N°26 | Le patriotisme

Patrick Clervoy

Spécificités françaises

Avant la Révolution française, la patrie n’existait pas comme on la (re)connaît aujourd’hui. Bossuet, qui enseignait au Dauphin l’histoire de France, disait « l’État ». Et celui-ci s’incarnait dans la personne du roi ; l’identité et l’unité nationale se faisaient autour de cette figure de majesté. Avec la mort de Louis XVI, cette modalité de célébration de l’unité nationale disparut dans la violence. La cohésion du peuple de France menaçait d’éclater. L’État royal avait disparu. Une entité singulière s’y substitua : la patrie. La patrie et son culte, le patriotisme, sont donc nés de la violence conjuguée de la convulsion populaire et de la réaction nationale aux guerres que les royaumes voisins firent à la France. Il en restera, dans la réaction patriotique, une violence en rapport avec cette menace aux frontières et ce risque d’éclatement de l’unité nationale.

  • Une entité singulière

La patrie est une entité singulière parce qu’elle est à la fois immatérielle et personnifiée. La patrie est une âme. Cela lui donne des propriétés spécifiques : elle est unique ; elle est vouée à l’immortalité ; elle est le pivot de l’esprit de la nation. Le temps passe, le peuple change, les lois évoluent, le territoire se modifie, la société se transforme, mais la patrie demeure. Elle est l’invariant de la France, mais un invariant qui ne peut être précisé. Il est de fait difficile d’en donner une définition qui ne la figerait pas. Celle proposée par Émile Littré la réduit au lieu de naissance ; seuls les dictionnaires modernes lui reconnaissent le sens dans lequel elle est entendue aujourd’hui. Paul Robert la définit ainsi comme la communauté politique à laquelle on a le sentiment d’appartenir.

  • Un héritage

La patrie est un héritage. Étymologiquement, le terme fait référence à la figure du père, avec cette originalité que son genre est féminin, comme est féminin le nom de notre pays. On distingue le « patrimoine », ensemble des biens matériels que transmet le père, de la « patrie », héritage immatériel des valeurs de la France. La patrie est une personnalisation de la nation. Elle en est l’esprit. Le patriotisme est la ferveur qui lui est portée.

Jules Michelet a porté à son apogée cette articulation entre l’âme d’une nation et sa personnification immatérielle. Dans la préface de son Histoire de France, il écrit : « J’aperçus la France. […] Le premier je la vis comme une âme et une personne. » Et à la question de comprendre comment le pays, de ses éléments épars, en est venu à se constituer France, il répond : « Tout autre chose eût pu résulter de ce mélange. Dans les autres pays, il y a des nations ; dans le nôtre, il y a une unité très spéciale, la France est une personne. » Dans chaque geste héroïque qui a marqué l’histoire de la France, il voit l’incarnation de l’âme nationale. Dans l’histoire de Jeanne d’Arc, il fait plusieurs fois le lien entre la jeune femme et la patrie : « En elle [apparut] déjà la patrie », « la patrie chez nous est née du cœur d’une femme ». Le patriotisme est construit comme une histoire d’héritage et de cœur. Notons que Jeanne, elle, disait « pays » ou « sol de France ».

  • Une identité

La patrie est une identité. Une identité de nation. Cette identité est hétérogène à l’identité familiale ou à celle de clan qui sont acquises par filiation. Le patriotisme transcende le biologique. La patrie est ce dont hérite un citoyen s’il s’en saisit. Le patriotisme est une identité que l’on choisit. Ce choix, on le lit par exemple chez Marc Bloch : « Mon arrière-grand-père fut soldat en [17]93 ; […] mon père, en 1870, servit dans Strasbourg assiégé ; […] mes deux oncles et lui quittèrent volontairement leur Alsace natale, après son annexion par le IIe Reich ; […] j’ai été élevé dans le culte de ces traditions patriotiques, […] la France […] demeurera quoi qu’il arrive la patrie dont je ne saurais déraciner mon cœur. J’y suis né, j’ai bu aux sources de sa culture, j’ai fait mien son passé, je ne respire bien que sous son ciel, et je me suis efforcé, à mon tour, de la défendre de mon mieux. » On ne peut définir le patriotisme plus clairement et plus simplement !

Que l’identité de patrie relève d’un choix est montré par l’usage qui existe dans certains pays d’accompagner cette prise d’identité par un serment. Ainsi un serment d’allégeance à la reine existe dans les différents pays du Commonwealth ; c’est la relation entre une figure royale et ses sujets. Aux États-Unis existe un serment d’allégeance au drapeau ; c’est la relation entre une nation et ses citoyens. En France, en 2011, un parti politique avait lancé l’idée d’un serment d’allégeance aux armes. Ce projet ne fut pas concrétisé. Probablement que la notion d’allégeance « aux armes » faisait trop explicitement référence à la violence que porte dans notre pays la notion de patrie.

  • Une religion

La patrie est une religion et le patriotisme est son culte. À la Révolution française, l’Église avait accompagné l’État royal dans sa chute. Un nouveau culte devait naître, laïque et républicain. Ce fut celui de la patrie. Il connut son apogée entre la guerre contre la Prusse et la Seconde Guerre mondiale. Il était enseigné à tous les petits Français. Sur la page de couverture de l’Histoire de France. Cours moyen première année d’Ernest Lavisse, par exemple, on peut lire : « Enfant, […] tu apprendras l’histoire de la France. Tu dois aimer la France, parce que la nature l’a faite belle et parce que son histoire l’a faite grande. »

Le culte de la patrie a ses autels et ses offices, ses saints et ses reliques. Aux lendemains de la Grande Guerre, chaque village a érigé un monument aux morts où est inscrit « À ses enfants morts pour la France, la patrie reconnaissante. » Des monuments fleuris aux temps prescrits des fêtes nationales, les 14 juillet, 8 mai et 11 novembre de chaque année. Les saints sont ceux qui incarnèrent la lutte morale ou physique pour son intégrité : les petits Alsaciens de Hansi, les poilus de Verdun… Jeanne d’Arc fut ainsi récupérée : il n’est pas étonnant que sa canonisation date de 1920, époque où il fallut rassembler sous une seule figure la mémoire des milliers de soldats qui avaient donné leurs vies pour le salut du pays. La patrie a eu aussi ses reliques telles, en leur temps, les « bornes de la terre sacrée de France » du sculpteur Gaston Deblaize, mises en vente au profit des gueules cassées. Il s’agissait d’urnes de dix centimètres de haut contenant de la terre prélevée sur les champs de bataille de l’Argonne, de la Marne, de Champagne, de Verdun ou de la Somme. Ceux qui le désiraient pouvaient ainsi posséder un peu du sol de France sacralisé par le sang versé pour la défendre.

  • Une force morale

Le patriotisme est une force morale. Malraux écrivait de Jeanne d’Arc qu’« elle portait la France en elle de la même façon qu’elle portait sa foi ». Il en est du patriotisme comme il en est de la foi : un mélange émouvant d’illusion et d’espérance. C’est le sens de la confession de Charles de Gaulle au début de ses Mémoires de guerre : « Toute ma vie je me suis fait une certaine idée de la France. Le sentiment me l’inspire autant que la raison. Ce qu’il y a en moi d’affectif imagine naturellement la France […] comme vouée à une destinée éminente et exceptionnelle. »

La force morale liée à la patrie inspire un sentiment d’humanité. Pour ne prendre que quelques événements récents, on peut entendre cette foi et cette vertu morale dans les mots de l’archevêque de Toulouse, Jules-Géraud Saliège, lequel, dans une lettre à lire dans chaque église de son diocèse, invitait les Français à sauver les juifs et à s’opposer aux rafles : « Il y a une morale humaine qui impose des devoirs et reconnaît des droits. Ces devoirs et ces droits tiennent à la nature de l’homme. Ils viennent de Dieu. On peut les violer. Il n’est au pouvoir d’aucun mortel de les supprimer. […] France, patrie bien aimée, France qui porte dans la conscience de tous tes enfants la tradition du respect de la personne humaine, France chevaleresque et généreuse, je n’en doute pas, tu n’es pas responsable de ces horreurs. »

Cette humanité de la patrie est aussi au centre de la déclaration d’Henri Marrou, professeur à la Sorbonne, dans un message d’indignation publié dans Le Monde du 5 avril 1956 : « Je ne suis ni journaliste professionnel ni homme politique ; je témoigne ici en simple citoyen que sa conscience tourmente et qui constate n’être pas le seul à éprouver cette lourde gêne, cette inquiétude, cette angoisse. […] Partout en Algérie, la chose n’est niée par personne, ont été installés de véritables laboratoires de torture, avec baignoire électrique et tout ce qu’il faut, et c’est une honte pour le pays de la Révolution française et de l’affaire Dreyfus. […] Oui, avant qu’on soit engagé plus avant dans le cycle infernal du terrorisme et des représailles, il faut que chacun de nous entende au plus profond, au plus sincère de son cœur, le cri de nos pères : “La patrie est en danger !” »

La patrie peut aussi entrer en résipiscence, comme on peut l’entendre dans le discours prononcé par Jacques Chirac, alors président de la République, le 16 juillet 1995 au Vél d’Hiv : « La France, patrie des Lumières et des droits de l’homme, terre d’accueil et d’asile, la France, ce jour-là, accomplissait l’irréparable. Manquant à sa parole, elle livrait ses protégés à leurs bourreaux. »

  • Un obstacle

Le patriotisme peut être un obstacle au développement d’une nation au-delà des limites du sol qui l’a vu naître. Il est aisé de dire, comme Charles Péguy, « notre patrie » à Paris et dans les provinces françaises proches de la capitale, mais il l’est déjà moins dans les provinces éloignées, insulaires ou ultramarines, lesquelles opposent parfois leurs propres langues et leurs propres cultures dans une posture indépendantiste. La patrie est aussi un obstacle lorsque la France tente de s’intégrer dans un ensemble plus vaste comme l’Europe administrative ou l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (otan). Ce qui n’est pas la patrie est alors perçu comme une menace ; ce qui est au-delà des frontières est vite regardé comme ennemi. N’oublions pas que La Marseillaise, dont le refrain commence par « Aux armes citoyens ! », est un chant de guerre.

  • Un orgueil

Le patriotisme est un orgueil. C’est le narcissisme à l’échelle d’une nation. C’est une image collective idéale qu’un peuple veut se donner et croit voir dans son histoire en se comparant avantageusement à ses voisins. Victor Hugo l’a dénoncé. Il avait fait ce rêve magnifique : avoir le monde pour patrie et l’humanité comme nation. Pour parvenir à cette unité universelle, il déclarait dans Choses vues : « Il nous reste à abdiquer un dernier égoïsme : la patrie. »

Cela rejoint la plus belle description du patriotisme français. Celle d’un romantique, Alphonse de Lamartine, dans un discours du 10 mars 1842 sur l’abolition de l’esclavage : « Le patriotisme est le premier sentiment, le premier devoir de l’homme que la nature attache à son pays avant tout, par-dessus tout, par tous les liens de la famille et de la nationalité, qui n’est que la famille élargie. Celui qui ne serait pas patriote ne serait pas un homme complet, ce serait un nomade. Pourquoi est-il si beau de mourir pour son pays ? C’est que c’est mourir pour quelque chose de plus que soi-même, pour quelque chose de divin, pour la durée et la perpétuité de cette famille immortelle qui nous a engendrés et de qui nous avons tout reçu ! […] Mais il y a deux patriotismes : il y en a un qui se compose de toutes les haines, de tous les préjugés, de toutes les grossières antipathies que les peuples abrutis par des gouvernements intéressés à les désunir nourrissent les uns contre les autres. Je déteste bien, je méprise bien, je hais bien les nations voisines et rivales de la mienne ; donc je suis bien patriote ! Voilà l’axiome brutal de certains hommes d’aujourd’hui. Vous voyez que ce patriotisme coûte peu : il suffit d’ignorer, d’injurier, et de haïr. […] Il en est un autre qui se compose au contraire de toutes les vérités, de toutes les facultés, de tous les droits que les peuples ont en commun et qui, en chérissant avant tout sa propre patrie, laisse déborder ses sympathies au-delà des races, des langues, des frontières, et qui considère les nationalités diverses comme les unités partielles de cette grande unité générale dont les peuples divers ne sont que les rayons, mais dont la civilisation est au centre ! C’est le patriotisme des religions, c’est celui des philosophes, c’est celui des plus grands hommes d’État. »

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