N°13 | Transmettre

Haïm Korsia

La transmission dans le judaïsme

« Et tu l’enseigneras à ton fils, et au fils de ton fils » (Deutéronome IV, 9). Ce verset biblique est le modèle de la transmission dans le judaïsme qui n’a de valeur que si, par-delà le fait d’enseigner quelque chose, on apprend également à transmettre à son tour ce quelque chose avec un axiome simple : apprendre pour enseigner. Ce verset affirme surtout que l’institution fondamentale sans laquelle la transmission ne peut se faire est la cellule familiale, lieu naturel d’échange, de découverte de soi et des autres, et, plus que tout, lieu d’amour. Il y a une paronomase entre les mots hébreux banim et bonim, le premier voulant dire « les enfants » et le second « les bâtisseurs », ce qui est valable pour toutes les cultures, mais qui est essentiel dans le judaïsme où l’on doit sacrifier beaucoup pour éduquer ses enfants et leur transmettre une culture plus que trimillénaire. La qualité même de parent ne se conçoit que comme responsable du maillon ultime d’une chaîne de savoir, de sagesse et d’expérience qui va d’Adam, passe par Noé, Abraham, Isaac, Jacob, Moïse, et se termine, pour l’instant, avec l’enfant devant nous, celui dont nous devons nous assurer qu’il sera assez solide pour, à son tour, transmettre à ses enfants. C’est en particulier l’enseignement de la Torah, la Bible, et c’est ce qui est au cœur du verset du Deutéronome (VI, 7) : « Et tu l’enseigneras avec diligence à tes enfants. »

Mais par-delà l’importance du devoir de donner aux générations futures, il y a la centralité de l’instruction en elle-même. C’est ce qu’affirme le verset de Chroniques 1, XVI, 22 : « Ne touchez pas à mes oints et ne faites pas de mal à mes prophètes. » Bien plus que les rois et les prophètes, il s’agit ici, selon les commentateurs, des élèves des écoles et de leurs maîtres, car le monde entier ne repose que sur le souffle des enfants qui étudient avec leurs professeurs. Le président de la République Jacques Chirac a l’habitude de dire que la différence entre le catholicisme et le judaïsme, c’est que lorsque les missionnaires arrivent quelque part, ils bâtissent une église, alors que lorsque les juifs arrivent, ils construisent une école. Ce n’est pas dans sa bouche une hiérarchisation, mais le constat de ce que sa carrière lui a montré et l’illustration de son admiration de l’obsession du judaïsme pour l’étude.

Cette obligation d’enseigner incombait au père, ce qui désavantageait doublement les orphelins jusqu’à ce que, avec une anticipation quasi prophétique, le rabbin Josué fils de Gamla organise l’enseignement public en chaque ville et chaque village il y a deux mille ans, en fait juste avant la destruction du Temple, comme si l’étude devait bientôt remplacer l’exemplarité du service dans le sanctuaire de Jérusalem.

Avec huit cents ans d’avance sur Charlemagne, un homme avait compris qu’il n’y avait pas de présent si celui-ci ne préparait pas le futur, et ce dès l’âge de six ans. En effet, c’est très jeune qu’il faut transmettre car, selon les Maximes des Pères, cela s’apparente à « écrire sur une page vierge », ce qui est une garantie de pérennisation de l’enseignement. Or l’une des clefs de la réussite d’une bonne transmission est de donner très tôt de bonnes bases, plutôt que de corriger un laisser-aller. Cette vision est corroborée par toutes les études qui démontrent que lorsqu’on laisse un enfant faire quelque chose en se disant qu’il sera toujours temps de lui dire plus tard comment bien faire, il considère qu’il peut persévérer dans son comportement erratique car ce qui était bon à un moment le sera toujours pour lui.

Afin d’exprimer fortement l’importance des enseignants, le Talmud propose une réflexion étonnante. Si le père et le maître d’un homme sont en train de se noyer, il faut sauver d’abord le professeur. Sauf si le père a aussi enseigné quelque chose… Ce qui est fort heureusement toujours le cas, et ce qui en fait donc aussi un précepteur.

Mais le Talmud est encore plus précis lorsqu’il édicte des règles d’une modernité surprenante afin de bien enseigner. Il ne faut pas trop d’élèves de sorte que l’enseignant puisse assurer un suivi individuel de chaque enfant, et le chiffre maximum de vingt-cinq est même précisé, ce qui est à peu près ce que préconise l’Éducation nationale contemporaine. Il ne faut pas trop parler aux élèves mais les écouter et il faut exercer leur mémoire en répétant la leçon tant que tous ne l’ont pas assimilée. Revenir sur un enseignement est si important que le Talmud affirme : « Celui qui apprend la Torah et ne recommence pas constamment ressemble à un homme qui sème et ne récolte pas. » C’est là que la transmission dans le judaïsme est une école de vie plutôt qu’une école de l’étude, car elle pousse à refaire les gestes encore et encore considérant que rien n’est définitivement acquis tant pour le savoir que pour la mémoire ou le comportement.

Il y a donc dans la conscience des hommes cet impératif de transmettre après soi. En sociologie des organisations, on apprend que le but premier de tout système est la pérennisation de ce même système. L’humanité est également animée de ce même instinct et pousse chacun à chercher à transmettre, ou tout au moins à se mettre en situation de pouvoir le faire, d’où la permanence biblique du message de fonder une famille que Dieu bénira, s’il le veut. Nous trouverons en effet dans la Genèse I, 28 : « Et Dieu les bénit et leur dit : croissez et multipliez. » La création du monde n’a pris tout son sens qu’au moment de la création de l’homme et cette dernière n’a elle-même de sens que si elle se perpétue. Non pas seulement au plan physique, mais aussi et surtout si les valeurs qu’elle porte sont transmises. Obligation est donc faite à l’homme de se marier et d’enfanter si cela est possible afin de continuer à donner vie à l’humanité. En effet, selon le Prophète Isaïe (IL, 18) : « L’Éternel n’a pas créé le monde pour le laisser dans le tohu-bohu, mais pour le construire et le développer. » Mais peut-il y avoir de développement sans transmission ? Et à qui transmettre afin qu’il puisse construire ?

En fait, la transmission de valeurs d’une génération à une autre est au fondement d’une civilisation et elle permet une véritable construction de la société. Or si chaque époque est modelée par son mode de partage du savoir et sa façon de transmettre, ou de ne pas le faire, ce qui a radicalement changé dans le mode actuel de transmission des valeurs par rapport aux générations précédentes, c’est l’extrême liberté dans laquelle les enfants évoluent.

Trop de liberté empêche de poser des limites, ce qui est pourtant essentiel dans la construction psychique des enfants. Cela interdit surtout le préalable incontournable qui permet de rendre opérante la transmission : la mise en place d’une relation hiérarchique. J’utilise à dessein ce mot dans sa connotation militaire qui n’est pas faite de soumission mais plutôt de confiance en celui qui sait, de certitude que celui-ci possède une connaissance des choses de la vie qui passe par l’expérience vécue et qu’il transmet à ses soldats. Il y a donc un préalable à la transmission qui est le fait d’avoir vécu pour connaître, tout comme il faut une forme d’humilité et de respect de celui qui reçoit envers celui qui enseigne.

Force est de constater qu’aujourd’hui ni dans l’école ni dans les familles ni dans l’ensemble de la société, cette hiérarchisation des rapports ne perdure. Les enfants ne reconnaissent plus l’autorité des parents, les élèves celle des enseignants et les citoyens celle des gardiens de la paix. Entre l’impossibilité de discuter de jadis et l’obligation de contestation d’aujourd’hui, en passant par l’interdiction d’interdire de Mai 68, de révoltes quasi rituelles des étudiants et des lycéens en grève violentes et séquestrations de patrons, d’échauffourées avec la police en voitures ou gymnases enflammés pour dire sa « haine », c’est la structure du dialogue social, du respect de l’autre qui a volé en éclats. Et donc la confiance dans les générations précédentes ou suivantes qui ne sont plus nos aînés ou nos successeurs, mais qui deviennent des concurrents, voire des prédateurs.

La tradition juive rapporte que le patriarche Abraham a eu un fils, Isaac, qui lui ressemblait tellement physiquement que les gens les confondaient. En voyant Isaac, ils croyaient rencontrer le père et avaient donc envers lui des égards dus à un ancien qu’Isaac ne méritait pas, et en rencontrant Abraham, ils croyaient voir Isaac et adoptaient donc un comportement d’alter ego qui, certes involontairement, était irrespectueux envers le patriarche. Afin de lever toute ambiguïté et éviter tout quiproquo, Dieu fit blanchir les cheveux d’Abraham pour le distinguer de son fils.

Ce Midrash biblique met bien en relief la nécessité d’une hiérarchie des générations où désormais ceux qui porteront une auréole blanche seront les repères naturels de la famille et de la société, forts de leur vécu et de leur expérience. Ce que traduiront clairement le verset : « Devant un ancien, tu te lèveras » ou, plus encore, le commandement du respect du père et de la mère que l’on trouve dans les Dix Paroles.

Mais s’il y a cet ordre de respect, c’est qu’il n’est pas naturel et nécessite un effort. Les pédagogues et les éducateurs ont analysé les raisons pour lesquelles les enfants ont naturellement du mal à se soumettre aux parents et la première d’entre elles est évidente : tout individu est habité par un très fort sentiment de liberté que l’autorité des parents vient brider. La seconde est plus subtile : les enfants ont du mal à se soumettre aux parents, car l’image que ceux-ci leur renvoient est celle d’individus qui commandent, qui ordonnent et qui dictent des directives. En effet, les enfants voient très rarement leurs parents vivre eux-mêmes une soumission à une autorité ou à une hiérarchie. Ce qui, d’ailleurs, est une bonne chose, puisque lorsque cela arrive de façon violente, par exemple par une humiliation, ils en conçoivent un embarras, voire une dégradation de l’image des parents.

Bien évidemment, ce constat ne vaut plus dès lors que les parents eux-mêmes exprimeront le respect qu’ils doivent à leurs propres parents, ce qui nous amène à rappeler qu’une des qualités majeures du transmetteur est l’exemplarité. La position de transmetteur ne doit pas induire le manque de respect et d’affection. En effet, enseigner des valeurs est inconcevable si le maître n’incarne pas celles-ci dans son propre comportement et dans sa vie. Elles n’ont pas seulement une dimension morale, ne sont pas juste des idées désincarnées ou simplement une conception de vie, ce sont d’abord et avant toute chose un vécu et une façon d’être, un modèle.

Selon les maîtres de la tradition juive, un enfant apprend chez ses parents ou chez ses maîtres beaucoup plus de ce qu’ils font, de la manière dont ils vivent, que de ce qu’ils enseignent ou proclament. Ainsi, un père ou une mère qui enseigne à ses enfants qu’il ne faut pas mentir perdra automatiquement son crédit s’il est surpris par ses enfants en flagrant délit de mensonge. Ce n’est pas la parole qui fait autorité, mais c’est l’exemplarité qui impose un mode d’être.

Il en va de même, par exemple, pour les citoyens d’un pays envers le pouvoir politique. Ils attendent du chef de l’État qu’il incarne dans sa vie personnelle l’équité et la justice, l’honnêteté et l’intégrité, toutes valeurs qu’il revendique pour la société et pour chaque citoyen. Or, s’il y a un hiatus entre le discours et le comportement, il y a rupture de crédibilité. C’est ce que les Américains reprochaient à Richard Nixon, puis à Bill Clinton sur des questions différentes mais toujours relatives à l’inadéquation entre la parole et les actes, et nombre d’hommes politiques ont vu leur carrière ruinée à cause de scandales moraux et financiers qui pourraient se résumer à « Faites ce que je dis, pas ce que je fais. »

La transmission des valeurs s’appuie donc sur un exemple vivant donné par un transmetteur. Dans le cas où celui-ci ne se soumet pas aux valeurs qu’il prône, ceux qui sont censés recevoir ce message se trouvent dans l’incohérence, dans l’incompréhension et refusent de ce fait d’obtempérer et d’adhérer à ces valeurs. Ce ne sont pas celles-ci qu’ils refusent, mais plutôt le mensonge dont elles se sont entourées.

Les dernières recherches pédagogiques sont en train de découvrir que l’enseignement tel que pratiqué traditionnellement est à la fois une aliénation pour l’élève et une illusion, tant pour ce dernier que pour l’enseignant. Aliénation par le fait qu’enseigner ex cathedra, c’est toujours transmettre une idéologie qui n’ose pas dire son nom. C’est endoctriner des individus qui n’ont pas les moyens de se défendre contre cette manipulation. Un second aspect de l’aliénation, qui découle du système lui-même, est la fabrication de castes, la constitution d’un mandarinat du savoir, de confréries de diplômés de telle ou telle grande école ou académie, transformant ainsi la science, l’intelligence, en moyen de pouvoir, en outil de domination.

C’est exactement le contraire que nous enseignent les sages des Maximes des Pères : « Ne fais pas de l’étude un diadème pour t’en glorifier. » Mais peut-être plus grave encore, et il suffit d’avoir un enfant à l’école avec un enseignant un peu obtus pour le savoir, chacun s’accorde à dire aujourd’hui que notre système scolaire inhibe, sinon mutile, le pouvoir créatif de l’enfant. On formate plus qu’on permet de développer, et ce par l’illusion de celui qui croit transmettre un savoir à celui qui ne sait pas. Les psychanalystes expliqueront cette illusion par le fantasme d’allaitement. Comme la mère fait ingurgiter au nourrisson son lait maternel, l’enseignant croit transmettre quelque chose d’inerte à l’élève qui « boirait » sa parole. Une autre illusion, de l’étudiant cette fois, le pousse à penser pouvoir « assimiler » passivement un savoir, puiser aux sources un objet tout fait, à l’élaboration duquel il n’aurait pas contribué par son propre effort. C’est ce que m’a toujours appris le psychosociologue Emrich Deutch, ancien président de la sofres, récemment décédé à Jérusalem, à qui je dois beaucoup, en particulier cette brillante théorie. Lui qui était un sage du Talmud et de la culture universelle pouvait comparer les faiblesses et les avantages des deux systèmes.

Pour l’étude du Talmud, en effet, le sage est appelé talmid khakham, un « élève sage », ou mot à mot, « celui qui sait étudier ». C’est celui qui sait apprendre, à l’opposé du mandarin, qui, lui, sait tout court. Quant à la hiérarchie du savoir, nous lisons, toujours dans les Maximes des Pères : « Rabbi Eliezer fils de Chamoua dit : “Que l’honneur de ton élève te soit plus cher que le tien propre, l’honneur de ton camarade comme la crainte de ton maître, et la crainte de ton maître comme celle du ciel.” » En d’autres termes, le maître doit respecter son élève plus que lui-même, le camarade comme son maître, et son maître comme l’Éternel.

En fait, on n’apprend pas pour savoir, mais pour enseigner et accomplir. II ne s’agit pas d’une transmission aliénante, mais d’une quête en commun d’une vérité qui se découvre, se fait, s’accomplit par son étude. Car la loi n’est pas figée, elle est la parole vivante que nous faisons avancer en l’étudiant et en l’accomplissant.

Apprendre le Talmud, ce n’est pas accumuler, mémoriser, stocker un savoir. C’est une exploration et une construction qui n’est possible que par une action permanente, une écoute de tous et de tout. C’est bien ce qu’affirme Ben Zoma dans le même texte : « Qui est sage ? Celui qui apprend de chaque homme », car tous les hommes peuvent m’enseigner quelque chose, ils sont donc tous potentiellement mes maîtres.

Une autre condition essentielle à la transmission des valeurs est celle de la discipline de vie qui est synonyme de rigueur, de méthode et d’exigence. Cela va naturellement à l’encontre du sentiment et du désir de liberté qui habitent tout être humain. Et il est vrai que l’idée largement répandue de la liberté voudrait qu’un être libre soit celui qui fait ce qu’il veut, quand il veut, comme il veut. Il n’en est rien, et la vie quotidienne nous en livre la preuve.

Parmi les personnes qui sont le plus admirées et enviées dans le monde entier, il y a des sportifs de très haut niveau, des tennismen, des footballeurs, des artistes talentueux tels que de grands pianistes, des écrivains de renom capables de produire des chefs-d’œuvre ou des savants comprenant les mystères du monde. Beaucoup de jeunes rêvent de devenir une vedette du tennis, un grand footballeur, un pianiste de renom, un écrivain réputé ou un grand savant. Mais ce que beaucoup oublient, c’est qu’avant d’atteindre ce niveau d’excellence dans ces domaines, il faut des années et des années de labeur, de travail, d’étude, d’entraînement, de rigueur, de discipline jamais relâchée.

Pour arriver à être libre, c’est-à-dire pouvoir maîtriser parfaitement sa raquette afin d’envoyer la balle exactement à l’endroit que l’on a choisi sur le terrain d’un adversaire, propulser le ballon dans la lucarne du but, jouer comme un virtuose, écrire un chef-d’œuvre ou de découvrir le vaccin qui sauvera l’humanité, il a fallu s’entraîner et frapper des centaines de milliers de fois avec sa raquette sur la balle, passer des heures et des heures sur des terrains de foot, suivre un entraînement physique intensif très rigoureux, passer des jours et des nuits à répéter sur un clavier de piano ses gammes à l’infini avec méthode et discipline, écrire des lignes et des pages ou lire des bibliothèques et des bibliothèques. Il a fallu produire des efforts.

Transmettre, c’est donc développer chez celui qui reçoit le goût de l’effort et de l’exigence allié à la discipline et à la rigueur. Et peut-être plus encore, le point central des devoirs de celui qui transmet un savoir est de permettre chez celui qui reçoit l’accès à l’autonomie.

Lorsque nous transposons ces rapides réflexions au monde militaire, nous pouvons établir des parallèles évidents.

  • La famille joue un rôle essentiel en étant le creuset idéal de la transmission du judaïsme. L’armée est une forme de famille avec sa solidarité, ses luttes et ses espérances.
  • La capacité à placer des règles et des limites dans un monde qui les accepte de moins en moins, tout comme l’armée peut surprendre parfois avec ses codes et ses usages.
  • La célébration de la circoncision, de la nomination pour les filles, puis celle de la majorité religieuse, puis enfin celle du mariage à la synagogue témoignent d’une véritable volonté des parents de transmettre et de ritualiser cela par des moments partagés de joie et de sentiment religieux. Le rituel de l’armée propose également ces moments émouvants et heureux de signification collective, que ce soit lors des prises d’armes, des enterrements de camarades ou du souvenir des combats du passé.
  • La transmission du judaïsme ne peut se passer de l’exemplarité, tout comme le chef militaire qui ne peut pas dire « allez-y », mais « suivez-moi ».

Tout ceci peut être résumé par le texte du premier enseignement des Maximes des Pères : « Moïse reçut la Torah au Sinaï, et la transmit à Josué, et Josué la transmit aux Anciens, et les Anciens aux Prophètes, et les Prophètes la transmirent aux hommes de la Grande Assemblée. Eux dirent trois choses : “Soyez modérés dans le jugement, formez beaucoup d’élèves et faites une haie à la Torah” » (Pirke Avot 1:1).

Chaque transmetteur donne à la génération suivante une base qu’il a enrichie de sa vision propre. Il conserve le sens, la lettre et l’esprit, mais il y ajoute l’expérience. C’est la même chose sans être la même. Si chaque génération interprète à sa façon, il n’en demeure pas moins que l’origine est la même, divine.

Quand aux trois enseignements, ils viennent définir les règles idéales de la transmission : ne pas juger trop rapidement la façon de faire des autres, donner sa chance au plus grand nombre, ne pas faire de l’étude et du savoir l’apanage d’une minorité et, enfin, oser interdire un peu plus que la règle afin de protéger la Loi. En effet, les « haies à la Torah » sont le symbole de l’obligation de défendre par la rigueur ce qui est important. Rigueur à la fin, bonté au début et beaucoup d’élèves au milieu sont les clefs de la pérennité du peuple juif.

C’est l’addition de ces expériences, c’est cette histoire d’un peuple qui a toujours défendu sa spécificité tout comme son universalisme, c’est la définition des Hébreux par Moïse comme « peuple à la nuque roide » qui fondent son historicité et sa capacité à être ancré dans sa mémoire et dans son futur.

Lorsque le second temple de Jérusalem fut détruit, Rabbi Yohanan fils de Zakaï obtint la vie sauve des Romains et sortit de la ville en flamme avec un rouleau de la Loi dans une main et un enfant dans l’autre afin d’aller fonder la maison d’étude de Yavné, comme s’il lui importait plus que tout de conserver des valeurs intemporelles à transmettre et un futur à garantir à travers cet enfant et ces mêmes valeurs.

Et il en va de même de génération en génération, au point qu’Élie Wiesel a pu écrire dans Paroles d’étranger : « La tradition juive enseigne que ne pas transmettre une expérience, c’est la trahir. » 

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