N°35 | Le soldat et la mort

Patrick Clervoy

La malédiction de Caïn

Il y a ceux que la mort empêche de vivre parce qu’ils ont tué un frère d’armes. Ce malheur est probablement l’un des pires tourments émotionnels auxquels un homme puisse être confronté. La mythologie judéo-chrétienne s’en est d’ailleurs saisi : la mort d’Abel, victime de Caïn, est interprétée comme un meurtre, bien que le caractère volontaire ou involontaire de l’acte reste imprécis. Quoi qu’il en soit, cette mort entraîne la malédiction de celui qui reste debout. Il devra vivre en portant à chaque instant la culpabilité de son geste :

« Il marcha trente jours, il marcha trente nuits,

Il allait, muet, pâle et frémissant aux bruits,

Furtif, sans regarder derrière lui, sans trêve,

Sans repos, sans sommeil1. »

Il faut aider à réintégrer sa communauté celui qui a, par erreur ou par accident, causé la mort d’un des siens. Cela peut être difficile. Il n’existe pas de protocole psychologique établi. Il y a toujours une part d’improvisation. Si, en plus, les événements se produisent sur un théâtre d’opérations extérieures, le contexte rend l’intervention plus délicate encore. Je vais illustrer mon propos de deux expériences. L’une et l’autre se sont passées sur des bases isolées, éloignées de la métropole. Dans le premier cas, le groupe s’est coalisé autour du responsable du coup de feu mortel, plaçant le commandement dans une configuration délicate. Dans le second, le groupe a affiché une réaction allant de l’indifférence au rejet et il a fallu protéger le soldat impliqué des menaces qui pesèrent sur lui.

  • Première expérience

Les deux hommes appartenaient à un petit groupe dont l’un et l’autre étaient les figures dominantes. Ils étaient très liés. Ils ne s’étaient pas quittés depuis leurs classes et partageaient le rêve de rejoindre un jour les forces spéciales. En plusieurs lieux de vie du camp, les pseudonymes qu’ils s’étaient donnés étaient gravés l’un près de l’autre dans le bois des bancs et des tables. Ils affichaient une virilité de tous les instants. Ils étaient adeptes de la boxe extrême et aimaient mimer des duels violents. Ils se respectaient et se provoquaient en même temps. En cette fin de journée, leur service terminé, ils étaient devant les douches. Ils se détendaient. Ils étaient en tenue de sport. Leurs jeux étaient virils. Ils avaient leurs armes. Un coup de feu partit. L’un s’effondra. Celui resté debout mit du temps à comprendre qu’il venait de tuer son frère d’armes. Le drame venait de les séparer de la pire manière. Pendant plusieurs heures il resta hagard. Ses camarades se succédèrent pour lui offrir le rempart de leur solidarité. Puis il reprit une posture virile et dominante, affichant l’intention de se tuer ou de se faire tuer.

Le black-out Internet imposé par le commandement n’avait pas empêché que, via le réseau téléphonique local, des informations approximatives fussent échangées entre la base et la métropole. Sans connaître l’identité du militaire auteur du coup de feu mortel, le frère de la victime, militaire dans la même unité, déclara sur les réseaux sociaux qu’il obtiendrait vengeance sans délai et de ses propres mains. La confusion s’installa. Personne ne pouvait définir exactement qui savait quoi. Tant que les prévôts n’étaient pas arrivés sur place pour procéder aux auditions et à la reconstitution des faits, ce qui devait prendre quelques jours, rien ne pouvait être clairement établi. Dans cette confusion émergea une unité syndicale. Les camarades firent corps autour du militaire impliqué. Il n’y eut plus qu’un seul discours dans toutes les bouches : « C’est parce que nous sommes fatigués », « cette mission est trop dure », « nous sommes victimes d’un burn out », « nous devons tous rentrer ensemble », « il n’y a qu’une chose à faire maintenant, il faut que le commandement nous rapatrie »… Il nous apparut que ce front commun était une réaction normale. En tout cas une réaction que l’on pouvait tolérer quelques jours, le temps des cérémonies collectives. Le commandement partagea cette proposition et prit des mesures pour que le service fût assuré par un autre groupe.

Le militaire impliqué fut parmi les premiers à se rendre à la chapelle ardente dressée le lendemain du drame. Il se recueillit devant le portrait de son ami. Par crainte d’un acte désespéré, il était veillé par un camarade de son groupe. Il fit le geste de déposer sur l’autel leurs gants de boxe. Il fut également présent le surlendemain à la cérémonie des obsèques. Vers la fin de celle-ci, dans un moment de silence et alors que tout le monde était assis, il se leva avec solennité, se dirigea vers l’autel, dégrafa la bande patronymique de sa tenue et la posa au bas de la photo de son camarade. Alors, un à un, les autres membres du groupe se levèrent pour faire de même. Ce fut le signal de la baisse de la forte tension qui régnait sur la base depuis trois jours.

Les prévôts arrivèrent et les auditions commencèrent. Le temps des réactions collectives était achevé. Chacun revint à son individualité. Chacun reprit le cours de sa mission. Cela se fit sans heurts et sans amertume. Le militaire impliqué quitta la base le lendemain de la levée du corps de son camarade. Le groupe reprit ses activités au rythme des impératifs opérationnels. Deux d’entre eux n’étaient plus là. Tous furent apaisés par les annonces que firent leurs cadres. Ils reçurent des précisions sur ce qu’il allait se passer en métropole et purent se faire une idée des cérémonies funèbres, militaire et civile, et de l’accompagnement de la famille du défunt. Ils parurent soulagés d’apprendre que le chef de corps de leur unité ainsi qu’une délégation de leurs frères d’armes restés en métropole les y représenteraient. Ils furent aussi informés, plus vaguement, de la prise en charge médicale et psychologique de leur camarade qui aurait, dans un bref délai, à faire face aux instances judiciaires.

  • Seconde expérience

Aux abords d’une base isolée et très exposée, un homme a été mortellement blessé. Le groupe auquel il appartenait rentrait d’une mission dangereuse. Tous avaient manœuvré sans repos durant quarante-huit heures. Ils étaient épuisés. Au moment du désengagement, ils avaient été pris à nouveau sous le feu des insurgés. Ils arrivèrent au petit matin devant l’entrée du camp. Dans le contexte précipité et confus où chacun devait sécuriser son arme, un coup de feu partit et tua le soldat qui se trouvait dans l’axe. L’événement jeta les parties dans deux mondes inégaux. D’un côté, terriblement seul, écrasé par la responsabilité de son acte, celui qui avait commis la maladresse mortelle ; de l’autre la collectivité endeuillée. Le militaire impliqué n’était pas de la même unité que celui qui a été tué. Il fut rejeté. Il devint en quelques heures le pestiféré du camp. Il fut immédiatement placé à l’écart du groupe, sous la surveillance d’un brancardier. Il resta de longues heures hagard, assis dans un coin d’où il ne bougeait pas. Il acceptait sa réclusion. Il ne cherchait pas le contact avec les autres. On le vit répéter les mêmes gestes : saisir une revue qui traînait devant lui, la parcourir sans attention, s’arrêter sur une page sans que son regard ne bouge, la poser, regarder fixement ses mains.

Il me revint de prendre l’initiative du contact. Il fallait faire tomber le mur de verre qui le séparait de la collectivité. Je me suis assis près de lui. Dans un premier temps sans parler, afin de lui montrer que je respectais son silence. Puis, aussi doucement que possible, j’ai engagé un échange verbal. Il restait prostré, mais, par moments, tournait la tête vers moi, comme pour indiquer qu’il prenait acte de ma présence. Je lui ai murmuré : « Que dire ? » Sans bouger, il répondit : « Je n’ai rien à dire. Je ne peux rien dire. Je voudrais... » Sa parole était suspendue. Pour l’aider, je reformulai les mots entendus : « C’est difficile de trouver quelque chose à dire... » Il se mit progressivement à parler. Au début, par de courtes phrases inachevées. Je les répétai pour l’inviter à les terminer. Il dit qu’il vivait un cauchemar, qu’il ne pensait qu’à ça depuis quarante-huit heures que le drame s’était produit, qu’il voulait se réveiller.

Il aborda spontanément le sujet de la famille du défunt.
Il était obsédé par ce qu’il imaginait de la souffrance des parents.
Je poursuivis l’échange : « Que souhaiteriez-vous pouvoir leur dire ? »
Il répondit : « Je donnerais mille fois ma vie si cela pouvait ramener leur fils ! »
Je lui suggérai alors de leur écrire cela. Au début, il trouva l’idée incongrue. Il n’imaginait pas que ces parents puissent prêter attention à lui. Puis il se laissa convaincre. Il accepta le principe que ce qu’il pouvait leur écrire leur apporterait un apaisement. Il prit un stylo et une feuille volante : « Madame, Monsieur. Je sais que je ne peux pas connaître votre douleur... » Petit à petit, les mots vinrent. Il raconta que leur fils était un très bon camarade et un soldat courageux, qu’ils avaient vécu ensemble, ces derniers jours, des moments intenses de combat. Il dit ensuite qu’il était accablé par la responsabilité du malheur qui les frappait. Après avoir rédigé cette lettre, il leva enfin la tête. Son regard accrocha à nouveau celui des autres. Il revenait dans la communauté, parmi ceux qui s’assemblent devant le mort et partagent le chagrin. Cependant, en raison des réactions hostiles de plusieurs de ses camarades, il fut évacué vers l’hôpital de campagne puis vers la métropole.

  • L’intervention du psy

De ces deux expériences, des éléments communs se dégagent. La présence d’un « psy », médecin-psychiatre ou psychologue, lorsqu’elle est possible, aide à la résolution de plusieurs problèmes. Il est possible de faire sans, bien entendu, mais dans ces moments de tension et de flottement, il est plus sécurisant que l’un de ces professionnels puisse être projeté sur le site où s’est produit l’accident. Le psy évalue alors la situation et coordonne les différents champs d’action entre les prises en charge individuelles et collectives dont il assure sa part.

De ma formation à l’école du Val-de-Grâce, de mes diverses expériences, en métropole et dans les départements d’outre-mer, sur les théâtres d’opérations en Afrique, en Centre-Europe et en Afghanistan, de mes rencontres avec mes homologues de l’otan, j’ai pu formuler les principes généraux qui guident notre action lorsque nous sommes projetés sur le terrain2.

Avant la rencontre, le psy est dans une position spéciale. Il est comme le secouriste qui part en mission : il connaît les techniques de l’intervention psychologique en urgence, mais rien, ou si peu, des militaires ou des populations civiles qu’il va rencontrer et des malheurs qui les frappent. Il part vers l’inconnu. Il se pose des questions durant le temps plus ou moins long du transport. Qui sont les personnels qu’il va rencontrer ? Dans quel état psychologique sont-ils ? Qu’attendent-ils de lui et comment vont-ils l’accueillir ? Quels seront les moyens mis à sa disposition ? Sera-t-il en sécurité ? Des éléments de réponse lui seront apportés au fur et mesure. Le soutien psychothérapeutique s’organise donc « à l’aveugle » et « à tâtons ».

Le praticien doit tenir compte de quelques règles simples : se présenter clairement, improviser tout en gardant le contrôle et offrir du temps d’écoute. Dès le premier contact, il indique donc son identité, puis la raison de sa présence et ce qu’il va apporter à ceux qu’il est venu rencontrer. Il lui faut tout expliquer, à la fois le pourquoi et le comment de son intervention, quitte à se répéter plusieurs fois par jour. Ce temps long de présentation et d’explication est un temps thérapeutique en soi. Les intervenants du soutien psychologique se doivent d’éclairer les personnes sur les raisons qui justifient leur action auprès d’eux et donner des détails sur chacune des séquences qui la constituent. Il leur faut également, aussi rapidement que possible, indiquer les limites de cette aide, énoncer ce qu’ils peuvent apporter et ce qu’ils n’apportent pas.

Le principe du psy est un principe d’incertitude. Il y a tant d’éléments inconnus dans ces temps bousculés que rien ne peut être décidé au préalable, aucune directive fixée d’emblée. Les actions conduites sont élaborées au fur et à mesure. Leur coordination est collégiale. Le soin doit être proposé et non pas imposé. Il convient de rencontrer sans délai les personnes qui ont une responsabilité et une autorité sur le site, car c’est avec elles que les soins se mettront en place : avec qui, quand et où se dérouleront les entretiens collectifs puis les entretiens individuels. Si des réticences apparaissent, il faut les accepter, savoir négocier avec les tensions, ce qui donne à ces moments un aspect formel diplomatique et un aspect informel d’arrangement au cas par cas. On peut voir rapidement se dessiner des sous-groupes. Il faut alors établir des alliances avec chacun, trouver des équilibres dans ce qui est apporté aux uns et aux autres.

Ce flou peut être pénible pour le psy. Il peut être confronté à de longues attentes à des moments où il prévoyait une action de soin importante ou, inversement, à une action engagée au moment même où il comptait prendre enfin du repos ou faire son débriefing technique. L’emploi du temps peut être chamboulé à tout moment en raison d’événements imprévus. Cela donne un aspect général d’improvisation auquel il convient de se plier avec souplesse afin de ne pas s’user psychologiquement et de rester disponible dans la durée.

Si, chronologiquement, le psy n’arrive qu’après l’événement qui a produit le désastre, du point de vue topologique, son intervention se situe sur le lieu même où résident les personnes à soigner. Lorsqu’il est en action, il est au milieu d’eux, immergé, mais sans faire totalement partie de leur groupe. C’est une situation particulière. Et même s’il n’est pas totalement maître de son emploi du temps, il doit être d’une grande disponibilité. Il doit offrir du temps d’écoute. La seule légitimité de sa présence à cet endroit-là et à ce moment-là, c’est d’être au service des autres.

Nombre de personnes en détresse n’ont ni la capacité de comprendre leur situation ni celle d’assimiler ce que peut leur apporter une cellule médico-psychologique. Il faut savoir aller vers elles. Pour cela, le thérapeute se déplace dans le site, à pied, comme s’il se promenait, pour y croiser les gens, les saluer de quelques mots et aller de l’un à l’autre. Avec certains, la conversation s’établit sur des sujets triviaux au début, puis sur un sujet plus personnel. Alors il suspend sa promenade, se pose sur cette rencontre et offre de poursuivre la conversation sur un mode confidentiel. À l’écart de la foule, il propose un temps psychothérapeutique. Entre ces deux postures d’une offre de soin programmée et d’une offre de soin improvisée, le partage est très variable. Il dépend des circonstances, mais aussi du thérapeute, qui peut se sentir plus à l’aise dans l’un ou l’autre de ces types d’action.

  • La malédiction n’est pas la règle

Que sont-ils devenus ? Dans les deux cas détaillés plus haut, les soldats impliqués dans la mort de leur camarade eurent à répondre de leur responsabilité devant la justice. Pour les autres, les groupes se reconstituèrent ; les personnels manquants furent remplacés ; les missions prirent fin et d’autres suivirent. Comme dans des cas similaires auxquels j’ai été confronté en mission et comme dans ceux que j’ai eu à prendre en charge dans les hôpitaux des armées où j’ai servi, les militaires incriminés prirent plus ou moins rapidement le chemin de l’exclusion. Mais cette malédiction peut être corrigée. Voici une troisième histoire qui inspire notre confiance en la capacité de l’institution militaire à offrir un terrain de résilience dans de telles situations.

En mission sur un site où un homme avait malencontreusement tué un frère d’armes, j’ai vécu une expérience inattendue autant que lumineuse. J’étais au réfectoire – le repas partagé est un temps informel de travail. Je déjeunais avec l’un des groupes que j’accompagnais depuis trois jours dans le deuil de leur camarade. Vint à nous un officier qui demanda à me parler. Il me confia qu’il avait, quelques années auparavant, été responsable d’un accident de vol qui avait entraîné la mort de son chef de patrouille. Sa carrière en avait été affectée, mais il était resté dans l’institution militaire. Il me demanda s’il pouvait aller parler au jeune militaire du rang qui venait de se rendre responsable de la mort de l’un de ses camarades. Sa disponibilité pour aider le malheureux fut une surprise. J’observais sa capacité à lui parler avec des mots simples de ce que furent son accident, son désarroi, les phases de l’enquête, les instances institutionnelles devant lesquelles il eut à répondre de sa responsabilité, l’attente des décisions qui pouvaient le frapper d’une exclusion, son parcours de réhabilitation. Il offrit non seulement de parler à celui qui était isolé, mais aussi de témoigner devant le groupe entier qui avait souhaité l’écouter. Sa contribution fut une aide précieuse. Il fut discret sur cette initiative prise à titre personnel. Elle prit cette forme simple parce que nous étions en opex avec des conditions de vie où chacun partageait la même rusticité. Les locaux étaient sommaires et exigus. Lui était en tenue de vol devant des militaires en tenue de combat. Les paroles de ce pilote eurent un effet apaisant sur le soldat affligé et sur son groupe. Peut-être aussi sur lui-même, puisqu’il put constater qu’il avait su offrir à d’autres un réconfort à partir de sa douloureuse expérience. Une histoire qui prouve qu’il n’y a pas de fatalité à ce que le malheur devienne une malédiction.

1 Victor Hugo, « La conscience », La Légende des siècles, 1859.

2 Patrick Clervoy, Traumatismes et Blessures psychiques, Paris, Lavoisier, 2016.

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