destination, conduisent à un délitement du mémorable et du mémoriel.
La troisième évolution, c’est le brouillage des mémoires parce que le jeu des échelles spatio-temporelles est moins clair, et que l’on assiste, je le répète, à une déconstruction des espaces physiques et mentaux habituels – la proximité et le localisme d’abord, puis la région, la nation, l’outre-mer, l’Europe ou l’universalisme devenant tout aussi prégnants – sous l’effet conjoint du marché globalisé, de la culture mainstream et de la communication en temps réel, qui ont fait sauter tant d’anciens bornages des territoires indigènes des mémoires et ont livré tant de lieux de mémoire et de marques patrimoniales à un cosmopolitisme de consommation massifiée et déjà touristique.
Face à cette délitescence mémorielle, il revient à l’historien de faire laborieusement son travail d’intelligence critique et à affiner sans cesse son approche de la vérité, sans chercher dans le jeu trouble de la mémoire et de l’oubli un nouveau « régime d’historicité ». Mais il le fera à condition qu’on lui en laisse la possibilité. C’est pourquoi en 2005 a été lancée en France l’association Liberté pour l’histoire, qui rappelle que les mémoires, si prégnantes soient-elles, sont trop aisément instrumentalisées pour pouvoir se substituer à l’Histoire des historiens et, répétons-le, entretenir un autre « régime d’historicité »23.
En fait, il y a mieux et plus urgent à faire, en creusant encore ce qui a été acquis pendant les trois dernières décennies : la certitude que l’historien, pour mieux prendre la mesure du temps, doit naviguer entre le parcellaire et le global, l’universel et le local, la centralité étatique moderne et les marges socio-culturelles fragmentées et négligées ; et, donc, mieux prendre en compte des différences sociales et spatiales qui méritent elles aussi une histoire ; finalement, mieux apprendre à lier ensemble des temporalités diverses.
- Le temps de la Terre
Mais attention ! Ces recherches sur une nouvelle « échelle mobile » du temps sont déjà mises en cause par l’irruption dans la conscience occidentale puis universelle de l’alerte climatique, scientifiquement fondée depuis les années 1990 sur les analyses et les prévisions d’un réchauffement inéluctable de la planète établies par le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (giec) ; un tocsin très inégalement entendu par les organisations internationales, les États, les régimes autoritaires ou démocratiques, les collectivités et les individus. Cette prégnance du climat sur l’avenir de l’humanité, perçue de façon quasi pathologique dans nos sociétés, conduit l’historien à devoir affronter une question inédite : la subversion possible de la temporalité familière, celle des Modernes ou celle, « micro » ou globale, d’une « échelle mobile », par l’avènement de ce que des scientifiques nomment l’« Anthropocène », une nouvelle ère géologique inaugurée par la révolution industrielle au xviiie siècle, et caractérisée aujourd’hui par une influence croissante et destructrice de l’humanité sur son environnement, aggravée par une explosion démographique de notre espèce qui épuise aussi les ressources de la planète.
Si bien que tout récemment le chercheur indien et anglo-saxon Dipesh Chakrabarty a pu titrer significativement son dernier travail Après le changement climatique, penser l’histoire24. Puisqu’il est prouvé, dit-il, que l’Homme est responsable du dérèglement planétaire et qu’il « exerce désormais une force géologique » en modifiant le climat par l’effet de ses multiples pollutions qui entretiennent un effet de serre – Chakrabarty l’a vu à Calcutta comme à Melbourne ou à Chicago –, il faut acter le divorce entre l’Histoire naturelle, elle aussi inventée au xviiie siècle par Buffon ou Humbolt, et l’Histoire humaine sécularisée. Et donc, conclut-il, il faudra faire « entrer en conversation » l’Histoire telle que nous la concevons aujourd’hui avec celle, planétaire et chevauchant les ères, du climat, de la défense de l’environnement et, surtout, de l’espèce humaine inscrite dans les réseaux du vivant : de l’Homme et la Nature, de l’Homme dans la Nature. En n’oubliant pas, ajoute-t-il pour complexifier encore un peu plus l’équation, que cette « historicité anthropocénique » à venir ne sera pas une nouvelle étape de ce que l’on a défini trop commodément, depuis Condorcet ou Nietzsche, comme une « accélération de l’Histoire », parce qu’elle peut aussi entretenir un horizon apocalyptique de fin des temps dans lequel la rationalité de l’historien ne pourra pas trouver son compte25.
Rude constat, rude moment d’indécision voire de dépossession, conclut François Hartog : « Restituer Chronos comme temps de la Terre a pour effet de destituer l’humanité qui, avec le temps moderne, s’était instituée comme dernière époque et horizon indépassable26. » Dès lors, quel « régime d’historicité » attendre pour demain ?
1J.-P. Rioux et J.-F. Sirinelli (dir.), Pour une histoire culturelle, Paris, Le Seuil, 1997 ; Ph. Ariès, Le Temps de l’Histoire, Paris, Le Seuil, 1986.
2F. Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Le Seuil, « Points », 2012 ; Chronos. L’Occident aux prises avec le Temps, Paris, Gallimard, 2020 ; À la rencontre de Chronos, Paris, cnrs Éditions, 2022. O. Mongin, « Quel régime d’historicité pour demain ? François Hartog aux prises avec chronos », Esprit, octobre 2020, pp. 110-121. Sur l’évolution des frontières spatiales du temps, voir, à propos de l’Europe centrale, B. von Hirschhausen, Les Provinces du temps. Frontières fantômes et expérience de l’histoire, Paris, cnrs Éditions, 2023.
3Voir, par exemple, O. Cullmann, Christ et le Temps, Paris, Delachaux et Niestlé, 1947 ; Saint Augustin, La Mémoire et le Temps, Paris, Fayard, « Mille et une nuits », 2004 ; J. Le Goff, À la recherche du temps sacré, Paris, Perrin, « Tempus », 2014.
4J.-P. Rioux, « Henri-Irénée Marrou et René Rémond, historiens chrétiens », Cahiers Marrou, 2, 2009, pp. 56-74 ; P. Ricœur, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Le Seuil, 2000 ; J. Delumeau (dir.), L’Historien et la Foi, Paris, Fayard, 1996 ; É. Poulat, L’Histoire savante devant le fait chrétien, Paris, Parole et Silence, 2014.
5Voir R. Sue, Temps et Ordre social, Paris, puf, 1994.
6Voir J. Leduc, Les Historiens et le Temps. Conceptions, problématiques, écritures, Paris, Le Seuil, « Points Histoire », 1999 ; J. Chapoutot, Le Grand Récit. Introduction à l’histoire de notre temps, Paris, puf, 2021.
7F. Fukuyama, La Fin de l’histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion, « Champs », 2018 ; S. P. Huntington, Le Choc des civilisations, Paris, Odile Jacob, 2021.
8Acronyme des géants du Web : Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft.
9Voir Y. C. Zarka et C. Godin (dir.), Dictionnaire du temps présent, Paris, Le Cerf, 2022.
10N. Aubert, Le Culte de l’urgence. La société malade du temps, Paris, Flammarion, « Champs », 2003 ; P. Chabot, Avoir le temps. Essai de chronosophie, Paris, puf, 2021 ; Z. Laïdi, Le Sacre du présent, Paris, Flammarion, 2000 ; R. Redeker, Le Progrès ? Point final, Nice, Ovadia, 2015.
11Voir A. Antoine, L’Impensé de la démocratie. Tocqueville, la citoyenneté et la religion, Paris, Fayard, 2003.
12Voir B. Couturier, « Le passé est un pays étranger », Commentaire n° 181, printemps 2023, pp. 111-119.
13Voir, appuyé sur l’exemple allemand, R. Koselleck, L’Expérience de l’histoire, Paris, Hautes Études/Gallimard/Le Seuil, 1997.
14Voir J.-P. Rioux (dir.), La Guerre d’Algérie et les Français, Paris, Fayard, 1990.
15Voir Institut d’histoire du temps présent, Écrire l’histoire du temps présent, Paris, cnrs Éditions, 1993 ; A. Chauveau et Ph. Tétart (dir.), Questions à l’histoire des temps présents, Paris, Complexe, 1992 ; H. Rousso, La Dernière Catastrophe. L’histoire, le présent, le contemporain, Paris, Gallimard, 2012.
16P. Nora, Présent, nation, mémoire, Paris, Gallimard, 2011 ; Vingtième Siècle. Revue d’histoire n° 1, janvier 1984, p. 3.
17Voir P. Nora, « Le retour de l’événement » », Présent, nation, mémoire, op. cit., pp. 36-57 ; F. Dosse, Renaissance de l’événement, Paris, puf, 2010 ; P. Boucheron, Quand l’histoire fait date. Dix manières de créer l’événement, Paris, Le Seuil, 2022.
18J.-P. Rioux, « L’événement en surplomb », Vingtième Siècle. Revue d’histoire n° 98, avril-juin 2008, pp. 3-6, à propos de Mai-68.
19Par exemple, P. Boucheron (dir.), Histoire mondiale de la France, Paris, Le Seuil, 2017. Sur ce point, l’aide des géographes a été importante : voir C. Grataloup, Faut-il penser autrement l’histoire du Monde ?, Paris, Armand Colin, 2011.
20Sur ces trois aspects, voir M. Bourlet, Verdun 1916. La guerre de mouvement dans un mouchoir de poche, Paris, Perrin, 2023 ; I. Davion et B. Heuser, Batailles. Une histoire des grands mythes nationaux, Paris, Belin, 2020 ; S. Venayre, Les Guerres lointaines de la paix. Civilisation et barbarie depuis le xixe siècle, Paris, Gallimard, 2023.
21J.-P. Rioux, « Mémoire des guerres du xxe siècle, questions du xxie », Inflexions n° 25, 2014, pp. 79-90 ; « Le patrimoine, hier pour demain », Inflexions n° 40, 2019, pp. 17-26. Voir aussi J.-P. Rioux, La France perd la mémoire, Paris, Perrin, « Tempus », 2010 ; « La mémoire collective » in J.-P. Rioux et J.-F. Sirinelli (dir.), Pour une histoire culturelle, op. cit., pp. 325-353 ; « Les avatars du ”devoir de mémoire” », Le Débat n° 170, mai-juin 2012, pp. 186-192.
22Voir J.-P. Rioux et M. Spisser (dir.), Nos embarras de mémoire. La France en souffrance, Lavauzelle, 2008.
23Voir P. Nora et F. Chandernagor, Liberté pour l’histoire, Paris, cnrs Éditions, 2008.
24D. Chakrabarty, Après le changement climatique, penser l’histoire, préface de F. Hartog, Paris, Gallimard, 2023.
25Voir aussi G. Quenet, Qu’est-ce que l’histoire environnementale ?, Paris, Champ Vallon, 2014 ; A.-C. Ambroise-Rendu et al., Une histoire des luttes pour l’environnement. xviiie-xxe, trois siècles de débats et combats, Paris, Textuel, 2021 ; C. Grataloup, Atlas historique de la Terre, Paris, Les Arènes, 2022 ; C. Bouton, L’Accélération de l’histoire. Des Lumières à l’Anthropocène, Paris, Le Seuil, 2022.
26F. Hartog, Chronos, op. cit., conclusion.