« Un dessin qui fait rire, c’est bien.
Un dessin qui a fait rire et qui fait penser, c’est mieux.
Même agressif, un bon dessin doit poser une question. […]
Pour être caricaturiste,
il faut une bonne dose d’indignation renouvelable
et l’envie d’être un redresseur de torts »
Cabu
C’est en 2009 que l’idée de consacrer un numéro d’Inflexions à l’humour a été émise pour la première fois. J’avais alors proposé un article sur l’humour antimilitariste. Cabu avait été contacté et avait accepté l’invitation à participer à ce projet. Le projet fut différé… Et le 7 janvier 2015 Cabu disparaissait tragiquement dans un attentat terroriste mené contre la rédaction du journal Charlie Hebdo. Il est mort avec ses « frères d’armes », le crayon à la main, dans un combat qu’il livrait contre la bêtise et l’intolérance1.
- Précoce et doué
Jean Cabut est né en 1938 à Châlons-sur-Marne au sein d’une famille aisée aux opinions conservatrices. Attiré par le dessin dès l’âge de huit ans, il recopiait les illustrations de Dubout, apprenant ainsi l’économie du trait, la ligne claire et le plaisir de la caricature. À douze ans il créa son propre journal qu’il distribuait dans son collège. À quinze ans ses dessins étaient régulièrement publiés dans le quotidien local.
Dès ses débuts, il s’est posé en citoyen curieux et engagé. À l’invitation du maire, il participait aux réunions du conseil municipal dont il faisait un reportage dessiné qui était ensuite édité. L’actualité internationale l’intéressait aussi. On a retrouvé dans ses archives un dessin daté de septembre 1950 - il avait à peine douze ans, - mettant en scène une rencontre entre les chefs d’État des grandes puissances : le décor est une école ; Joseph Staline et Harry Truman sont représentés en instituteurs, Vincent Auriol et Charles de Gaulle sont identifiables parmi les élèves. Sa légende : « Rentrée des classes. Puissent les deux maîtres (du monde) s’entendre avec leurs élèves. »
Le jeune Cabu était allergique à l’autorité. Il fut renvoyé du lycée en classe de seconde et ne parvint pas à s’adapter à l’internat religieux où ses parents l’avaient inscrit. Il abandonna donc ses études sans avoir le baccalauréat. Deux événements lui firent prendre conscience du pouvoir de ses dessins. Le premier s’est déroulé à Châlons-sur-Marne. Il avait pris pour sujet d’une bande dessinée publiée dans le journal local une clocharde qui se laissait appeler « Marie la Lune ». Celle-ci acquit ainsi une certaine célébrité. Un soir, des enfants la reconnurent et lui jetèrent des pierres. Conscient d’avoir été l’instrument de sa célébrité et la cause de sa mésaventure, Cabu cessa de dessiner son histoire. L’autre épisode est un canular organisé à l’occasion de la course pédestre Strasbourg/Paris : avec la complicité de deux camarades, il fit croire qu’un participant avait deux heures d’avance sur les autres ; la population descendit dans la rue pour applaudir l’inconnu qui se faisait passer pour un champion. Il confia plus tard que c’est à ce moment-là qu’il prit conscience qu’avec une mise en scène soignée, un manipulateur pouvait aisément mystifier une foule.
- Appelé sous les drapeaux
À dix-neuf ans, Cabu quitta Châlons et s’installa à Paris. Il suivit alors le procès de l’affaire Ben Barka et ses croquis d’audience furent publiés dans Le Figaro. C’est à ce début de carrière qu’il reçut sa convocation militaire : il avait quarante-huit heures pour rejoindre Marseille et de là s’embarquer pour l’Algérie pour un service national long de vingt-sept mois. Il vécut ce moment comme un effondrement. Plus tard, à l’heure de la célébrité et des hommages, il refusa systématiquement de donner des détails sur cette période de sa vie. Seulement quelques mots dans un entretien accordé à Florence Aubenas pour Le Monde : « À l’époque, c’était pour moi le symbole de l’horreur. […] En 1958, au milieu de la guerre d’Algérie, je suis parti comme deuxième classe au 9e régiment des zouaves, dans le Constantinois. J’aurais dû dire non. Essayer de m’échapper. Mais, en âge mental, je n’avais pas mes vingt ans. Je ne connaissais rien à la politique. Cela a été la révélation, quelque chose de terrible, dont je n’aime pas parler. » À Dorothée, sa complice dans l’émission RécréA2, il confiait : « C’est le plus mauvais souvenir de ma vie ! » Dans Radioscopie, il esquivait les questions de Jacques Chancel par un : « Je me suis planqué au maximum. » Une formule qui exprimait peut-être quelque chose de vrai, mais qui était avant tout une pirouette pour fuir un sujet douloureux.
« Je dessine pour me venger de tout ce que j’entends… de tout ce que je vois. » C’est donc à travers ses dessins que l’on peut esquisser les contours de ce que fut cette épreuve pour Cabu. Avant même l’exposition à des événements propres à la guerre et aux combats, il y eut la vie de caserne. Quand on lui demandait d’où venait le personnage récurrent du sous-officier alcoolique présent à chaque page du livre À bas toutes les armées, il répondait qu’il en avait vu par dizaines durant son service national : le faciès boursouflé, le képi en arrière, l’œil fatigué, occupé à biberonner de la bière ou du vin. Et il décrivait son adjudant de compagnie : « Il était bourré dès dix heures du matin. Il avait le droit de vie ou de mort sur nous. Il m’en a fait baver. Il croyait que j’étais intellectuel… C’était pendant les classes… On apprenait à tirer… Je déballais mes lunettes et je les mettais sur mon nez et il m’interpellait : “Eh ! L’intellectuel !”. »
De ses camarades, Cabu gardait le souvenir d’une collectivité qui le répugnait : « Je n’ai trouvé aucune camaraderie sinon celle que donnent la boisson et la phallocratie. […] Tous les excès, tous les vices humains sont révélés et développés dans une caserne. » Plusieurs de ses dessins font allusion à des brimades et à des sévices sexuels : le balai, les cordes et les menottes, la nourriture pour chat, le pot de peinture. Une page d’À bas toutes les armées est la reproduction, sans commentaire, de la Une de l’édition du 7 février 1975 du journal Le Meilleur, titrée « À Perpignan, un soldat violé dans sa caserne, sodomisé par son caporal. Le récit choc de ce qui s’est passé ». Dans un dessin du petit recueil Adjudant Kronenbourg, il représente le sous-officier éponyme se vantant d’être « consultant en bizutage », avec le discours suivant : « Je retrouve les traditions militaires ! D’ailleurs moi-même j’ai été bizuté par l’adjudant Chanal. » À l’époque, Pierre Chanal, principal suspect de l’affaire des disparus de Mourmelon, condamné en 1990 pour séquestration, torture et viols, faisait les gros titres. Il est le seul personnage militaire explicitement nommé dans les dessins de Cabu, qui l’a évoqué à plusieurs reprises dans son œuvre. Dans une double page de l’album Adjudant Kronenbourg, par exemple, Jacques Pradel, présentateur de l’émission Perdu de vue, consacre une soirée à la recherche des disparus de Mourmelon ; l’adjudant s’approche de lui avec ce commentaire : « Attention, atteinte au moral des armées ! Pour une histoire de bizutage un peu poussé… » Un dessin plus loin, c’est Jean-Claude Bourret qui déclare dans l’émission Réponse à tout consacrée aux ovni : « L’adjudant Chanal a vu, comme je vous vois, une soucoupe volante emporter les six jeunes appelés. »
- L’intolérance à toutes les déviances dans les armées
Sur les opérations miliaires auxquelles il a participé en Algérie, Cabu était encore plus discret. Il se reprochait d’avoir, selon ses termes, participé à la « dernière guerre coloniale ». « On m’a appris à tuer », se lamentait-il, ajoutant : « Je n’ai tué personne… par chance. » Dans plusieurs dessins, il a dénoncé les exécutions sommaires, les corps déchiquetés, les tortures. Il racontait plus facilement comment il avait essayé d’échapper au terrain : « [lors des exercices] je tirais toujours dans la cible à côté. J’avais compris qu’il fallait surtout ne pas être bon au tir. Parce que bon au tir, ça voulait dire être éclaireur de pointe. Les premiers tués dans une embuscade. » Et plus facilement encore sa seconde partie de service national comme dessinateur dans le journal Le Bled, un hebdomadaire destiné aux troupes coloniales.
Ce que furent l’armée et la guerre d’Algérie pour Cabu est résumé sobrement dans une planche exposée lors de la rétrospective baptisée « Le rire de Cabu » qui lui a été consacrée à Paris en 2020, et qui est reproduite dans un ouvrage éponyme. Elle est constituée d’une série de dessins réalisés en 1975 pour l’émission dominicale Le Petit Rapporteur de Jacques Martin – tous n’avaient pas été diffusés. L’un d’eux montre un officier général brutalisant d’un coup de pied un sous-officier alcoolique ; le suivant met en scène le même sous-officier, désormais hilare, une bouteille de vin dans la poche, se vengeant en sodomisant à l’aide d’un balai un soldat nu, agenouillé et s’appliquant à garder son béret sur la tête. Cette série de dessins parodiait le célèbre poème de Kipling If (« Si ») : « Si tu peux boire une caisse de bières cul sec… Si tu peux faire, dans la foulée, plus de cent pompes… Si tu peux supporter des petites brimades (scène du coup de pied)… Si tu sais faire partager la bonne humeur (scène de la sodomie)… Si tu peux faire du vélo sans baisser la tête (scène de torture à la Gégène)… Si tu peux piller sans peur et violer sans haine… Alors tu seras un homme mon fils ! » Interrogé, Cabu se justifiait : « L’armée récupère toutes les vertus civiques et s’érige en gardien des valeurs : l’honneur, le courage… Je ne vois pas pourquoi. On peut être un homme sans avoir fait son service militaire ! »
- Des reportages antimilitaristes
Au terme de son service national, Cabu est revenu à Paris où il collabora à plusieurs revues. C’est dans les pages d’Hara-Kiri puis dans celles de Charlie Hebdo qu’il livra sa féroce critique des militaires. En analysant ses dessins, on prend conscience qu’il se documentait minutieusement. Il suivait de près les informations concernant la vie des régiments, l’industrie de l’armement, les souffrances du contingent. Il suivait en détail le budget des armées et faisait des comparaisons : le coût d’un missile Pluton et le budget de dix hôpitaux, la solde d’un sergent et le salaire (inférieur) d’un instituteur… Il réclamait que les objecteurs de conscience et les insoumis emprisonnés bénéficient de la même mobilisation populaire que celle manifestée pour les appelés dans les casernes. Il militait pour le désarmement. Il s’indignait que la population ne fût pas protégée en cas d’attaque atomique et se plaisait à indiquer les emplacements des abris antinucléaires réservés aux organismes d’État en cas d’attaque. Il n’inventait pas, il dénonçait.
Sa curiosité le poussait à observer ce que l’expérience de la guerre avait pu produire chez les autres. « Lorsque je dois dessiner un homme politique, je me pose toujours la question : que ferait-il dans l’armée ? » Dans une vignette intitulée « Saint-Cyr par correspondance », qui figure dans l’album Adjudant Kronenbourg, il révèle que le Premier ministre Édouard Balladur avait été spahi et le ministre de la Coopération André Roussin officier dans l’artillerie, que Jacques Chirac était colonel de réserve (comme plus tard François Hollande), que les ministres Alain Madelin et Gérard Longuet avaient fait leur préparation militaire à Assas. Dis-moi ce que tu as fait dans l’armée et je te dirai qui tu es !
- Des procès et des audiences chahutées
La virulence antimilitariste de Cabu lui valut plusieurs procès – on en connaît au moins six. Lui et son journal furent chaque fois poursuivis pour « insulte à l’armée » et « atteinte au moral des armées ». Cabu aimait relever avec ironie qu’il ne l’avait jamais été pour diffamation. Ce qui lui permettait d’arguer qu’il disait toujours quelque chose de vrai. Journal et caricaturiste furent toujours condamnés, sauf une fois.
On trouve dans les archives du Monde le récit du procès qui suivit la parution d’À bas toutes les armées. En décembre 1978, Georges Bernier, alias Professeur Choron, François Cavanna, Cabu et Jean-Marc Reiser furent convoqués devant la dix-septième chambre correctionnelle du tribunal de Paris pour répondre au délit d’« injures envers l’armée ». À l’appel du journal, une centaine de sympathisants s’était déplacée pour les soutenir. La foule déborda le cordon de police. Bousculade. Les abords de la salle d’audience furent bloqués. Les manifestants s’assirent sur les marches. Les policiers se saisirent des barrières et en firent des boucliers pour chasser les opposants. Quarante-deux personnes furent interpellées, dont les membres de Charlie Hebdo qui furent relâchés dans la soirée. Face à ces incidents, les avocats demandèrent le renvoi du procès.
Il fut reporté en février 1979. Les sympathisants ne furent pas informés de la date, le public fut moins nombreux et l’audience put se tenir. Voici comment le journaliste du Monde présenta les prévenus : « Cavanna, l’œil malin, la chevelure presque aussi longue que sa moustache gauloise ; Cabu et ses airs de garçonnet qui vient de faire une bêtise ; Bernier, […] le crâne lisse, des allures de gendarme en vacances ; Reiser à qui l’on donnerait, sur sa bonne mine, le Bon Dieu sans confession. Tels se présentaient ceux qui, sur plainte du ministre de la Défense, étaient poursuivis pour injures envers l’armée. Joyeuse bande dont la comparution avait scéniquement quelque chose de dérisoire. Quand on vit debout, face aux magistrats assis, ce quatuor célèbre et frémissant de l’envie d’en rire, il y eut dans la salle des gloussements. »
Des quatre prévenus, Cabu était le plus visé. On commença par lui reprocher un dessin contre les tribunaux militaires intitulé « Les tares de la justice civile plus les tares de l’armée, ça fait beaucoup » – avisé de la plainte, le journal satirique avait publié ce dessin dans ses éditions des 11, 18 et 23 novembre 1976. Puis une quinzaine de pages d’À bas toutes les armées sur la centaine que contient l’ouvrage – maître Barbillon, l’avocat de la défense, s’étonna de cette sélection : « Nous aimerions connaître le fonctionnaire du ministère de la Défense qui, chaque jeudi, épluche Charlie Hebdo ! »
Invité à la barre, Cabu s’expliqua : « Je suis pacifiste. […] Si l’armée était vraiment là pour nous défendre, elle commencerait par fabriquer des abris atomiques pour les civils. […] Pourquoi serait-elle un État dans l’État ? Les plombiers-zingueurs ne sont pas jugés par un tribunal de plombiers-zingueurs. […] La majorité de la presse louange l’armée française, la France peut bien supporter quelques voix discordantes. » Il accusa l’armée de détournement de vertus : le courage, la bravoure, le patriotisme… « J’ai fait vingt-sept mois de service pendant la guerre d’Algérie ; vingt ans après je suis encore en colère. »
Le substitut du procureur admit qu’il existait en France une tradition des caricatures qui faisait partie de la liberté de la presse, puis rappela aux juges qu’il y avait une limite entre le brocard et l’injure. Il reprocha à Cabu de présenter les militaires comme des tortionnaires et de tourner en dérision les valeurs comme l’héroïsme. Il cita à l’appui de son propos une planche où Cabu a dessiné un officier en train de décorer un parachutiste en annonçant son exploit : « A anéanti un bataillon de mouches à merde au mépris du danger. » Dans sa plaidoirie, maître Barbillon s’attacha à montrer, faits divers à l’appui, que la réalité militaire était parfois proche de ce qu’en décrivait le dessinateur. Un mois plus tard, Le Monde rapporta que le directeur de Charlie Hebdo, son chroniqueur et ses deux dessinateurs étaient condamnés à diverses amendes. Il concluait ce chapitre avec la mention : « Pour quinze mille deux cents francs, l’armée est lavée de ses injures. »
- La fin d’une époque, la fin d’un combat
Quinze années passèrent. En 1993, une association d’anciens combattants demanda l’interdiction de Charlie Hebdo pour une couverture titrant, dessin satirique à l’appui : « Le soldat inconnu s’est fait enc… par l’adjudant Chanal. » Cabu fut une nouvelle fois convoqué devant le tribunal. Mais les temps avaient changé. L’association fut déboutée. Les tribunaux reconnurent que les caricatures remplissaient une fonction parodique et que ce genre littéraire, bien que délibérément provocant, participait à la liberté d’expression et de communication des pensées et des opinions.
L’antimilitarisme de Cabu s’émoussa. Principalement en raison de la fin de la conscription. Charlie Hebdo accueillit des dessinateurs plus jeunes, qui n’avaient connu ni les guerres ni le service national. Le journal se battait sur de nouveaux fronts. Les différentes associations religieuses et les ligues antiracistes multipliaient les plaintes et les procès. Les ventes baissaient. Les procès coûtaient cher. Cabu prit son bâton de pèlerin pour défendre son journal menacé de faillite et pour défendre le droit à la caricature de plus en plus mis en cause. Il rencontra différentes personnalités politiques, dont le président de la République et le président de l’Assemblée nationale. Ses interlocuteurs découvrirent que derrière la plume féroce, cruelle et outrancière se cachait un homme doux, attentif, empathique, modeste, d’une profonde sincérité, d’une infinie douceur dans les mots, avec des petits rires, qui ne prononçait jamais une grossièreté, jamais une méchanceté gratuite, jamais une bassesse.
Quatre jours après l’attentat dont Cabu fut l’une des victimes, des gardes républicains en tenue de cérémonie se tenaient près des gerbes déposées place de la République. Et parmi la foule silencieuse, on pouvait distinguer des jeunes qui portaient un uniforme. Leur présence semblait naturelle. Comme si une page était tournée. Sous les pancartes « Je suis Cabu », l’antimilitarisme n’avait plus cours.
1L’auteur remercie Jean-Marie Pasquier, Laurent Boyer et Noémie Biglaizer de La Belle Production d’avoir mis à sa disposition le film documentaire Tu t’es vu sans Cabu ? (J.-M. Pasquier, 2015).