L’album des 20 ans

Patrick Clervoy

Anecdotes et contre-pieds

L’aventure a démarré en 2007. Ce fut un improbable enchaînement de coïncidences. Un ami neurologue voisin de bureau à l’hôpital du Val-de-Grâce, le médecin en chef Frédéric Flocard, avait été contacté par un camarade de l’ihedn qui, me dit-il, cherchait pour une revue de l’armée de terre un psychiatre militaire susceptible de rédiger un article sur le moral dans les forces. Il pensa à moi. J’acceptai et je suis alors entré en contact avec Line Sourbier-Pinter. Son accueil fut autoritaire. Il me parut qu’elle gouvernait la revue avec fermeté. À la même période, je participais à un groupe de travail de l’otan sur le soutien psychologique des forces. Mes homologues hollandais et canadiens nous avaient fait découvrir les travaux récents d’un psychologue américain sur les circonstances produisant la perte du sens moral. Enfin, je rentrais d’un séminaire sur le stress en opération, qui s’était tenu à Louisville dans le Kentucky. J’avais été impressionné par le témoignage d’un officier revenu d’Irak où il avait participé à l’enquête sur le scandale de la prison d’Abu-Ghraïb. Le sujet me sembla trouvé. Je soumis à la revue une analyse sur le décrochage du sens moral à partir de cette enquête. Au sein du comité de rédaction, des personnes remarquèrent ma contribution. Et bientôt on m’invita à rejoindre ce groupe qui voulait s’étoffer. Je fus d’emblée impressionné par la qualité intellectuelle des membres qui m’accueillirent. Les échanges étaient passionnants, marqués d’un constant respect et d’une franche camaraderie. Les réparties étaient souvent vives et lumineuses. Je me souviens d’un échange amusant lorsqu’en comité de rédaction fut abordé le thème de la mixité. L’un des membres, militaire en activité, déclara : « Dans l’armée, la femme est un homme comme les autres ! » À quoi une femme, je crois me souvenir qu’il s’agissait de Monique Castillo, lui répondit : « Je rappelle que dans l’armée un homme sur deux est une femme ! »

Trois membres en particulier m’impressionnèrent. Le premier d’entre eux fut le professeur Didier Sicard, dont je connaissais les travaux comme président du Comité consultatif national d’éthique. Je lui dois de m’avoir éclairé par cette définition simple : « L’éthique est l’art de poser des questions auxquelles la déontologie essaie ensuite d’apporter des réponses. » Je nouai des liens forts avec l’aumônier israélite des armées Haïm Korsia, qui nous éclairait régulièrement de la sagesse juive. J’avais déjà plusieurs fois observé le patriotisme des personnes de cette confession, notamment chez des vétérans de la Première Guerre mondiale, à l’exemple du docteur Eugène Minkowski, pionnier de la phénoménologie. Lorsque Haïm Korsia fut nommé Grand Rabbin de France, il m’invita dans son bureau et j’y découvris, encadrée, la Prière pour la République française avec en exergue une phrase du prophète Jérémie : « Recherchez la paix pour la ville où je vous ai exilés, priez en sa faveur, car votre paix dépend de la paix. » Au sein du comité de rédaction, je fis aussi la connaissance du général d’armée Jean-René Bachelet, à la personnalité impressionnante. Il maniait la langue française avec clarté et précision. Sa carrière avait été brillante. Il étayait ses points de vue avec des exemples tirés de sa riche expérience militaire, notamment celle de commandant des forces en ex-Yougoslavie. Je notai aussi son esprit de chasseur alpin. Je l’entends encore développer une idée en commençant par la phrase : « Je vais déculotter ma pensée… » Un jour, il nous raconta sa poignée de main avec Jean-Paul II. Le Saint-Père était arrivé à Paris par hélicoptère, et c’est lui qui l’avait accueilli à son atterrissage à l’École militaire. Lors des séances suivantes, chaque fois que je saluai le général, j’avais en tête que cette même main avait serré l’auguste dextre papale.

Mon activité commença au sein du comité et ma seconde contribution fut à l’occasion d’un colloque intitulé « L’armée laboratoire social ». Je terminai mon exposé en évoquant la mixité des forces et la gestion des comportements sexuels durant les opex. Je rappelai que le règlement voulait que les rapports sexuels fussent interdits, non seulement en service, mais d’une manière générale dans toutes les enceintes militaires, même hors service, et fis remarquer que cette disposition disciplinaire ne pouvait juguler l’instinct sexuel. Je donnai un argument chiffré : entre 2003 et 2004, sur le théâtre de guerre irakien, les médecins avaient eu à gérer soixante-dix-sept grossesses parmi les militaires de l’us Army. Le journaliste de Libération qui suivait ce colloque me qualifia de « poète » et sur son blog je lus un commentaire déplaisant qui disait que la médecine militaire était à la médecine ce que la musique militaire était à la musique… Je trouvai ma consolation au buffet qui fut offert ensuite. J’y rencontrai le général d’armée Bernard Thorette qui me fit des confidences sur les manœuvres qu’il dut opérer pour que la création de la revue Inflexions ne fût pas sabotée par des forces hostiles au sein même de l’institution. Il marqua sa surprise lorsque je rappelai à son souvenir des mots qu’il avait échangés avec moi vingt ans plus tôt, en pleine brousse, au bord d’une piste. J’étais alors tout jeune médecin sorti d’école d’application et lui chef du boi du 3e rima. Il m’avait dit, avant de quitter le camp de Bouar en Centre-Afrique : « Toubib, ne changez pas ! » Je n’avais pas oublié cette phrase et c’étaient peut-être ces mots qui m’avaient obscurément conduit à être choisi pour intégrer le comité de rédaction.

J’ai cherché ensuite, dans mes contributions successives, à conserver une perspective décalée dans l’analyse des thèmes abordés par la revue. Dans le numéro « Résister », je développai le sujet de l’entrée en dissidence avec le sujet brûlant de la guerre d’Algérie. Dans le numéro sur l’héroïsme, je parlai des malheurs des héros. Lorsqu’il fut évoqué la possibilité d’un numéro sur l’humour, j’eus le projet de traiter de celui, antimilitariste, de Cabu. Il avait autorisé la publication de certains de ses dessins réalisés pour moi dans ce numéro, mais estimant qu’un engagement verbal suffisait, il n’avait signé aucun document en ce sens et, malheureusement, à l’heure de la réalisation de cet opus sa voix s’était tue et les dessins ne purent être publiés. Le Grand Duduche a été empêché de mettre son insolence au service de la revue.

Inflexions fête donc ses vingt ans ! L’occasion pour moi d’exprimer ma gratitude au comité de rédaction de m’avoir accordé sa confiance pour coordonner le numéro « En revenir ! ». Je pus ainsi, comme en d’autres circonstances, ouvrir les pages de la revue à une dizaine de collaborateurs dont deux officiers des Forces royales marocaines. Avec le recul, et tout en observant les temps troublés de la période contemporaine, je juge que la revue a tenu son cap, celui qui fut défini dès sa création et qui marque son sous-titre : « Pouvoir dire. »

Faire mourir une part de sa vé... | H. Korsia
E. Rioux | Quelle aventure !