N°24 | L’autorité en question / Obéir-désobéir

Patrick Clervoy

Commander, une question de testostérone ?

Les Homo sapiens sont des primates de la famille des hominidés, seuls représentants de leur genre : leurs plus proches parents, les Homo neandertalis, se sont éteints avec les mammouths il y a deux cent mille ans. Ce sont des mammifères sexués et sociaux qui vivent en groupes structurés. Depuis la nuit des temps biologiques, leur organisation obéit à des lois précises dans lesquelles interviennent des comportements réglés par les hormones sexuelles.

Ainsi, dans un groupe animal comme, par exemple, une horde de cerfs, d’éléphants ou de singes, les mâles adultes possèdent un taux plus ou moins semblable de testostérone circulant dans le sang. Leurs horloges biologiques sont synchronisées. Ils vivent sur les mêmes rythmes, sur les séquences de la reproduction de l’espèce : la parade, l’accouplement, la gestation puis la mise bas sont réglés en fonction des saisons afin que les nouveau-nés soient capables d’affronter les premières rigueurs hivernales. Cela explique pourquoi, à un moment déterminé, le taux de testostérone augmente brutalement et en même temps chez tous les mâles. C’est la période du rut. Une compétition naît alors au sein du groupe sous la forme d’affrontements violents : cris, poursuites, gesticulations diverses comme heurter le sol du sabot, se saisir de branches pour frapper un tronc, grimacer, montrer les crocs, adopter des postures de défi et de combat. Celui-ci s’engage et ne s’achève qu’avec la fuite ou la soumission du vaincu. Émerge alors un mâle dominant qui a autorité sur l’ensemble du troupeau. À lui désormais de conduire le groupe sur les terres de pâture et sur les territoires de chasse, mais aussi d’écarter les jeunes mâles des femelles avec lesquelles il a le privilège exclusif de l’accouplement.

  • Notre héritage animal

Chez l’homme, les correspondances entre l’exercice de l’autorité et les identifiants du mâle dominant, même si elles sont symboliques, sont nombreuses. Sous l’Ancien Régime, certains attributs du monarque y faisaient clairement référence. Sur les grandes peintures conservées à Versailles, Louis XIV et Louis XV sont représentés en armure, une épée au côté, dans une posture qui fait explicitement référence au combat : leur jambe est mise en avant, leurs pieds ne reposent pas directement sur le sol mais s’appuient sur un coussin ou sur des armes ennemies abandonnées au sol. Un héritage du piétinement. Une posture de vainqueur. Et leur soulier est orné d’un haut talon rouge : les psychanalystes, habiles à donner à toute chose une interprétation sexuelle, y voient l’exposition de la puissance des attributs génésiques masculins. Le roi, monarque absolu, montre sa puissance en exposant ainsi sa jambe et son talon, attributs du mâle dominant en rut.

  • Les stigmates de la testostérone

Ces archétypes ont persisté bien après la Révolution et la disparition des rois. L’autorité reste corrélée à la virilité ; le chef de guerre aime prendre des postures de dominant ; l’Homo sapiens vainqueur des combats est reconnu comme maître du groupe social. Ainsi Bonaparte devint Napoléon. Dans la première moitié du xxe siècle, les figures de l’autorité que sont les maréchaux Pétain, Foch, Lyautey sont représentées caracolant sur leurs montures. Comme s’ils ne pouvaient incarner l’autorité sans que soit affichée, par le symbole, la maîtrise de la puissance animale. Il faut pourtant noter que ce mouvement n’est pas à sens unique. Certes le chef victorieux peut être, par sa propre ambition, en quête de pouvoir, mais on remarquera aussi qu’au sein du peuple, comme dans la horde, un appel collectif se crée qui invite le chef de guerre à occuper une place de dominant. La construction est conjointe : le lien entre dominé et dominant est initié par l’un et par l’autre.

  • Le rut comme propagande du chef

Pour affirmer la légitimité biologique des peuples aryens à revendiquer la domination des autres peuples, les nazis ont utilisé dans leurs films de propagande des images de troupeaux de cerfs, en particulier des scènes de combat entre mâles, avec des commentaires expliquant que, comme existe une hiérarchie dans le monde animal, il en existe une entre les peuples. Ils soutenaient que, par leur force morale, ils étaient par nature destinés à asservir les autres. Pour eux, chaque Aryen avait vocation à incarner les canons de la virilité et à faire de sa vie un combat pour la promotion de sa race. Dans leur documentaire De Nuremberg à Nuremberg, Frédéric Rossif et Philippe Meyer reprennent une image singulière mais révélatrice : lors de la capitulation de l’armée française en juin 1940, Hitler, jouissant de sa victoire, lève brutalement sa jambe puis frappe violemment le sol du talon. Le piétinement du mâle dominant après le combat !

  • L’extinction de la virilité

Ces références au monde animal et aux postures dominantes ont été abandonnées à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Les représentations du général de Gaulle montrent un homme circulant à pied, marchant sans ostentation, à l’image de sa descente des Champs-Élysées du 26 août 1944, qui fait partie de notre mémoire collective. Nulle statue équestre ! La dominance n’est dès lors plus la marque de l’autorité. Le pouvoir est désormais dévolu à celui qui a su fédérer les forces et les amener à la victoire. L’autorité n’est plus dans la mimique agressive, la voix qui aboie ou le geste qui heurte, mais dans la retenue.

Ce changement de portage peut être illustré par l’opposition de style entre les généraux américains Douglas Mac Arthur et Dwight Eisenhower. Mac Arthur soignait un look viril qui sentait fort la testostérone, une gueule en avant accentuée par la morsure d’une longue et haute pipe, les lunettes Ray-Ban foncées, la casquette portée en avant et sur le côté comme un cow-boy son Stetson, des gestes vifs, une marche à la souplesse féline accentuée et toujours le colt à la ceinture. À l’opposé, Eisenhower présentait une image de senior au regard tranquille, plus souvent assis, marchant calmement, un sourire doux aux lèvres. Le premier incarnait un commandement réputé brutal, le second semblait plus pondéré. On a prêté aux deux des ambitions politiques. Mais c’est le second que choisirent les Américains pour les diriger : Eisenhower fut le trente-quatrième président des États-Unis, élu pour deux mandats successifs.

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