N°12 | Le corps guerrier

André Thiéblemont

Faire avec…

Certes, les combattants opèrent aujourd’hui dans des conditions qui sont sans commune mesure avec celles qu’ont connues les générations précédentes, même à une époque relativement récente1. Mais de leur point de vue, cette comparaison avec le passé n’a guère de sens ! C’est au regard de leur présent, de la vie policée et du confort auxquels ils sont accoutumés en temps normal qu’il faut apprécier les épreuves mentales et physiques qu’ils peuvent subir sur un champ de guerre.

Dans le cas français, l’organisation du soutien des formations en opération a fait des progrès considérables, particulièrement depuis le milieu des années 1990. Pourtant, des combattants peuvent se trouver encore dans un grand dénuement. Il suffit qu’ils soient en position avancée : arrivés les premiers sur un théâtre d’opérations ou devant tenir plus ou moins durablement un poste isolé. Cet article évoque les rigueurs climatiques qu’ils peuvent endurer dans de telles situations et insiste sur les ingéniosités d’une petite économie combattante qui parvient à tirer de la rareté un relatif confort et surtout, du réconfort2.

  • Pluie, froid, neige et vent !

Comme les paysans, les combattants sont plus souvent dehors que dedans : leur adversaire naturel, c’est le mauvais temps. C’était vrai hier. Décrivant ce qu’endurèrent les poilus, Évelyne Desbois note avec humour : « La guerre fraîche et joyeuse dit-on ; elle est d’autant moins joyeuse qu’elle est plus fraîche3. » Le constat vaut pour aujourd’hui, d’autant que n’étant plus accoutumés à la rudesse de la vie paysanne, les soldats français sont beaucoup plus éprouvés par les intempéries que ne l’étaient leurs anciens. En outre, il leur arrive maintenant d’opérer sous des climats particulièrement rigoureux auxquels leur entraînement peut difficilement les accoutumer.

Automne 1990 à la frontière irako-saoudienne où stationne la division Daguet4, à la mi-octobre, la température est de 41 °C à l’ombre ! Une tempête de sable se lève : « On ne voit rien à trente mètres. […] En deux secondes, tout se soulève et tout s’écroule », écrit l’adjudant Se. Quinze jours plus tard, une pluie glacée tombe sur les campements et la température est de -10 °C durant la nuit. C’est un tel climat aux alternances météorologiques brutales que les soldats français de la Force de protection des Nations Unies (forpronu) retrouvèrent dans les Balkans quelques années plus tard. Dans la poche de Bihac, durant les étés 1993 et 1994, les températures atteignaient 45 °C à l’ombre : « Sous le soleil, avec une température de 40 °C, l’odeur [des cadavres] est atroce », écrit le major Re. Et soudain, le déluge : les ouvertures de piste sous une pluie torrentielle et les positions recouvertes de vingt à trente centimètres d’eau ! Mais là-bas, en Bosnie, au bord de l’Adriatique comme sur le plateau continental, ce fut surtout le froid fréquemment durci par des vents soufflant à plus de cent vingt kilomètres / heure qui éprouva les Casques bleus.

En octobre 1994, au sommet des monts Igman qui surplombent Sarajevo au sud, voici les appelés volontaires du 7e bataillon de chasseurs alpins au milieu des violents combats que se livrent les belligérants. Sous la violence du vent, des tentes s’envolent. La pluie s’en mêle : « La boue, la boue et encore la boue ! » Le froid et la neige tombent sur la zone le 7 octobre. Le blizzard n’arrange rien. « J’ai passé une nuit très galère de garde dans le vab (véhicule de l’avant blindé), écrit le sergent Eu. […] La température est descendue à -17 °C pendant la nuit. […] Le vent était si fort que le Vab semblait tanguer sur une mer agitée. » La nuit, sous l’abri précaire de huttes de berger ou de tentes dont les pans sont déchirés par le vent, les chasseurs tentent de dormir par des températures avoisinant -10 °C. À la fin du mois d’octobre, le vent atteint la vitesse de cent cinquante kilomètres / heure au sommet du Bjelasnica, à deux mille mètres d’altitude : « Il est sûr qu’avec une veste large et en écartant les bras, on peut s’envoler ! », écrit le caporal Rei. L’hiver venu, l’enneigement est maximum. Le blizzard forme des congères de trois mètres de haut qui barrent les itinéraires. Une pluie glacée transforme la neige en énormes blocs de glace.

Faute d’une motorisation adaptée à cet enneigement, le ravitaillement et les relèves de certains postes isolés s’effectuent à skis ou en peau de phoque. Le sergent Eu livre l’émouvante image d’une colonne de chasseurs grimpant lourdement vers le sommet du Bjelasnica, portant à dos nourriture, eau, fuel et batteries de transmission. S’y ajoutent les quatorze kilos du gilet pare-balles. « Le sergent porte dans son sac une batterie de trente-cinq kilos, je ne sais pas comment il fait ! Le vent glacé s’acharne à plus de cent trente kilomètres / heure. […] Ne pas s’envoler… Je suis vraiment crevé, épuisé… enfin les derniers mètres. Frigorifiée, la sentinelle est obligée de s’attacher pour ne pas tomber du bâtiment. » À la fin du mois de mars 1995, une scène identique se déroule plus bas, sur la position de Krupac, où « les températures avoisinent les 15 °C en dessous de zéro la nuit ». Les cavaliers du lieutenant U, privés de leurs équipements de grand froid bloqués à Zagreb, effectuent la relève de l’un des postes de cette position : deux kilomètres et trois cents mètres de dénivelé à grimper et descendre plusieurs fois dans quarante centimètres de neige, sans raquettes ni peaux phoque, pour porter là-haut paquetages, réserves de nourriture, d’eau potable, de gasoil.

Lorsqu’il s’agit d’affronter de telles épreuves climatiques sans équipements adaptés, les combattants n’ont guère de solutions. Ici, on subit et à la longue on s’endurcit. Ainsi du caporal Rei, appelé volontaire passé sans transition des douceurs automnales du Bas-Dauphiné aux fureurs des hommes et du vent sur les monts Igman. Ses notes quotidiennes rendent compte d’un véritable chemin initiatique5. En octobre 1994, sur le sommet du Bjelasnica, subissant le froid, traumatisé par le spectacle de soldats qui se font tuer « pour un petit bout de terrain », par les coups de mortier, les rafales de vent ou de mitrailleuses, il « est nase de nase », « les nerfs à vif », « brisé ». Puis, début novembre, il écrit : « La preuve de mon blindage : vingt-quatre heures sans sommeil avec dix heures de sommeil en deux nuits, tenue tee-shirt et veste de treillis à l’intérieur du vab, véritable frigo avec -5 °C à l’extérieur. » Ailleurs, on se retourne vers la famille ou on s’adresse directement à un fournisseur pour, dans un cas comme dans l’autre, se faire livrer par colis ce que l’organisation militaire n’a pas en stock ou ne parvient pas à acheminer. Dans le Golfe, en octobre 1990, l’adjudant Se commande au Vieux Campeur les effets dont les hommes de sa section ont besoin : bonnets de sable, duvets grand froid, vêtements en Goretex. Le Goretex ! Miracle technologique d’un textile qui protège du froid tout en évacuant la transpiration ! En Bosnie, les troupes françaises n’en étaient pas encore équipées à la différence des troupes britanniques qu’elles côtoyaient6 !

  • Carences logistiques et petite entreprise combattante

On le voit à ces quelques notations : la logistique de l’avant a des carences ! Peut-il en être autrement ? A toute époque, la conception puis l’acquisition ou la fabrication des produits estimés indispensables à la subsistance des combattants sont soumises à de nombreuses contingences7. À ces carences structurelles se combinent aujourd’hui les innovations accélérées du progrès technique qui suscitent sans cesse chez les combattants de nouveaux besoins, lesquels varient en outre selon les théâtres d’opérations, selon les types d’engagement… De la sorte, l’organisation des soutiens des combattants devient un tonneau des Danaïdes : plus elle se perfectionne, plus elle répond aux évolutions et aux variations des besoins, plus elle sécrète de nouvelles exigences et plus la moindre de ses carences appelle de nouveaux perfectionnements. Quant à la logistique militaire – qui mobilise et achemine les subsistances estimées nécessaires pour un théâtre d’opérations donné –, elle reste sujette à toutes sortes d’imperfections et de contraintes8. Aucune logistique, aussi sophistiquée soit-elle, ne peut irriguer uniformément un théâtre d’opérations. Les biens et services qu’elle achemine sont distribués inégalement dans le temps et dans l’espace : les premiers arrivés sont plus démunis que ceux qui les relèvent – la logistique pouvant difficilement précéder les combattants –, et en raison de l’absence de fluidité des trafics ou de la rigidité de certains équipements collectifs, l’avant est souvent dépourvu alors que l’arrière est pourvu.

Ces carences de la logistique sont normales. Là où de petits chefs ont de l’ancienneté et de l’expérience, on sait qu’il faut savoir « faire avec » : la « démerde », la « débrouille » ou la « bidouille » y sont considérées comme des figures imposées ! Le plus souvent, cela se traduit par des initiatives circonstancielles de chefs, de petits chefs ou de simples combattants. Mais lorsque la mission contraint à devoir durablement subsister dans la rareté, alors s’organise progressivement une « petite entreprise » aux bricolages souvent talentueux. Il y faut un patron, petit chef ingénieux sachant mobiliser autour de lui tout ce qui peut servir le collectif. Il y faut quelques talents, essentiellement ceux du braconnage et de la vie campagnarde, de la ferraille, du bâtiment et du bricolage, ceux du troc et du don de services qui appelle du contre-don, ceux de la cuisine de grand-maman… Cette économie combattante n’a pas qu’une fonction pratique : elle crée des joies au quotidien, elle noue des solidarités, des fiertés et des identités et met ainsi de l’huile dans les rouages. En cela, elle est souvent l’une des sources discrètes de bien des prouesses.

  • Quand le bâtiment va, tout va !

Le combattant passe parfois plus de temps à bâtir qu’à combattre9 ! En Algérie, « pitonnant » au-dessus d’un douar, combien d’appelés durent eux-mêmes construire leur poste, monter des fortifications de pierre sèche et des murs faits de blocs de « toube » ? Aujourd’hui, le cas est moins fréquent, mais il arrive encore que le combattant doive se bâtir un « chez soi ».

Lorsqu’il s’agit d’ouvrir un théâtre d’opérations dans un pays déstructuré et ravagé par la guerre ou d’occuper en premier une position avancée, les bataillons, leurs unités (compagnies, escadrons, batteries) et petites unités (sections, groupes) sont un peu à l’image de bandes de vagabonds squattant des lieux à l’abandon : friches industrielles, cimetières, immeubles, fermes, masures, auberges ou motels bombardés, incendiés, pillés ; édifices autrefois somptueux et aujourd’hui délabrés, explosés mais témoignant d’un âge d’or (station thermale du Bokhor au Cambodge, installations olympiques de Sarajevo et des monts Igman).

Parfois, pour les éléments les plus avancés, c’est tout simplement la rase ville, la rase campagne ou la rase forêt. C’est un cas extrême ! La toile de tente individuelle n’ayant alors que de faibles vertus, il leur faut trouver ou se construire un abri de fortune : hutte de berger, cabane de forestier, « gourbi » hâtivement bâti à l’aide de bâches, de planches et de tôles récupérées dans le voisinage. En Croatie, un groupe de combat de la forpronu qui assurait la protection d’un relais de transmission passa ainsi l’hiver 1992-1993 en pleine forêt dans un gourbi en tôles : « La nuit, les loups s’approchaient des barbelés, attirés par les restes. » En septembre 1993, sur les monts Igman, les premières grosses pluies eurent vite raison des cabanes précaires que le groupe de spahis du caporal-chef T avait édifiées : « En regardant les dégâts – écrit celui-ci –, je me dis que les choses n’ont pas beaucoup évolué depuis 1914-1918, pluie, boue, froid. » Mais pourvu qu’il y ait quatre murs, que le stationnement soit durable et que la situation tactique s’y prête, la petite entreprise combattante se mettra en branle. Nécessité oblige ! Comme dans le bâtiment, la mise « hors d’eau » est le premier souci. Avec ou sans compétences, on charpente et on couvre, on maçonne et on bouche des ouvertures.

Novembre 2004 en Côte d’Ivoire ! Un escadron du régiment d’infanterie et de chars de marine (ricm) stationne sur le camp militaire de Lomonor, situé à deux cents kilomètres au nord d’Abidjan. Le camp est en ruine. Tout a été détruit, pillé, incendié ! Deux orages torrentiels ont noyé les dotations de ration et avec la saison des pluies, il devient urgent de mettre hors d’eau les installations. Le génie a promis du matériel, mais rien ne vient. On en récupère et on en achète dans le village voisin grâce aux subsides du régiment. Et tout est reconstruit avec les seules compétences existantes dans un escadron de combat, jusqu’au circuit électrique. « Il y avait trois cabos [caporaux] chefs un peu démerdards. […] Il y en avait un qui avait amené sa caisse à outil et en avant quoi ! […] L’un d’entre eux était mécano… Lui, il nous a refait l’électricité, parce qu’il fallait tout réparer, tout avait été piqué… Il a rebricolé les douches. […] Il a fallu qu’on se démerde quoi10 ! »

Le couvert étant assuré, on passe à l’aménagement des intérieurs. En poste isolé, la priorité, c’est la cuisine ! La récupération d’un poêle à bois et de quelques planches y suffira. Viennent ensuite les sanitaires. Là où il n’y a pas de latrines, des cabinets chimiques seront parfois installés mais pas toujours : il faut alors creuser des feuillées, comme les anciens11. Le combattant moderne a aujourd’hui des exigences d’hygiène : s’il n’a pas procédé quotidiennement à de grandes ablutions, il sent qu’il sent mauvais ! Dans les postes isolés, le bricolage d’une douche s’impose12. Le plus souvent, un fût de gasoil monté sur pilotis et une pomme d’arrosoir font l’affaire. Mais en cas de basses températures, certains s’inspirent de la bouilloire électrique ! Le courant électrique peut être fourni par un groupe électrogène. À défaut, on répare un circuit existant ou on bidouille un branchement sur une ligne locale. Après, il suffit de récupérer une résistance de machine à laver dans un voisinage dévasté, de la brancher et de la plonger dans la cuve ! Le système réclame quelques précautions : il faut couper le courant avant de prendre la douche et surtout le camoufler aux yeux de l’autorité venue de l’arrière inspecter l’avant !

Encore faut-il disposer de l’eau en relative abondance. Nous touchons par là à un défi auquel doit répondre la manœuvre logistique sur les théâtres d’opérations contemporains. Les besoins qualitatifs et quantitatifs du corps combattant en eau ont considérablement augmenté, alors que les armées en opérations sont de plus en plus confrontées à la raréfaction ou à la nocivité de ressources locales en raison de diverses natures de pollution ou de destructions consécutives à la guerre. Plus particulièrement, l’application des normes de potabilité nécessite aujourd’hui un acheminement périodique vers les bataillons d’une eau de boisson embouteillée ou empaquetée : à raison de besoins variant de deux à cinq litres par homme et par jour, voire plus en fonction des zones géographiques, des températures ou des activités, on peut imaginer le flux logistique que cela implique et la vulnérabilité du corps combattant qui peut en résulter13.

  • De l’extra ordinaire au « repas maison »

Dans le domaine alimentaire, la petite entreprise combattante est prestataire de services : elle améliore l’ordinaire14. Ce terme du langage militaire désigne à la fois les aliments préparés ou non servis aux combattants ou livrés aux unités (repas, vivres frais, rations de combat), le lieu où la troupe prend ses repas (« manger à l’ordinaire ») et les dispositifs collectifs d’approvisionnement et de cuisson des repas (l’« officier d’ordinaire »).

Les normes réglementées d’organisation des ordinaires reposent sur une centralisation des approvisionnements au niveau du bataillon et sur l’existence d’un point de cuisson par implantation : bases de bataillon ou bases d’unité. Dans ce dernier cas, les unités s’approvisionnent au bataillon et, le cas échéant, elles distribuent vers leurs postes isolés vivres frais, rations de combat ou repas chauds. Les variations et les transgressions de ces normes sont d’une grande diversité. Mais partout s’observe une tendance générale aux motifs variés : la recherche d’une alimentation extra ordinaire jusqu’à la confection de « repas maison ».

Le cas le plus courant est celui de petites unités en poste isolé. Durablement stationnées loin d’un service de restauration de bataillon ou d’unité, elles en reçoivent des vivres frais sans pour autant avoir les moyens matériels et humains de cuisiner. Elles doivent « faire avec » : aménager un point de cuisson et s’organiser pour préparer les repas. Ici, chaque combattant prend son tour de cuisine, ce qui donne parfois lieu à des désastres ! Ailleurs, c’est un volontaire qui fait office de cuisinier, bien souvent un Antillais ou un Réunionnais aux savoureuses initiatives : gâteaux confectionnés avec du pain de guerre, brochettes de moineaux ou pâté de pigeon aux cèpes15. Le fin du fin, c’est le « repas maison » exploitant des ressources peu ordinaires : légumes rapinés dans les jardins abandonnés, offrandes de paysannes dont les hommes sont à la guerre, produits de la pêche, du braconnage, de la cueillette, de trocs (la ration de combat ou le litre de gasoil constituant des unités monétaires fortement évaluées dans une région dévastée par la guerre), produits de colis venant enfin de la parentèle et racontant le pays. Toutefois, cette cuisine en poste isolé n’a pas la sérénité de la cuisine familiale. Explosions d’obus ou staccatos d’une mitrailleuse peuvent troubler sa tranquillité, et soudain, c’est l’alerte rouge, le départ inattendu en patrouille ! Il faut renoncer à l’omelette aux cèpes qui déjà frissonne dans la poêle : les rations de combat s’y substitueront.

L’extra ordinaire est aussi recherché par de petites unités en base ou en mouvement qui sont normalement servies ou livrées en repas chauds par leur bataillon ou par leur unité. Il suffit que ces repas soient jugés insuffisants en quantité ou en qualité, que les cuisines ou le self-service soient trop éloignés ou qu’un chef de section estime préférable que les siens s’attablent dans une ambiance « maison ». Ayant aménagé un point de cuisson sauvage avec les moyens du bord, on commence par exploiter des opportunités d’approvisionnements hors de l’ordinaire (colis, occasions de troc…) ou par accommoder des boîtes de rations. La fonction créant l’organe et pour peu que quelques talents se soient révélés, la petite unité en vient à organiser sa restauration autour de son point de cuisson. On se retrouve alors dans le cas de figure précédent.

De la sorte, alors que les services de restauration de bataillon peinent à servir des repas qui répondent aux besoins caloriques ou aux goûts du soldat – en raison notamment de ruptures d’approvisionnements –, certaines tablées de petites unités en poste isolé, en base et même en mouvement offrent des mets dignes d’une gargote auvergnate ou périgourdine : soupe à l’oignon, quiche lorraine, omelette aux cèpes, confit de canard aux pommes de terre, gigot de mouton et flageolets, poulet aux lardons, corbeaux à la broche, pâté de pigeon, brochettes de moineau, truite meunière, crêpes, îles flottantes…

Bien plus, le soldat français étant bien français, il apprécie pain frais et viennoiseries au petit matin. Or, là où l’intervention protège l’humanitaire, les sacs de farine ne manquent pas. Ça et là, une fois reconnu dans les rangs un talent de boulanger, des fours à pain se bâtissent clandestinement et l’aube pointant, voilà pain frais, croissants ou brioches livrés aux combattants !

  • Apprentissage de la solidarité

Il serait réducteur de considérer de telles pratiques sous leur seul angle alimentaire. Dans le groupe de combat, dans la section ou dans le peloton comme dans la famille étendue, le « manger » remplit une fonction sociale16 : son caractère extra ordinaire solidifie le corps combattant, participe à sa sociabilité, à son identification, à sa différenciation, à des prestations d’échange. Consciemment ou non, c’est de cela qu’il s’agit lorsque, pénurie ou non, en poste isolé, en base ou en mouvement, des petits chefs tentent d’enrichir les prestations standardisées et déritualisées d’un ordinaire de bataillon et d’y substituer un « entre soi » convivial.

À la limite, qu’importe ce qu’il y a dans l’assiette si cela donne lieu à des récits ou à quelques pintes de rires, cet ingrédient dont le combattant ne cesse d’assaisonner son quotidien ! Là-bas, dans le Golfe, durant l’automne 1990, les frites « maison » dont se régalent les artilleurs de la section de l’adjudant Se étaient d’autant plus savoureuses que le cuisinier n’avait rien d’autre qu’une pioche pour les tourner : « L’huile bouillante à 200 °C, ça désinfecte ! » La prouesse culinaire de l’unité ou de la petite unité va parfois de pair avec sa prouesse combattante. Sa geste nourricière à laquelle chacun peut avoir l’occasion de contribuer peut donner à ses membres un sentiment de différence et de fierté collective. En opération, on se reçoit et on y reçoit. S’y vérifie le vieil adage : « Qui reçoit, reçoit ! » La table d’une petite unité qui, dans la rareté, offre à ses hôtes soupe à l’oignon, œufs en neige ou un alcool à base de fruits infusés lui vaut une réputation dont chacun peut se réclamer et, le cas échéant, elle lui procure des contre-dons de produits et de services qui enrichiront son quotidien.

Plus généralement, qu’il s’agisse du couvert ou du vivre, cette petite économie combattante débrouillarde constitue un apprentissage de cette solidarité que le combat nécessite17. Hors de la routine, l’œuvre à réaliser mobilise ; elle révèle disponibilités et talents. S’y exprime ce qui ne se perçoit pas en temps ordinaire. Chacun apporte sa pierre à l’édifice, ne serait-ce que prendre un tour de garde à la place du maçon, de l’électricien ou du cuisinier de fortune. Au final, chacun y trouve son compte. Une fois réalisée, l’œuvre est emblématique : elle signale un style qui démarque l’unité et la petite unité de ses voisines.

Ce sujet qui n’est ici qu’effleuré mériterait plus d’attention. Car cette économie du « faire avec » constitue une prévention contre la fragilité des organisations de soutien aux combattants de plus en plus complexes et sophistiquées. Cuirassé, bardé d’appareils issus de la haute technologie et soutenu par des chaînes logistiques de plus en plus lourdes, le corps combattant risque d’être vulnérable si ses rangs sont privés de ces petits cadres ingénieux et de ces talents capables de réagir à des situations de rareté. Sur le champ de guerre, dans le futur comme par le passé, la technique et l’organisation militaire auront leurs défaillances. D’inévitables impondérables mettront toujours des combattants en situation de dénuement. Autant anticiper les accoutumances qui seront alors nécessaires. 

1 Sur les conditions de vie des combattants en Algérie, voir notamment Jean-Charles Jauffret, Soldats en Algérie 1954-1962 (Paris, Autrement, 2000, pp. 218-219) et Jean-Pierre Vittori, Nous, les appelés d’Algérie (Paris, Stock, 1977, pp. 67-89). Des soldats français ont pu mourir de froid en Algérie faute d’équipements adaptés : dans ses carnets de route de lieutenant, le général Jean Salvan relate une opération dans l’Atlas blidéen en janvier 1958 au cours de laquelle une tornade de neige provoqua trois morts et « une trentaine de bronchites ou de congestions pulmonaires » dans les rangs de son régiment (Jean Salvan, Les Carnets de route d’un jeune lieutenant, Archives du shat Fonds privés).

2 L’article est tiré en grande partie de André Thiéblemont, Expériences opérationnelles dans l’armée de Terre-Unités de combat en Bosnie (1992-1995), Paris, Les Documents du c2sd n° 42, novembre 2001, 3 tomes.

3 Évelyne Desbois, « La Sentinelle avancée », Autrement-Odeurs, septembre 1987, pp. 45-50, p. 46.

4 Pour ce qui suit, voir André Thiéblemont, op. cit., tome II, pp. 19-28. Le nom des militaires dont les écrits ou les paroles furent cités dans cet ouvrage était codé. Ce codage est conservé ici.

5 Cf. André Thiéblemont, op. cit., tome II, pp. 95-98.

6 Ce qui fit l’objet d’une caricature réalisée par un légionnaire du 2e régiment étranger d’infanterie représentant un légionnaire frigorifié, la mine défaite, s’adressant à un soldat britannique chaudement couvert et réjoui : « Nous avons les traditions » déclare le légionnaire ; « Et nous les Goretex », lui répond le Britannique ! Dans André Thiéblemont, op. cit., tome III, p. 29.

7 État des techniques et des produits accessibles sur le marché, ressources financières disponibles, mœurs de l’époque (si l’on pense à la question délicate que pose aujourd’hui la sexualité des combattants), capacités des diverses organisations militaires qui pourvoient aux subsistances des troupes en campagne (commissariat de l’armée de terre, service du matériel, génie, assistance sociale aux armées)…

8 Absence d’anticipation, appréciation superficielle du terrain d’engagement et de ses contraintes, règles bureaucratiques, insuffisance ou inadaptation des moyens de transport, relief et météorologie, situations tactiques inattendues faisant obstacles aux mouvements logistiques…

9 Ce qui suit est développé dans André Thiéblemont, op. cit., tome II, pp. 29-43.

10 D’après le journal de marche du lieutenant L et les entretiens réalisés le 18 août 2005 à Poitiers avec l’adjudant B et le sergent-chef H.

11 Il y a deux techniques. Pour un faible effectif et pour une courte durée de stationnement, on creuse des trous individuels cylindriques, étroits et profonds. Pour un plus gros effectif, une tranchée d’une dizaine de mètres de longueur est nécessaire – elle aussi étroite et profonde – sur laquelle seront posées des planches, deux à deux. Dans l’un ou l’autre cas, on recouvre l’excavation lorsqu’un certain niveau d’excréments est atteint.

12 Depuis la fin des années 1990, les unités en opérations extérieures disposent d’un ensemble de matériels de campagne ou « module 150 », dont des douches collectives. Cet ensemble adapté pour cent cinquante personnes comprend : une laverie, une douche de campagne, une roulante tractée, deux frigidaires de 1,5 m3, des cabines sanitaires, des bacs souples pour le stockage des eaux de lavage ou de cuisine, un lot de tentes collectives. Mais, sauf cas exceptionnel, ces matériels ne peuvent équiper les postes isolés à trop faible effectif.

13 Sur cette question, voir Sébastien Genin Lomier et al., « Approvisionnement en eau sur les théâtres d’opérations. Expérience au Kosovo », Médecine et armées, 2004, vol. 32, no 5, pp. 427-434 et André Thiéblemont, op. cit., tome II, pp. 60-73.

14 Le sujet est développé dans André Thiéblemont, op. cit. tome II, p. 44-59.

15 « Assembler quatre planches pour en faire un cadre. Avec du câble de téléphone de campagne grillager le cadre de façon à bâtir un piège qui s’abat sur les pigeons quand ils viennent picorer dessous. Plumer le pigeon ainsi capturé et le faire revenir avec des oignons. Faire revenir des cèpes à côté. Mettre le tout dans une cocotte minute de fortune : deux gamelles assemblées et soudées par un mélange de farine et d’eau pour assurer l’étanchéité. Mettre au feu. Quand ça saute, c’est cuit ! » (Extrait du carnet de route du lieutenant CR, cité par André Thiéblemont, op. cit., tome II, p. 52).

16 Cf. Claude Rivière, Les Rites profanes, Paris, puf, 1999, pp. 189-218.

17 Cette capacité à faire beaucoup avec pas grand-chose s’applique aussi au « bidouillage » des moyens d’une mission lorsque ceux-ci sont inadaptés ou font défaut. Voir André Thiéblemont, « Unités de combat en Bosnie (1992-1995) : la tactique destructurée, la débrouille, le ludique », Les champs de Mars n° 12, II/2002, pp. 87-123.

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