N°21 | La réforme perpétuelle

Benoît Durieux  François Lecointre

Éditorial

La réforme des institutions est-elle un sujet trop peu étudié ? Peut-être si l’on considère qu’il s’agit de leur vie quotidienne et donc de la nôtre : quelle que soit l’organisation considérée, les périodes de stabilité complète sont assez rares. La revue Inflexions, qui croise regards civils et militaires sur les grands sujets de société, se devait d’aborder cette question. Elle se devait d’autant plus de le faire que l’institution militaire fournit un cas d’étude remarquable en raison de sa situation paradoxale. La réforme, qu’elle concerne l’organisation, la façon de fonctionner ou l’objectif à atteindre, est en effet à la fois consubstantielle à cette institution et antinomique de sa nature profonde.

Le premier terme de ce paradoxe se conçoit assez bien si l’on considère que les armées sont en permanence soumises à la configuration changeante de la guerre, à la versatilité des sociétés dont elles sont issues et à la subjectivité de ceux qui incarnent le pouvoir politique. La guerre est un caméléon et s’y préparer impose de réagir à l’apparition de techniques nouvelles, d’ennemis inconnus, de bouleversements géopolitiques. Sur le champ de bataille même, chaque modification de l’articulation, chaque inflexion dans les modes d’action, chaque développement du combat possède les attributs d’une réforme. Dans le temps long, les armées ne sont que les représentantes des sociétés avec leurs valeurs et leurs passions, leur inclination à la violence qui alterne avec leur refus de la guerre, leur dynamisme qui cède la place au renoncement. Les dirigeants politiques qui président aux destinées des institutions militaires, enfin, restent des hommes, et leurs qualités comme leurs défauts, leurs amitiés et leurs haines introduisent de la contingence et de l’imprévisibilité dans les organisations les plus solides.

Mais la réforme porte aussi en elle une contradiction à ce que sont les armées. Celles-ci se définissent au plus profond d’elles-mêmes en fonction des caractères permanents de la guerre, qui, par-delà les formes variées qu’elle prend dans l’histoire, soumet toujours ceux qui y prennent part à la fatigue, à la peur, à l’incertitude et à la mort. Il est peu de leçons de la guerre du Péloponnèse qui ne trouvent leur écho en Afghanistan, et les aphorismes de Sun Tzu et de Clausewitz continuent de nourrir nos réflexions. Il y a dans les armées plus que dans d’autres institutions une perception aiguë du tragique de l’histoire qui nourrit une certaine méfiance à l’égard de l’air du temps, souvent suspecté de tendre vers la facilité au détriment des exigences de la préparation au combat. Au-delà, les armées entretiennent avec l’État un lien existentiel : comme lui, elles ont la prétention de se dresser et de résister à l’instabilité des affaires humaines. Les rites des cérémonies militaires en témoignent, qui n’en finissent plus de défier le temps en reproduisant décennie après décennie les mêmes gestes, en invoquant l’héritage des héros du passé et en rendant hommage au drapeau, symbole par excellence de la permanence de la patrie.

C’est cette dialectique entre la nécessité de l’adaptation et la conservation d’une identité qui fait de l’institution militaire un exemple si riche pour qui veut réfléchir sur la réforme des institutions, et cette dimension apparaît d’autant plus que l’on s’intéresse au temps long, comme le montre l’éblouissante synthèse que nous propose Philippe Vial sur l’évolution du ministère de la Défense depuis sa création. Sans doute, cette dialectique ne lui est pas absolument propre : chaque institution est soumise à un contexte évolutif alors même que sa finalité détermine des principes qui évoluent peu. La réflexion que nous propose Audrey Hérisson sur le mouvement de balancier auquel est soumise toute réforme le montre avec brio. Mais cette dialectique est comme exacerbée dans son cadre militaire.

Quels sont les facteurs de la réforme ? À n’en pas douter, la défaite militaire est le premier d’entre eux. La Prusse après Iéna, l’armée française après Sedan, l’armée américaine après le Vietnam n’en sont que quelques exemples parmi les plus significatifs. Xavier Boniface détaille ce processus de façon très éclairante dans le cas particulier de l’armée française après 1871. La pression de la société, les contraintes économiques, les décisions politiques extérieures à l’institution militaire sont d’autres facteurs de réforme et ils appellent d’autres questions, tout aussi nombreuses, comme le suggère Michel Goya dans une large rétrospective sur l’évolution des armées françaises depuis la Révolution. Comment, dans ce cas, orienter la réforme sans qu’elle soit sa propre finalité ? C’est l’interrogation que posent, dans des registres différents Jean-Pierre Le Goff et Hervé Pierre, non sans proposer quelques pistes pour l’avenir. Autre question : comment réagit l’institution à ce qu’elle perçoit généralement comme l’immixtion d’acteurs plus ou moins légitimes dans son champ de compétence ? L’exemple de la décision prise par Jacques Chirac, alors président de la République, de professionnaliser les armées est riche d’enseignement, que Bastien Irondelle s’attache à mettre en lumière.

Enfin, la question demeure de la capacité des institutions militaires à se réformer par elles-mêmes sans y être contraintes par des facteurs exogènes. Cette question est d’autant plus délicate qu’elle se conjugue avec celle de la querelle des anciens et des modernes, de ceux qui prônent la réforme pour l’efficacité et de ceux qui la refusent pour la stabilité d’un édifice dont ils mesurent la fragilité. Mais ces débats cachent d’autres clivages, entre les vagues successives de « jeunes Turcs » avides de modernité et les strates les plus élevées du commandement, attachées aux leçons du passé davantage qu’à la promesse de lendemains plus heureux, entre les multiples obédiences d’armes ou de spécialités, qui chacune porte en elle une part du génie et des pesanteurs de l’institution, entre les principaux responsables enfin, qui parent des vertus du débat doctrinal la lutte bureaucratique pour la conquête des responsabilités. L’exemple de l’armée de terre, commenté par le général Jean-René Bachelet, qui a vécu l’essentiel des nombreuses réformes qui ont marqué cette institution depuis 1962, est particulièrement instructif. S’agissant de cette question de la vie de la réforme, une approche comparative, entre des institutions appartenant à des secteurs différents de la société, est à même de fournir des éclairages utiles sur les ressorts d’une réforme, comme l’illustre la réflexion de François-Daniel Migeon sur celle de l’État.

Si on cherche à évaluer le bien-fondé des réformes, les questions spécifiques aux institutions militaires ressurgissent. Elles renvoient d’abord au rôle de celles-ci. La perception de leur utilité en temps de paix étant en général faible, elles suscitent des velléités d’économies sans fin qui se parent des vertus de la rationalisation et le niveau d’étiage reste difficile à apprécier. Mais tout ne relève pas de la sphère économique et les armées doivent aussi s’adapter aux valeurs des sociétés sans rien céder de ce qu’elles sont : d’un côté la discipline dans l’action et la primauté du groupe, le courage et la résistance physique, la proximité de la mort, déjà évoquées ; de l’autre, le débat, la fraternité et l’épanouissement individuel, suivant des modalités sans cesse renouvelées. Une institution militaire est donc toujours écartelée entre les valeurs évolutives des sociétés qu’elle représente et les exigences draconiennes et assez stables dans le temps des situations de guerre. La mutualisation et l’externalisation sont des exemples de ces tendances de la société civile qui sont ensuite importées dans les armées ; c’est le phénomène que Ronan Doaré nous propose d’analyser dans un texte très en prise avec l’actualité. Que l’armée oublie cette exigence propre aux situations de guerre et elle dépérira, peu à peu dépourvue d’efficacité militaire et condamnée par la société qui percevra vite son incapacité à la défendre ; qu’elle ignore les valeurs de la société au profit exclusif des exigences du combat, et coupée de cette société, elle va se perdre dans un spasme en général violent, comme un corps sans tête.

La perception des réformes elle-même porte la trace de l’ambivalence des armées à l’égard de la réforme. En France, aucune autre institution ne s’est tant réformée depuis cinquante ans et aucune autre n’est peut-être autant perçue comme immobiliste. C’est ce dont témoigne avec finesse l’analyse que propose Thierry Marchand sur la plasticité de l’institution militaire. Entre illusion d’optique et réalité – les réformes ne sont-elles en effet qu’en trompe l’œil ? L’absence de tradition contestataire dans les armées est-elle le premier facteur de cette faible visibilité ? –, cette perspective appelle d’autres analyses sur la modification de l’environnement des institutions, qui est lui-même en mouvement. Les armées se déplaceraient-elles sur une trajectoire parallèle aux sociétés qui les portent, conservant ainsi au fil du temps le même niveau de singularité ? De ce point de vue, une comparaison avec d’autres ministères ou organisations s’impose. Le cas de l’Institution nationale des Invalides analysé par Violaine Gaucher-Malou, celui de la Santé disséqué par M. Kervasdoué ou celui de l’Éducation nationale sur lequel se penche Jeanne-Marie Parly sont ici particulièrement stimulants.

Enfin, se pose la question de la réaction aux réformes. Comment les militaires et les personnels civils comprennent-ils et subissent-ils ces réformes ? Quels rôles jouent les corps intermédiaires que sont les unités, régiments, bases aériennes, équipages ? Le témoignage des acteurs de terrain est ici indispensable et gagne à être médité. C’est tout l’intérêt du témoignage du colonel Frédéric Gout, qui montre ce qu’une réforme générale de l’institution peut représenter dans un régiment, c’est-à-dire à l’échelon qui sert de cadre à la vie quotidienne dans l’armée de terre. Pour autant, faut-il craindre un syndrome dépressif comme celui que l’on a cru pouvoir déceler dans certaines grandes entreprises ? C’est la question sur laquelle Aurélie Éon nous propose de réfléchir.

L’étude de la réforme dans l’institution militaire dit ainsi beaucoup des armées au-delà des réformes, et des réformes au-delà du seul cas des armées. C’est ce que tente de montrer ce numéro d’Inflexions, qui appellera à son tour réactions et réflexions.